Introduction à l’hébreu biblique et au livre de la Genèse

Biblia Hebraica Stuttgartensia, p.1 (Genèse 1,1-16)

Ci-dessus, la première page de la Bible hébraïque, telle qu’elle se présente dans de la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS), qui reproduit sous forme dactylographiée le codex manuscrit de Léningrad B19A (Codex leningradensis), considéré à l’époque de la publication de la BHS en 1967, 1977 puis 1987, comme « le plus ancien manuscrit daté de la bible hébraïque complète » (BHS 1987, page XIX).

On trouve sur cette page, autour du texte hébreu qui se lit de droite à gauche et de haut en bas, une édition de la massorah, à gauche du texte et en dessous, qui est un ensemble de commentaires techniques ajoutés par la massorètes (voir plus bas), qui comprennent avant tout le nombre d’occurrences des mots, leurs formes grammaticales et orthographiques, ainsi que des propositions de lecture différente (qere), lorsque le texte biblique n’est pas clair (ketib).

En bas de page, verset par verset, un apparat critique répertorie les variantes textuelles, sous une forme codifiée (un index précise les abréviations utilisées), telles qu’on les trouve dans de nombreux autres manuscrits de la Bible hébraïque (souvent incomplets) et chez certains commentateurs anciens du texte biblique.

Exemple : Après le premier mot de la Bible, en Genèse 1,1, un a en exposant renvoie à la note de bas de page indiquant deux traductions grecques particulières de ce mot, l’une par Origène (Orig), et l’autre par une source samaritaine précisée dans l’index (Samar). Ces notes complexes sont avant tout destinées aux spécialistes de l’histoire du texte hébreu. Elles montrent que les manuscrits comprennent de nombreuses variantes de détail. Certaines variantes sont dues à des erreurs de copie, d’autres remontent à d’anciennes versions légèrement différentes du texte.

« Le Codex de Léningrad (Codex Leningradensis), daté en 1008 de notre ère, est la plus ancienne copie du texte massorétique de la Bible hébraïque subsistant dans son entièreté. Il a, selon son colophon, été écrit sur base du Codex d’Alep, rédigé quelques décennies plus tôt, mais dont certaines pièces ont été endommagées ou manquent depuis 1947. Le Codex de Léningrad a servi de base à la Biblia hebraica en 1937 et à la Biblia Hebraica Stuttgartensia en 1977, qui en sont une transcription presque exacte » Wikipedia.

Un ouvrage est actuellement en parution chez Labor et Fides à propos de la transition verse une nouvelle édition « officielle » de la Bible hébraïque : Innocent Himbaza, Manuel de la Bible hébraïque, Genève, Labor et Fides, 2023. Extrait de la présentation : « Par des explications historiques, la discussion des choix éditoriaux et l’explication des termes utilisés dans les éditions de la Biblia Hebraica, le Manuel accompagne la transition entre deux éditions de la Bible hébraïque aux approches un peu différentes: la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS) et la Biblia Hebraica Quinta (BHQ). Le Manuel explique les particularités de chaque édition et met en évidence les nouveautés de la BHQ par rapport à la BHS ».

Table des matières et bibliographie

A mes collègues : Cette petite formation condensée, présentée initialement à la paroisse réformée de Rondchâtel, dans le Jura bernois, en Suisse, le 5 mai 2023, peut servir de trame à un partage biblique d’une soirée ou d’une journée en paroisse. Les documents de travail sont téléchargeables directement depuis cette page, qui peut servir de support à l’exposé.

L’étude traverse plusieurs champs qui en resserrent progressivement la visée : L’histoire des peuples, l’histoire des langues et de l’écriture, l’histoire de la langue et de l’écriture hébraïque, enfin l’étude du texte hébreu et de la théologie du livre de la Genèse.

Partie 1 : Histoire de l’écriture des langues afro-asiatiques
Partie 2 : Histoire de l’hébreu biblique et de son écriture
Partie 3 : Le premier mot du livre de la Genèse – Etude de cas
Partie 4 : Les noms divins
Partie 5 : Les textes élohistes et yahvistes
Partie 6 : Etude comparative de trois textes parallèles du livre de la Genèse
Partie 7 : La psychologie et la religiosité des patriarches
Partie 8 : Femmes et enfants dans le livre de la Genèse
Partie 9 : Structure et théologie du livre de la Genèse
Partie 10 : Retrouver une distance appropriée dans notre approche du texte biblique

L’ensemble des données de cette page web provient principalement des ouvrages suivants, cités par la suite seulement par le nom de leurs auteurs :
Jean Sellier, Une histoire des langues et des peuples qui les parlent, Paris, Editions La Découverte, 2020.
Pierre Grandet et Bernard Mathieu, Cours d’égyptien hiéroglyphique, Paris, éditions Khéops, 2003.
Jan P. Lettinga, Grammaire de l’hébreu biblique, Traduction du néerlandais par Annie et Antoon Schoors, Leiden, E. J. Brill, 1980.
Ph. Sander et I. Trenel, Dictionnaire Hébreu-Français, Genève, Slatkine Reprints, 1987.
Biblia Hebraica Stuttgartensia, R. Kittel, 19873.
Ancien Testament interlinéaire hébreu-français, Société biblique française, 2007.
Ouvrage collectif de Thomas Römer et al., Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2009.

Site rassemblant grammaires, dictionnaires, lexiques, claviers, etc. hébraïques en ligne.

1. Histoire de l’écriture des langues afro-asiatiques

Les familles linguistiques selon « La table des peuples » de Genèse 10

Le chapitre 10 de la Genèse, qui présente la généalogie des trois fils de Noé, est appelé la table des peuples, car les noms des descendants de trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, correspondent en fait à une liste des peuples tels qu’ils se présentaient à l’époque Perse (VIe – IVe siècle avant J.-C.), répartis en trois grands groupes de peuples : Sem pour les peuples sémites (Moyen-Orient), Cham pour les peuples d’Afrique du Nord, et Japhet pour les peuples indo-européens (et leurs langues). Cette table des peuples ne correspond donc pas à la situation politique au deuxième millénaire av. J.-C., époque suggérée par le récit lui-même, mais à une situation du premier millénaire avant J.-C.. Cette table n’est pas dénuée d’intérêt historique, et la répartition en trois types de langues et de cultures qu’elle propose est encore en partie reconnue historiquement.

Les langues afro-asiatiques

Le groupe des langues afro-asiatiques (parfois appelé chamito-sémitiques en référence aux deux fils de Noé, Cham et Sem, ancêtres, selon la Bible, des Africains et des Sémites), est traditionnellement classé en trois groupes (Grandet-Mathieu, p.6) :
– Les langues sémitiques (sumérien, akkadien, babylonien, assyrien, amorite, ougaritique, cananéen, moabite, arabe, araméen, hébreu, phénicien, etc.).
– L’égyptien ancien.
– Les langues chamitiques africaines (berbère, touareg et langues d’Afrique orientale).
Cette classification varie considérablement d’un auteur à l’autre (voir Lettinga, p.1-3), tant les liens entre ces diverses langues sont multiples et complexes. Les origines de l’hébreu biblique et son évolution s’inscrivent dans le cadre du développement de ces langues afro-asiatiques.

Les langues afro-asiatiques et leurs écritures partagent plusieurs caractéristiques communes : La racine des mots, qui donne leurs sens aux groupes de mots apparentés (exemple en français : livre, librairie, bibliothèque, Bible, lettre, etc.) est la plupart du temps composée de trois consonnes (racine consonantique trilitère). Pour cette raison, les alphabets égyptien et hébreu, par exemple, ne comprennent pas les voyelles. Les voyelles, seulement prononcées, « donnent un sens plus précis à la signification générale de la racine » (Lettinga, p.1). Par ailleurs, la structure des verbes des langues sémitiques est également très différente de celle de nos langues indo-européennes ; et les phrases sont la plupart du temps juxtaposées, et non pas coordonnées ou subordonnées comme dans nos langues indo-européennes.

L’écriture des langues afro-asiatiques

En Mésopotamie (Irak et Syrie actuels), l’écriture cunéiforme (c’est-à-dire en forme de coins, ressemblant à des petits clous) s’est développée chez les Sumériens vers 3000 av. J.-C. (selon Sellier, p.72), et a été reprise par les assyriens et les babyloniens. En Egypte, « l’apparition de l’écriture hiéroglyphique est le résultat d’une longue évolution à partir de hiéroglyphes archaïques très simples, datant de la fin de l’époque prédynastique (vers 3300) av. J.-C. » (Grandet-Mathieu, p.13). Etymologiquement, hiéroglyphe signifie écriture sacrée (en grec : hieros signifie sacré et le verbe gluphein signifie graver).

Une évolution générale s’est manifestée dans chaque forme d’écriture de ces langues : A partir de signes représentant ce qu’ils signifient sous forme imagée (idéogrammes : par exemple dessiner une petite otarie pour écrire otarie), on a commencé à utiliser ces signes pour désigner différents sons (par exemple, le dessin stylisé de la petite otarie, en français, aurait servi à représenter le son de la voyelle o, ou encore, les sons ot ou ota). A partir d’un très grand nombre de signes nécessaires pour représenter chaque objet et chaque idée (idéogrammes), on a ainsi inventé des formes d’écriture comportant un nombre limité de signes représentant des sons (phonogrammes). Ces phonogrammes (nos lettres a, b, c, …) ont conduit à l’invention de l’écriture alphabétique.
– L’écriture cunéiforme a évolué de l’idéogramme au phonogramme en deux millénaires.
– L’écriture hiéroglyphique manifeste un état intermédiaire entre l’écriture symbolique et alphabétique, et comporte donc un très grand nombre de signes (plus de mille).
– L‘hébreu biblique est doté d’une écriture entièrement phonétique et alphabétique.

On notera dans les tabelles ci-dessous que certaines lettres hiéroglyphiques de l’alphabet égyptien portent les mêmes noms que les lettres de l’alphabet hébreu, ce qui souligne la proximité de ces langues.

2. Histoire de l’hébreu biblique et de son écriture

Les Origines de l’hébreu biblique

« L’hébreu s’est développé à partir de ce dialecte cananéen que les Israélites ont trouvé lors de la conquête de la « terre promise », qu’ils ont adopté et pour lequel ils ont abandonné presque entièrement leur langue maternelle (probablement un idiome apparenté à l’araméen ancien ; cf. Dt. XXVI 5).
A l’intérieur de l’hébreu, qu’on appelle donc à juste titre une « langue de Canaan » (Es. XIX 18) différents dialectes régionaux ont existé. On l’apprend dans l’Ancien Testament même (cf. Jg. XII 6), mais cela apparait surtout dans certaines inscriptions palestiniennes, écrites en écriture hébraïque ancienne qui correspond presque entièrement à l’écriture cananéenne ou phénicienne » (Lettinga, p.2-3).

Deutéronome 26,5-6 : « 5 Alors, devant le SEIGNEUR ton Dieu tu prendras la parole :« Mon père était un Araméen [hébr.: arammi] errant. Il est descendu en Egypte, où il a vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l’accompagnaient. Là, il était devenu une nation grande, puissante et nombreuse. 6 Mais les Egyptiens nous ont maltraités, ils nous ont mis dans la pauvreté, ils nous ont imposé une dure servitude ».
Note : L’ancêtre des Hébreux selon la Genèse, Abraham, est originaire de « Our des Chaldéens » [hébr.: Hur Kasdim] (Gn 11,28), située en Basse Mésopotamie (sud de l’Irak, frontière avec le Koweït), donc anciennement le territoire des Sumériens et de leurs descendants, peuple qui a développé la première écriture cunéiforme.

Esaïe 19,18 : « 18 Ce jour-là, il y aura au pays d’Egypte cinq villes qui parleront la langue de Canaan et seront liées par serment au SEIGNEUR de l’univers. L’une d’entre elles s’appellera Ir-Hahèrès – Ville de la Destruction ».

Juges 12,5-6 : « 5 Galaad s’empara des gués du Jourdain, vers Ephraïm. Or, lorsqu’un des rescapés d’Ephraïm disait : « Laisse-moi traverser », les hommes du Galaad lui disaient : « Es-tu Ephraïmite ? » S’il répondait : « Non », 6 alors ils lui disaient : « Eh bien ! dis Shibboleth. » Il disait : « Sibboleth », car il n’arrivait pas à prononcer comme il faut. Alors on le saisissait et on l’égorgeait près des gués du Jourdain. Il tomba en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Ephraïm. »
Note : Galaad est un territoire à l’est du Jourdain, en actuelle Jordanie, que revendiquèrent les tribus israélites de Gad, Ruben et Manassé. Ephraïm est une autre tribu israélite. L’identité des fuyards est repérée par leur prononciation dialectale (s sifflant ou ch) différente entre tribus d’Israël.

On trouve des traces de ces dialectes de l’hébreu ancien, dans des calendriers agricoles (X s. av. J.-C.), quelques tessons de poterie (ostracon) trouvés dans le palais royal à Samarie (VIII s. av.), à Jérusalem dans une inscription du Canal de Siloé (VII s. av.), les lettres de Lakish (période de la chute de Jérusalem en 587 av.), des notes administratives (sur ostraca) et dans les manuscrits de la Mer Morte découverts à Qumrân à partir de 1947 de notre ère (cf. Lettinga, p.3).

« L’hébreu ancien, la langue de l’Ancien Testament et des inscriptions susmentionnées [résumées dans le paragraphe ci-dessus], s’étend chronologiquement sur une période de plus de mille ans. Les plus anciens passages de la Bible écrits dans cette langue datent probablement du XIIe siècle av. J.-C. » (Lettinga, p.3).

Déduction : Ces diverses considérations supposent que les personnes du temps des patriarches, dont Abraham, (autour de 1800 av. J.-C.) ou du temps de Moïse (autour de 1400 av. J.-C.), durant le 2e millénaire avant notre ère, ne parlaient ni n’écrivaient l’hébreu tel qu’il se présente dans l’Ancien Testament qui nous est connu. A supposer que la Thorah ait été donnée à Moïse au Mont Sinaï, comme l’indique le récit biblique de l’Exode, cela implique qu’elle a dû être traduite et réécrite en hébreu.

De l’hébreu biblique aux massorètes

« Durant l’exil en Babylonie (VIe siècle av. J.-C. [précisément de 587 à 538 av. J.-C.]) l’araméen a commencé à supplanter progressivement l’hébreu en Palestine. (Des caractères araméens remplaçaient aussi peu à peu l’ancienne écriture hébraïque. En effet, l’écriture dite carrée de notre Bible hébraïque est d’origine araméenne). Dans les livres récents de l’Ancien Testament on trouve un nombre croissant d’aramaïsmes et la moitié du livre de Daniel nous est même parvenue uniquement dans la langue araméenne.
Dans la période du Nouveau Testament l’araméen avait supplanté presque complètement l’hébreu comme langue usuelle » (Lettinga, p.3).

Transition entre les deux formes d’écritures de l’hébreu : « La plupart des signes ont une forme carrée, ce qui explique le nom « écriture carrée ». Cette écriture s’est développée à partir de l’écriture araméenne entre 250 av. J.-C. et 100 après J.-C. environ. Avant cette période les Juifs se servaient de l’écriture hébraïque ancienne » (Lettinga, p.8).

L’hébreu parlé des juifs et la langue littéraire des rabbins du Moyen Âge n’est pas l’hébreu biblique, ni l’hébreu moderne (depuis 1750) redevenu en Palestine une langue vivante d’usage général (Ivrit) (cf. Lettinga, p.4).

L’écriture de l’hébreu ancien, sous sa forme ancienne et sous sa forme carrée (voir tableau ci-dessus), ne comprenait pas les voyelles ni les accents de prononciation, qui ont été ajoutés par les massorètes au Moyen Age, donc environ un millénaire plus tard, lorsque la prononciation des voyelles de l’hébreu ancien commençait de se perdre, cette langue biblique traditionnelle n’étant plus couramment parlée.

Le système massorétique

« C’est surtout la disparition du sanctuaire central à Jérusalem en l’an 70 après J.-C., qui a rendu de plus en plus pressant le besoin d’un texte des écritures saintes officiellement reconnu. Vers l’an 100 [après J.-C.] le texte consonantique [=sans les voyelles] a déjà dû avoir été fixé à l’aide de manuscrits anciens.
Quelques siècles plus tard, lorsque l’hébreu était déjà devenu plus ou moins une langue morte, des savants juifs appelés massorètes (de l’hébreu Massorah « tradition »), ont muni ce texte consonantique de voyelles et d’accents pour fixer le plus exactement possible la prononciation traditionnelle et la récitation du texte ».
Le système massorétique de notation des voyelles et des accents établi par l’école de Tibériade (capitale de la Galilée au nord d’Israël), « auquel sont liés les noms des familles Ben Asher et Ben Nephtali de Tibériade (fin VIe-début Xe siècle [après J.-C.]) » a servi à établir le texte de base de nos Bibles modernes. « La troisième édition de la Biblia Hebraica, éditée par R. Kittel (=BHK3, Stuttgart 1929-1937), et ses réimpressions offrent le texte de Ben Asher, à savoir le Codex Leningradensis [cf. première page ci-dessus]. Ce codex est aussi à la base de la nouvelle édition de la Bible hébraïque qui a été publiée par K. Elliger et W. Rudolph sous le nom de Biblia Hebraica Stuttgartensia (=BHS, Stuttgart 1968-1976) » (Lettinga, p.4).

« De ce qui a été dit on peut conclure que chaque grammaire de l’hébreu biblique est en fait une grammaire de la langue dans sa forme massorétique. Mais déjà depuis presque mille ans, l’hébreu n’était alors plus une langue parlée. La prononciation des Massorètes est fortement influencée par l’araméen. Les transcriptions grecques et latines nous montrent que leur vocalisation [=ajout des voyelles] n’est pas identique à la prononciation ancienne de l’hébreu. Comme ils ont appliqué leur système de vocalisation à tout l’Ancien Testament, le texte traditionnel nous laisse entrevoir assez peu de l’évolution que l’hébreu a connue pendant son existence plus que millénaire » (Lettinga p.4-5).

Résumé de l’histoire du texte de l’Ancien Testament en 7 étapes

1- Avant la conquête de la « terre promise » (2e millénaire av. J.-C. : Abraham, patriarches, Moïse) : Période pré-hébraïque.
2- Après la conquête de la « terre promise » (environ 1300 à 600 avant J.-C.) : Développement de l’hébreu ancien influencé par les langues cananéennes locales (« Patois de Canaan »). Ecriture ancienne.
3- Pendant et après l’Exil à Babylone (depuis 586 av. J.-C.) : Influence croissante de l’araméen sur la langue parlée par les juifs. Début de la stabilisation et de la canonisation [définition de la liste des livres des Ecritures saintes] du texte de l’Ancien Testament en écriture hébraïque ancienne, sans les voyelles et les accents.
4- Au tournant de notre ère (entre 250 avant et 100 après J.-C.) : Transition progressive de l’écriture hébraïque ancienne à l’écriture carrée, en usage aujourd’hui.
5- Après la destruction du Temple de Jérusalem par les romains (70 après J.-C.) : Besoin croissant de fixer le texte en hébreu devenu une langue morte.
6- Moyen Âge (fin VIe-début Xe siècle après J.-C.) : Fixation des voyelles et des accents du texte par un système complexe de signes spéciaux établis par les Massorètes : Codex Leningradensis (1004 après J.-C.).
7- Epoque moderne (début du XXe siècle) : Impression et publication du Codex Leningradensis dans la Biblia Hebraica Stuttgartensia, qui sert de texte de base de toutes les traductions modernes de la Bible juive (juives, catholiques, orthodoxes, protestantes, évangéliques, etc.).

Conclusion

Le texte hébreu à l’origine de nos Bibles est un texte écrit approximativement il y a entre 3000 et 2000 ans, dont les voyelles ont été ajoutées il y a environ 1000 ans. Par conséquent, l’histoire des patriarches racontée dans le livre de la Genèse, qui remonte à un peu moins de 4000 ans (1800 av. J.-C.) a trouvé sa forme écrite définitive environ 1000 ou 1500 ans après les événements. L’historicité de ces récits (=la réalité historique des histoires racontées) est donc plus qu’incertaine, et cela est vrai aussi pour les autres récits de l’Ancien Testament qui remontent à plus de 1000 ans avant J.-C., dont la rédaction finale est postérieure de plusieurs siècles aux événements relatés.
Cependant, les événements situés après 1000 avant J.-C., donc durant le premier millénaire avant notre ère, ont une vraisemblance historique plus forte (mais pas toujours certaine), étant même parfois attestés par des sources écrites extérieures à la Bible et au monde juif. Cette période concerne les livres historiques des Rois, des Chroniques, d’Esdras et de Néhémie, ainsi que les livres des grands et petits prophètes (Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, les 12 petits prophètes, Daniel, etc.).

– Le premier tableau ci-dessous récapitule l’histoire du texte de l’Ancien Testament, tiré de l’article de Adrian Schenker, Histoire du texte de l’Ancien Testament, T. Römer et al., p.49.
– Le second tableau présente le système de notation des voyelles établi par les Massorètes de Tibériade du VIe au Xe siècle après J.-C., tiré de Lettinga p.12. Manque le Sewa.

3. Le premier mot du livre de la Genèse –
Etude de cas

Voici la première phrase de la Bible, dont la prononciation est :
Berechit bara elohim et hachamaim weet haarez.
On constate que le titre du livre (Berechit) correspond au premier mot du livre.

Analyse de ce premier mot, à titre d’exemple d’une étude d’un mot hébreu :
Il s’agit de trouver la racine consonantique trilitère (3 consonnes) de ce mot. Si on cherche les trois premières consonnes dans un dictionnaire hébreu, on trouve en effet le verbe barah, qui correspond d’ailleurs au second mot de notre verset (est-ce un hasard ?), et qui signifie créer. Mais c’est une fausse piste, et on ne trouvera aucune conjugaison du verbe barah qui corresponde à ce mot.

Il s’agit en fait de deux mots accolés l’un à l’autre. La préposition be (dans, sur, avec, par) est attachée comme un préfixe au mot suivant (Lettinga, p. 147). La racine trilitère est composée des deuxième, troisième et quatrième lettres du mot : Res, Alef, Sin. Cette racine a donné le mot hébreu roch (alef ne se prononce pas), qui signifie tête (hommes ou animaux), personne, homme, chef, sommet, pointe, la chose principale, capitale (Sander-Trenel, p.663).

Donc, berechit est composé de be + rechit. Le mot reschit est un mot dérivé du mot roch, avec la même racine trilitère, qui signifie commencement, premier état, le premier, les prémices (des récoltes), le plus excellent, le plus précieux. En Genèse 10,10, il est dit que « (Babylone fut) le commencement (ou la capitale) [rechit] de son royaume » (Sander-Trenel, p.665). En hébreu, la construction des mots peut devenir extrêmement complexe, par l’ajout de préfixes, de suffixes, et la modification des racines trilitères une fois le nom accordé ou le verbe conjugué. Il faut parfois une demie heure pour déchiffrer un verbe !

Le sens du mot rechit est donc si souple et naturel, et son emploi si large, qu’il est difficile d’en tirer des conclusions scientifiques au sujet de l’origine du monde. On pourrait simplement traduire la phrase : « En tête, Dieu créa… » (La Bible Chouraqui traduit ainsi : « ENTETE, Elohîm créait… »). L’hébreu dans son ensemble est une langue très imagée, qui utilise souvent des mots ou des expressions concrets pour exprimer des réalités spirituelles ou abstraites. Ici, le mot commencement est construit par analogie avec la notion de tête. Signalons d’autre part que le sens de certains mots hébreux présents un très petit nombre de fois dans la Bible hébraïque (apax, une, deux ou trois fois, par exemple) est très difficile à établir, car souvent ce mot ne se retrouve nulle part ailleurs dans l’Antiquité.

4. Les noms divins

Il existe plusieurs noms divins dans l’Ancien Testament.
Les indications ci-dessous sont tirées du dictionnaire Sander et Trenel.

Elohim

Le premier nom divin, qui apparaît au troisième mot de la première phrase de la Bible (Genèse 1,1 : voir ci-dessus), est le nom Elohim.
Elohim est le pluriel du mot Eloach, qui a pour racine El (pluriel Elim), qui possède une racine bilitère (alef, lamed).
El signifie (ou est traduit par) force, pouvoir, héros, et le plus souvent Dieu.
Eloach signifie Dieu, divinité.
Elohim signifie Dieu (renfermant toutes les forces, tous les attributs), dieux, juges, divin, grand, excellent. Il s’agit d’un pluriel de majesté, à savoir d’un mot employé au singulier qui a une forme plurielle pour signifier l’honneur.
On trouve cette racine dans beaucoup de prénoms hébreux : Ezéchiel, Daniel, Bethel, Nathanael, Raphaël, etc.

Adonai

Adonai, qui signifie Seigneur, est une forme particulière du mot adon, qui signifie maître, seigneur, lui-même tiré du verbe don, qui signifie juger, gouverner.

YHWH

Enfin, le mon divin le plus subtil et le plus imprononçable, selon la tradition juive, est le mot ayant les consonnes YHWH (yod, hé, waw, hé), appelé le tétragramme.
Contrairement au noms Elohim et Adonai, qui sont à la base des noms communs, YHWH est un nom propre, certainement vocalisé Yahwé, mais imprononçable sous cette forme selon les Massorètes, et fondé sur le verbe être hébreu (hayah).

Les massorètes étaient soumis à une double contrainte :
– Ils n’avaient pas le droit d’enlever ou de modifier le tétragramme YHWH dans le texte sacré fixé depuis des siècles.
– Ils n’avaient pas le droit de prononcer le tétragramme YHWH, le nom divin le plus sacré.
Comment donc pouvaient-ils lire le texte, non modifiable et imprononçable ?
Solution : Les Massorètes placèrent les voyelles du nom Adonai sur les consonnes du nom YHWH, afin de rappeler au lecteur qu’il devait prononcer Adonai, et non pas Yahvé.
Précision : Il serait incorrect de lire les consonnes de YHWH avec les voyelles de Adonai, ce qui donnerait le mot Jéhovah, utilisé par les Témoins de Jéhovah.

Les dictionnaires et les grammaires donnent des explications de ces écritures et prononciations des noms divins, en en montrant la complexité. Le dictionnaire Sander et Trenel donne une explication du lien entre le tétragramme YHWH et le verbe être HaYaH :

5. Les textes élohistes et yahvistes

Observation : Dans le livre de la Genèse et les suivants, on observe que dans certains textes, le nom Elohim est utilisé pour désigner Dieu, tandis que dans d’autres textes, le tétragramme YHWH est utilisé en lien ou non à Elohim.
Cela est manifeste dans les deux récits de la Création : Dans le premier récit, Dieu est toujours appelé Elohim (traduit par Dieu, cf. Genèse 1,1 ci-dessus) ; tandis que dans le second récit, Dieu est toujours appelé YHWH Elohim (traduit par le Seigneur Dieu dans la Bible française TOB et Français courant, et par l’Eternel Dieu dans la Bible du Semeur et la Segond).

Démonstration : Ci-dessous, 2 images tirées de l’Ancien Testament interlinéaire hébreu-français, p.4 et 5, extrait de Genèse 1,28 à 2,14, qui montre la transition entre le premier et le second récit de la Création. Elohim est entouré en rouge tandis que YHWH est entouré en Dieu : Le changement est net entre les deux récits.

Hypothèse : La différence est suffisamment nette pour qu’il soit possible de / ou qu’il faille postuler deux auteurs différents. Cette claire différence d’usage des noms divins est corroborée par une nette différence de style entre les deux récits. Le premier est plus systématique (création en 7 jours : premier, deuxième, etc.) ; le second est plus imagé est moins « scientifique » (l’homme est créé avant les plantes et les animaux du jardin, la femme est créé en dernier).

Théorie : Cette hypothèse a donné lieu à une importante théorie dite des quatre documents, qui tentait de répartir tous les textes du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) entre quatre documents caractérisés par l’emploi de noms divins différents, et des styles différents : l’Elohiste (E), le Yahviste (J), le Sacerdotal (P) et le Deutéronomiste (D).
Julius Wellhausen (1844-1918) est à l’origine de cette théorie, qui a été développée jusque dans les années 1960 dans sa version finale par Gerhard von Rad (1901-1971), schématisée ci-dessous par Thomas Römer dans son article La formation du Pentateuque : Histoire de la Recherche, p.140-157, dans le livre Thomas Römer et al. :

Thomas Römer, dans Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 149.

Selon ce schéma, le premier récit de la Création de Genèse 1 appartient au document Sacerdotal (P) ; et le second récit de Genèse 2-3 au document Yahviste (J).

Critique et abandon de la théorie des quatre documents :
– Les milieux fondamentalistes ont toujours contesté que le Pentateuque (et certaines autres parties de l’Ancien Testament) avait été composé sur la base ces quatre documents, continuant à croire et penser que le Pentateuque a été écrit entièrement par Moïse comme le suggèrent certains textes (voir notamment Deutéronome 1,1).
– Ce domaine de la recherche historico-critique sur les origines des textes bibliques étant extrêmement complexe, et basé sur de nombreuses hypothèses qui ne concordent jamais parfaitement, la théorie des quatre documents a été fortement remise en cause par plusieurs chercheurs depuis les années 1970, au profit de modèles moins ambitieux supposant la réunion de nombreux fragments différents à l’origine des textes actuels. Je renvoie ici à l’article Christophe Nihan et Thomas Römer, Le débat actuel sur la formation du Pentateuque, p.158-184, dans le livre : Thomas Römer et al..

6. Etude comparative de trois textes parallèles du livre de la Genèse

Ces trois textes rapportent manifestement des récits semblables, ou un seul récit d’origine, avec des accentuations différentes sur divers aspects historiques et théologiques.

Le document à télécharger ici présente une vision synoptique des trois récits de Genèse 12, 20 et 26, qui relatent chacun le passage de Abraham/Isaac sur le territoire de Pharaon/Abimelek, avec à chaque fois la tentative du patriarche de faire passer sa femme Saraï/Rebecca pour sa sœur afin de ne pas être inquiété par le roi local.

Raison de l’étude de ces trois textes parallèles : Ces textes permettent de se faire plus simplement que les autres une idée de la manière dont a été composée la Bible, parce que ici on peut évaluer les différences d’un texte à l’autre, ainsi que leurs similitudes, et en tirer des conséquences sur l’origine et la rédaction de ces textes.

Les 12 questions présentées à la fin des trois textes sur ce document téléchargeable peuvent faire l’objet d’un débat en groupe et ne sont pas toutes discutées ici. Quelques remarques toutefois me semblent nécessaires :
– Au chapitre 20, Dieu converse avec le roi de Guérar Abimelek, non juif, aussi librement qu’avec une personne du peuple élu. Ce texte suppose une révélation de la divinité plus étendue qu’au seul peuple juif, peuple élu. Cette caractéristique distingue nettement le récit du chapitre 20 des deux autres.
– Dans ces trois récits, la moralité du roi non juif semble l’emporter sur celle du patriarche, qui est néanmoins considéré comme étant prophète [navi] (Gn 20,7). L’intrigue provient chaque fois de la mésestimation par le patriarche du roi et du peuple du territoire qu’il traverse. Le patriarche adopte le jugement « typique » du croyant qui méprise l’incroyant. Le patriarche ment pour faire passer sa femme pour sa sœur. Ce que le patriarche fait subir à son épouse semble très pesant : il l’expose à être ravie dans le harem de chaque roi du lieu parcouru par le clan du patriarche. Dans l’ignorance qu’elle est mariée, le texte semble valider éthiquement la saisie de la femme non mariée pour le harem du roi, ce qui ne correspond pas à nos critères moraux.
– La chute des trois récits est identique, presque mot pour mot, « Que nous as-tu fait là ! », ce qui plaide en faveur d’une seule origine littéraire des trois récits. L’interrogation du roi non-juif entraine une série de justifications du patriarche.
– Les trois histoires confrontent deux compréhensions de l’intervention de Dieu dans l’histoire, qui constituent précisément l’objet du débat entre Abimelek et Dieu en Genèse 20. : 1) Une malédiction tombe sur Pharaon ou Abimelek indépendamment de sa conscience d’enlever une femme mariée : Opération divine automatique, magique, indépendante de l’intention humaine. 2) Religion de type psychologique : Dieu juge en fonction de la conscience de la responsabilité de l’homme.

L’analyse historique et l’exégèse théologique du livre de la Genèse sont si complexes, et le livre est si riche en aspects entremêlés, qu’il convient d’emblée de reconnaître que parler de ce livre sera impossible sans commettre d’inévitables erreurs, et sans prêter le flanc à des traditions d’interprétation qui en ont marqué la recherche de leur impact. La composition des livres de la Bible est trop ancienne pour que nous puissions, sans hésitations, en expliquer le processus de rédaction et décrire les faits historiques qui se trouvent à leur origine.

7. La psychologie et la religiosité des patriarches

Les patriarches bibliques sont de riches éleveurs qui accroissent régulièrement leurs troupeaux et deviennent puissants, économiquement (Jacob ch. 30) mais aussi militairement (Abraham ch. 14), tout en restant nomades ou semi-nomades, comme Abraham qui se déplace, tout en ayant acquis une propriété sépulcrale (ch. 23) où seront enterrés lui et ses descendants. Les patriarches sont présentés dans le livre de la Genèse comme des gens ordinaires de leur époque, avec des qualités et des défauts, contrairement au Moïse de l’Exode, qui est décrit comme un super héraut.

Les patriarches sont rarement conduits par des réflexions explicitées dans le texte de la Genèse. La notion théologique de justice l’emporte sur les notions de réflexion et d’intelligence : C’est là une caractéristique de la culture sémitique par rapport à la culture indo-européenne, marquée par l’introspection, le goût des nuances et l’intellectualisme. Dans le récit de Joseph, intervient toutefois la compétence spécifiquement théologique d’interpréter les rêves, en l’occurrence de Pharaon (ch. 41). En Gn 41,33, l’intelligence et la sagesse de Joseph sont clairement évoquées, et elles sont liées au pouvoir, mais en 41,16, l’interprétation des rêves est décrite comme une compétence spécifiquement divine.

Les patriarches adoptent plutôt des coutumes locales, qui sont peu remises en cause par le texte. Ils cherchent parfois à contourner ces coutumes par la ruse, comme Jacob (ch. 27), et sont parfois malhabiles, comme Esaü (ch. 27). Ils sont passés maîtres en cet art de la manigance sous couvert de respect extérieur des lois (Gn 29,25-26).

Les patriarches éprouvent une difficulté récurrente à admettre la bénédiction préférentielle du fils ainé : Ismaël face à Isaac (ch. 16, 21), Jacob face à Esaü (ch. 25, 27), Joseph essayant d’intervertir ses fils Ephraïm et Manassé lors de leur bénédiction par son père Jacob (ch. 48). On peut supposer que les auteurs de la Genèse portent un regard critique sur cette coutume.

Les patriarches et leurs épouses sont facilement jaloux les uns et les unes des autres, et le texte tente de montrer l’équilibrage divin de leurs qualités respectives (Rachel est belle de visage mais stérile / Léa est féconde, Gn 29,31-30,8), en soulignant aussi leurs profondes différences de caractère (Esaü et Jacob, Gn 25,24-28).

Le comportement des patriarches est parfois mesquin, conflictuel ou violent. Exemples : Le vol par Rachel des dieux (théraphim) de son père Laban, et le conflit qui s’en suit (ch.31). Les fils de Jacob sont choqués par l’infamie commise envers leur sœur Dina, mais ils ne sont pas gênés de proposer malhonnêtement la circoncision des coupables, afin de les massacrer durant leurs jours de douleur (ch. 34).

Les patriarches manifestent un grand sens de la réconciliation familiale à long terme, après des périodes de profonds différents qui les conduisent à vivre éloignés. Exemples : Abraham, Saraï et Ismaël (ch. 16, 25) ; Jacob et Esaü (ch. 32, 33) ; Joseph et ses frères (ch. 42-45).

Dans ma prédication : La tentation d’Adam et Eve et les étranges récits des patriarches, je présente une approche théologique du livre de la Genèse liée au caractère instable des patriarches, en montrant que loin d’apporter un apaisement « facile » de toutes les tensions de l’existence, le Dieu de la Genèse intervient dans la vie des patriarches en déstabilisant les événements de leur vie et leurs réactions, les mettant ainsi à l’épreuve. Il s’agit ici d’une théologie de l’épreuve formatrice. Voir également dans cette perspective, ma prédication : Le récit de Caïn et Abel, miroir déformé ou réaliste des dilemmes de notre humanité.

8. Femmes et enfants dans le livre de la Genèse

Voir à ce sujet ma prédication : Abraham, Abimélek et l’épouse usurpée.

A plusieurs reprises, il transparaît que la femme et les enfants sont considérés comme une propriété de l’homme, qui ne doit pas être volée ou usurpée (ch. 12, 20, 26, 34). Il n’y pas de symétrie entre les pouvoirs de l’homme et de la femme. La femme est souvent privée de participation aux décisions qui la concernent, et sa reconnaissance sociale est fortement liée à sa capacité de procréer (ch. 16, 29), ce qui explique pourquoi Saraï, par exemple, est si impatiente de procréer (ch. 16). Cet aspect des textes n’a pas nécessairement un caractère normatif, il se peut qu’il s’agisse d’une description de la réalité des rapports genrés de l’époque, qui pourrait avoir contribué à faire émerger la critique de tels rapports.

Dans le récit du sacrifice (annulé) d’Isaac, en Gn 22 (appelé aussi « la ligature d’Isaac »), comme le montre la discussion pathétique entre l’enfant Isaac et son père Abraham, il n’est tenu aucun compte de la psychologie de l’enfant, et du traumatisme que cette préparation à être sacrifié lui cause. Le vécu de l’enfant comme celui de la femme semblent parfois être écartés du souci des rédacteurs des textes.

La femme est parfois décrite comme fautive, source du mal. C’est elle qui entraine l’homme dans la faute (Adam et Eve ch. 2 ; Saraï et Abram ch. 16 ; femme de Potiphar ch. 39). Mais ce n’est pas systématique, car la femme est aussi vertueuse : Rébecca aime Jacob, le spirituel, tandis qu’Isaac aime Esaü, le terrestre. Par un subterfuge, c’est elle qui obtient la bénédiction de Jacob qui revenait à l’ainé Esaü (ch. 27). Second correctif de la misogynie, les hommes sont loin d’être sans fautes, étant souvent décrits avec leur lâcheté et leur violence : l’épisode de la visite des deux anges à Laban, dans la ville de Sodome, est un des récits sexuellement les plus violents de la Bible (un véritable texte gore, le darknet biblique, ch. 19). Autre exemple, Laban exploite ses filles et son neveu Jacob (ch. 28-31). Le livre témoigne ainsi de rapports de domination et d’influences complexes entre les hommes et les femmes au sein des familles, ces dernières n’étant pas totalement dénuées de pouvoir, d’influence et d’initiative.

9. Structure et théologie du livre de la Genèse

Voir également : Notes et brefs commentaires des chapitres 1 à 26 du livre biblique de la Genèse.

Le texte du livre de la Genèse se présente comme une succession d’histoires indépendantes, des épisodes reliés entre eux par des généalogies qui rendent le récit continu d’un bout à l’autre des cinquante chapitres du livre. Ces épisodes sont, entre autres : La Création en 7 jours ; Adam et Eve ; Caïn et Abel ; Noé et le Déluge ; la tour de Babel ; Abraham et Sara ; Isaac et Rebecca ; Jacob, Esaü, Laban, Rachel et Léa ; Joseph et ses frères. Les patriarches de Abraham à Joseph forment une famille suivie, mais plusieurs généalogies s’intercalent néanmoins dans le texte, en précisant diverses lignées parallèles (ch. 25, 36).

Certains récits semblent parfois ne pas avoir de rapport entre eux, comme le récit de Noé et du Déluge, et celui de la Tour de Babel, étant uniquement reliés soit par des généalogies, soit par leur simple juxtaposition, ce qui révèle une activité rédactionnelle de la part de rédacteurs postérieurs qui ont assemblé des fragments textuels antérieurs.

Théologiquement, il est primordial de signaler que l’ensemble des récits des cinquante chapitres de la Genèse n’est pas uniquement relié pas la succession généalogique (donc l’histoire de l’humanité), mais aussi par la persistance de la promesse de bénédiction divine répétée à chaque génération. Même avant le patriarche Abraham, qui reçoit la promesse d’être en bénédiction à tous les peuples de la Terre (ch. 12, 15, 17, 22), et qui est le fondateur traditionnel des trois monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam), Noé après le Déluge reçoit la promesse d’une alliance divine perpétuelle avec l’humanité, manifestée par le signe de l’arc-en-ciel (ch. 8, 9).

Nous pouvons conclure que le livre de la Genèse développe une puissante théologie de l’Alliance par la grâce et par la foi, comme le soulignera l’apôtre Paul dans le Nouveau Testament, à savoir la Bible chrétienne (Epître aux Romains, chapitre 4). Cette Alliance est manifestée par le choix (l’élection) d’une famille puis d’un peuple tiré des peuples de la Terre, indépendamment de ses qualités morales ou spirituelles, qui ne sont pas fondamentalement meilleures que celles des autres hommes. Les patriarches porteurs de la Promesse divine restent des humains ordinaires, ce qui rend leurs histoires réalistes, également si l’on pense qu’elles sont symboliques et non historiques. L’élection et la promesse découlent donc du libre choix de Dieu, par la grâce, et non des qualités humaines. Les trois textes parallèles des chapitres 12, 20 et 26, soulignent fortement cet aspect.

Cette théologie de la grâce trouve son expression majeure et explicite dans le dernier chapitre de la Genèse, lorsque Joseph indique à ses frères que le plan de Dieu s’est réalisé au travers de leur méchanceté, et qu’il pardonne pleinement leurs actes :

15 Voyant que leur père [Jacob] était mort, les frères de Joseph se dirent : « Si Joseph allait nous traiter en ennemis et nous rendre tout le mal que nous lui avons causé ! » 16 Ils mandèrent à Joseph : « Ton père a donné cet ordre avant sa mort : 17 Vous parlerez ainsi à Joseph : “De grâce, pardonne le forfait et la faute de tes frères. Certes, ils t’ont causé bien du mal mais, de grâce, pardonne maintenant le forfait des serviteurs du Dieu de ton père.” » Quand ils lui parlèrent ainsi, Joseph pleura.
18 Ses frères allèrent d’eux-mêmes se jeter devant lui et dirent : « Nous voici tes esclaves ! » 19 Joseph leur répondit : « Ne craignez point. Suis-je en effet à la place de Dieu ? 20 Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien : conserver la vie à un peuple nombreux comme cela se réalise aujourd’hui. 21 Désormais, ne craignez pas, je pourvoirai à votre subsistance et à celle de vos enfants. » Il les réconforta et regagna leur confiance.

Genèse 50, 15-21

Dans ce texte conclusif, les patriarches des 12 tribus d’Israël ne sont plus seulement considérés comme des hommes ordinaires, mais c’est leur déficience morale qui nécessite et engendre le processus de la grâce. D’une autre manière, le chapitre 18 de la Genèse présente aussi une théologie de la grâce en soulignant l’effet bénéfique de la présence du juste au milieu des injustes (à propos de Loth à Sodome).

Ce final en apothéose de la théologie de la grâce souligne la très grande cohérence théologique de la rédaction du livre de la Genèse, qui apparaît clairement comme un des chefs d’œuvre de la littérature religieuse mondiale, même si l’on considère que l’historicité de ses récits et plus que douteuse. Pour comprendre le sens de la Bible, il s’agit donc de distinguer clairement sa valeur théologique de sa valeur historique.

En effet, notre lecture actuelle du texte est fortement marquée par la structure philosophique de l’historiographie moderne, qui vise à établir l’exactitude des faits chronologiques et les liens de causalité entre eux, sujets à discussion. Or, la manière antique d’écrire l’histoire ne vise pas avant tout à établir l’exactitude chronologique mais le sens de l’histoire, une question abandonnée par l’histoire moderne. Pour les hommes de l’Antiquité, des récits non chronologiques mais permettant de comprendre le sens de l’histoire ont une valeur historique, alors que nous leur donnons une valeur mythologique.

Voir également : Le péché originel et la compréhension du récit d’Adam et Eve.

10. Retrouver une distance appropriée dans notre approche du texte biblique

Que faire si l’on se sent en équilibre instable dans la foi chrétienne ? Que faire si notre bon sens contrecarre notre foi ? Il s’agit d’écouter son bon sens, en supposant qu’il n’exclut pas forcément toute forme de foi. Car en effet, le sentiment de déséquilibre, d’instabilité spirituelle, est souvent lié à une mauvaise distance, à un point de vue trop proche ou trop éloigné du texte biblique.

L’enfermement spirituel dans une lecture trop « fondamentaliste » du texte biblique change en mal ce qui pourrait être bien. Au moindre doute, tout l’édifice s’écroule, ce qui conduit le croyant « intégriste » à une rigidité mentale et intellectuelle souvent désastreuse. Une telle foi ne s’oppose plus seulement aux avancées de la science, mais à toute forme de pensée libre.

La foi devrait laisser ouvertes toutes les questions, et même les stimuler, afin de ne pas devenir un craquant qui isole le croyant et le conduit à condamner les incroyants. Passée cette épreuve, il se peut que la tradition biblique retrouve son sens, parmi d’autres sources de sens complémentaires.

Retrouver une meilleure distance au texte de l’Ecriture sainte suppose deux mouvements en apparence contradictoires : D’une part, il faut se rapprocher du texte, comme nous l’avons fait dans cette étude, en travaillant le sens du texte jusqu’à la lettre hébraïque ou grecque, et les millénaires d’histoire complexe qui se cachent derrière elle. D’autres part, il faut acquérir une vision très large de ce qu’est la foi, la religion, la grâce, la spiritualité, la Bible, la science, la croyance, le doute, la pensée, l’amour, la résurrection, les religions non judéo-chrétiennes, le bouddhisme, l’astrologie (celle des mages d’Orient, par exemple, validée par l’Evangile de Matthieu 2,2), etc. Le croyant ne peut faire à moins de considérer tout ce qui existe avec bienveillance, intelligence et liberté d’esprit : « 21 Mais examinez toutes choses; retenez ce qui est bon » (1 Thessaloniciens 5,21).

Le doute survient quand notre foi est fondée sur des références trop proches, trop précises, trop figées, trop rigides, qui cassent au lieu de plier quand vient le vent du « souffle de Dieu qui planait à la surface des eaux » (Genèse 1,2) dès la fondation du monde.

Je cite pour terminer Pierre-André Stucki (1936-2020), mon regretté professeur de philosophie à la Faculté de théologie de Neuchâtel : « La rhétorique de type janséniste peut être esquissée de la manière suivante : il n’est pas au pouvoir du théologien, du philosophe ou du prédicateur de convertir l’auditeur par la seule vertu de ses paroles. Celui qui parle peut bien tenter de faire connaître le christianisme ; il peut le faire de manière à être compris et à se faire respecter; mais il ne lui appartient en aucune manière de convertir son interlocuteur, qu’il ne peut sauver de sa misère, de son péché, de son désespoir » (P.-A. Stucki, Tolérance et doctrine, L’Âge d’homme, 1973 (rééd. 1990), p.108).

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