Les significations modernes de l’amour du couple

Plusieurs mouvements culturels, traits sociétaux, pensées philosophiques ou religieuses, ont marqué la signification que nous, occidentaux modernes, attribuons à l’amour du couple, qui s’avère être une construction historique propre à notre temps. Ces significations sont si variées que nous pouvons nous demander s’il est judicieux de les réunir sous ce même mot, amour.

Résumé de l’article pour les médias

Durant trop longtemps, l’amour chrétien a été exclusivement compris comme un amour sacrificiel. La bonne ménagère devait se sacrifier pour sa famille, le bon ouvrier pour son entreprise, et le bon élève pour ses devoirs. Ce système permettait d’exercer un contrôle sur les comportements familiaux de la population. Ce faisant, l’amour chrétien était perverti par ceux qui s’en réclamaient les promoteurs.

Dans cet article, les principaux courants philosophiques qui ont modelé le visage de l’Occident moderne depuis deux siècles nous viennent en aide pour tenter de définir une vision moins unilatérale de l’amour, sans toutefois abandonner l’idée que l’amour chrétien implique un effort et un engagement personnel.

Le courant romantique, au début du XIXe siècle, a restitué aux époux le choix de leur union, mais en se centrant massivement sur les émotions, il a négligé la part décisionnelle et responsable de l’amour conjugal. Le freudisme a tiré une première sonnette d’alarme, en révélant la part d’ombre que recèlent les émotions humaines, y compris celle de l’amour, qui peut tourner de la passion à la violence.

Le tournant majeur s’est manifesté au XXe siècle avec l’existentialisme, qui a fait de la vie humaine un choix individuel. L’amour est ainsi devenu une décision libre, libérée de l’emprise des émotions, pour devenir un projet existentiel. Reste à savoir si cet idéal trop absolu de la liberté n’a pas nui à l’amour du prochain, favorisant l’individualisme. Les protestants, inspirés par l’existentialisme, ont rappelé la touche de consécration et de fidélité nécessaire au ciment du couple, tout en reconnaissant la possibilité de son échec au travers du divorce. Aujourd’hui, l’amour universel prôné par l’écologie colore en vert notre conception de l’amour, sans en dessiner encore les contours précis.

Avec chacune ses qualités et ses défauts, ces différentes approches de l’amour qui unit le couple et la famille s’avèrent complémentaires, Dieu ne révélant jamais sa sagesse entière à un seul mouvement de pensée, afin de les maintenir chacun dans l’humilité et l’écoute de l’autre.

L’amour romantique

Dans la première moitié du XIXe siècle apparaît le mouvement romantique lequel, en réaction au rationalisme des Lumières du XVIIIe siècle, affirme au travers des arts et de la philosophie que ce qui fait l’authenticité de l’homme, ce n’est ni sa pensée, ni sa raison, ni son intelligence, mais l’intensité de son rapport émotionnel à la vie et à l’amour.

La première définition moderne de l’amour du couple est donc sentimentale. Son influence sera si forte, si radicale, que jusqu’à nos jours, l’amour intimement ressenti par les futurs époux constitue le critère indiscutable de la validité du choix de leur union, par opposition aux mariages arrangés de l’époque prémoderne, où prédominaient les intérêts familiaux.

La nature émotionnelle de l’amour romantique génère cependant une seconde conséquence qui fragilise les liens du mariage : Si les passions amoureuses n’y sont plus, le contrat de mariage signé à la mairie, et en principe ratifié par l’Eglise, perd son sens. Il devient même hypocrite, son institution contredisant la sincérité des sentiments ressentis par les époux, qui sont par nature fluctuants et imprévisibles à long terme.

Ce constat a conduit de nombreux représentants du romantisme à s’opposer à toutes formes de promesses et de liens matrimoniaux. Le refrain de La non-demande en mariage, une chanson de Georges Brassens parue en 1966, est en ce sens explicite : « J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main. Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin. » Les liens du mariage rendent « prisonniers sur parole » , et l’auteur se sert d’une métaphore biblique pour exprimer la dénaturation de l’amour sentimental et érotique opérée par le mariage : « La jolie pomme défendue, mais elle cuite, elle a perdu son goût nature. »

La psychanalyse de l’amour

Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour qu’apparaisse une nouvelle approche de l’humain suffisamment forte pour s’imposer en confrontant le romantisme : Il s’agit de la psychanalyse du neurologue autrichien Sigmund Freud (1856-1939). Ce dernier hérite de l’atmosphère culturelle du romantisme. Pour lui aussi, l’homme et tout sauf un être rationnel. Les émotions sont au cœur de la vie psychique, mais loin d’être le lieu de l’authenticité de l’homme, comme le croyaient naïvement les romantiques, elles sont le théâtre de conflits psychiques si violents que nombre d’entre elles sont refoulées dans l’inconscient.

L’homme étant ainsi dominé par ses pulsions de vie et de mort, libidinales ou agressives, l’amour du couple est sans cesse compromis, si instable et parfois violent, que la civilisation humaine se donne pour fonction, malheureuse selon Freud, d’établir des institutions, comme celle du mariage, qui servent à réguler et à canaliser les pulsions émotionnelles, qui auraient un effet destructif sur les relations si elles étaient laissées à l’état sauvage.

Ainsi, tout le XIXe siècle restera dominé par une anthropologie avant tout émotionnelle. Ce siècle moderne et technique par excellence, qui connut les promesses et les affres du développement industriel de masse, se montra incapable de surmonter sa fascination pour le côté le plus animal de l’homme, souligné également par l’évolutionnisme de Charles Darwin (1809-1882), qui réduisait l’humanité à sa nature biologique.

L’amour comme décision libre

Il faut attendre les années 1930 et 1940, avec le drame de l’Entre-deux-guerres, pour qu’un mouvement philosophique suffisamment affirmé, l’existentialisme, entreprenne de rendre à l’homme sa liberté, et donc aussi sa dignité, vis-à-vis des forces qui traversent sa vie psychique.

Pour les existentialistes, l’homme est libre avant tout. Les origines de ce nouvel humanisme remontent à une filière qui part de Kant (1724-1804), via Kierkegaard (1813-1855), Husserl (1859-1938), Heidegger (1889-1976) et enfin Jean-Paul Sartre (1905-1980) en France. En bref, sa formule « l’existence précède l’essence » signifie que l’homme a pour tâche de choisir son mode d’existence, de s’auto-déterminer, ce qui fait de lui un être responsable. Paradoxalement, décider librement de sa vie est une obligation pour l’homme. L’existentialisme ne nie pas l’impact des émotions, mais elles ne peuvent pas servir d’alibi à l’homme pour lui éviter d’assumer sa liberté.

L’amour du couple et le mariage, dans cette perspective, peuvent retrouver leurs lettres de noblesse : L’union des époux ne se fonde pas avant tout sur un paquet d’émotions, un coup de foudre visant à satisfaire des désirs sensuels et sentimentaux. L’amour ainsi compris est un projet d’existence murement consenti, une décision de vie commune, et par conséquent, son authenticité demeure même lorsque les élans sentimentaux des débuts pâlissent face aux dissensions et aux confrontations que la vie de couple ne manque pas de susciter.

Ici, l’existentialisme surmonte largement le romantisme. Il le remet au pas ! Les émotions ne sont pas le premier critère d’authenticité, mais sa volonté persévérante confère à l’homme sa valeur. L’existentialisme rappelle à ce titre que le projet du mariage n’est pas acquis définitivement à la mairie ou à l’Eglise, mais il doit être chaque jour remis sur le métier.

L’amour au service du prochain

Au XXe siècle, les principaux penseurs protestants ont été fortement marqués par l’existentialisme : Le suisse Karl Barth (1886-1968) et les allemands Rudolf Bultmann (1884-1976) et Paul Tillich (1886-1965) ont apporté leur contribution à la culture occidentale du XXe siècle, en soulignant les origines chrétiennes de l’existentialisme (notamment chez Saint Augustin) et en affirmant fortement la liberté religieuse nécessaire à l’engagement social d’une foi libre et responsable. Tous trois ont eu de forts démêlés avec le nazisme.

Les liens du mariage, tout comme la foi en Dieu, qui est souvent représentée dans le Nouveau Testament comme une alliance entre Dieu et l’homme, sont le fruit de décisions personnelles, prises devant les hommes et devant Dieu. Selon le protestantisme, de telles décisions humaines sont faillibles, et donc sans cesse à réaffirmer.

En ce qui concerne la définition de l’amour, le protestantisme complète l’existentialisme dans le sens où l’amour chrétien n’est pas seulement un acte libre, mais aussi un devoir de service envers le prochain, qui nécessite un certain don de soi. Contrairement à l’amour passionnel qui profite du prochain en tirant plaisir de lui, l’amour service fournit un effort qui profite au prochain, en s’adaptant à ses habitudes et à ses besoins. Au romantique qui dit « la promesse de l’amour du couple, je n’y crois pas ! » le protestant répond « la promesse de l’amour du couple sans décision de service mutuel, je n’y crois pas ! »

Un profond renversement de perspective

En forçant un peu le trait, afin de rendre les écarts plus visibles, on peut affirmer, par une boutade, que l’existentialisme chrétien renverse le char du romantisme. A ce dernier qui suppose que lorsque l’amour émotionnel n’y est plus, c’est la fin du couple, la posture chrétienne rétorque que lorsque l’amour émotionnel n’y est plus, c’est le début du couple ! Lorsque les émotions spontanément attirantes ont perdu de leur vigueur, la vie vient mettre à l’épreuve la solidité des promesses du couple, mesurant ainsi la profondeur de l’amour qui unit les époux.

Ce n’est pas le bonheur, mais la crise, qui révèle l’authenticité du mariage. La notion de crise est d’ailleurs centrale pour la philosophie existentialiste. Le mot français crise provient du mot grec krisis, qui signifie décision, jugement, dérivé du verbe grec krinein, juger. Qu’un même mot grec signifie à la fois décision et jugement est ici révélateur. La décision qu’un homme prend dans l’exercice de sa liberté est intimement liée au jugement qui évaluera cette décision. C’est donc lorsque l’épreuve survient, lorsque l’amour des époux n’est plus si évident, lors du désaccord, du froid, de la lassitude ou du vide relationnel, que l’on pourra véritablement évaluer si leur union valait la peine d’être affirmée et célébrée de droit.

L’amour holistique, défi ou promesse

Nous ne sommes plus au XXe siècle, et l’existentialisme chrétien est à son tour en crise. En tant que doctrine de la liberté, l’existentialisme est un individualisme. Or les défis politiques, économiques et écologiques de notre temps sont de nature éminemment communautaire. Dans ce sens, la nouvelle doctrine de l’amour est holistique : elle renvoie la valeur de chaque partie du système à l’intérêt général, planétaire, universel.

La liberté de l’amour du couple se trouve donc à la fois limitée par le souci du bien-être social, et étendue à un projet d’amour de nature cosmologique. Chaque famille a désormais pour tâche de contribuer à la réparation du monde terrestre. Le couple humain doit penser son projet de développement personnel dans le cadre plus large de l’écosystème.

Nous devons cependant rester prudents vis-à-vis de cet amour holistique, car il se présente à nous aujourd’hui sous le double visage d’un devoir écologiquement responsable et d’une fascination émotionnelle pour la Nature qui s’apparente à un nouveau romantisme.

Construire l’amour aujourd’hui

Aucun des divers aspects modernes de l’amour du couple que j’ai esquissés ici ne saurait être mis de côté, ni occuper seul le devant de la scène. L’amour romantique, sensuel, sentimental, émotionnel, érotique, passionnel et conflictuel, libre et décisionnel, service et don de soi, et enfin holistique, sont autant de composantes à bien considérer afin de maximiser les chances de réussite du couple. L’amour moderne est complexe et multiforme, et les promesses de mariage, plus que jamais d’actualité, ont à rendre compte de ce foisonnement de sens que chaque nouveau couple, quelle que soit son orientation sexuelle, recèle potentiellement en lui-même.

Une réflexion sur « Les significations modernes de l’amour du couple »

  1. Bonjour,

    Merci pour votre beau texte dont je partage tout à fait le point de vue, ainsi que la très belle conclusion.

    Sans vouloir donc critiquer votre approche, bien au contraire, je me demande cependant si elle ne se heurte pas à des écueils trop grands (Freud disait : « Je ne puis pas être optimiste et me distingue des pessimistes uniquement parce que le mal, la sottise et la folie ne me mettent pas hors de moi, pour cette simple raison que je les ai à l’avance acceptés comme appartenant à la structure du monde »).( Et il paraît qu’un passage du Talmud affirme que « faire un couple, c’est aussi difficile que de traverser la mer rouge »).

    Il se trouve que de retour aujourd’hui d’un culte de la Réformation dans ma paroisse luthérienne, d’une excellente prédication, et d’un très riche ordre du culte, j’ai eu cependant un peu la même impression d’un décalage entre une approche idéale (ou idéaliste) et une réalité (ou un contexte) implacable.

    Ce décalage va déjà sans dire entre les textes bibliques et la réalité, mais là je fais plutôt allusion au traitement qu’en a fait le (ou la) « ministre de la Parole ».

    Quand il (ou elle) dit par exemple: « Que nul ne vive pour lui-même ! », il (elle) reprend sans doute une parole biblique, et l’auditeur moderne comprend très bien que cela signifie « Que nul ne vive QUE pour lui-même », il n’empêche, le décalage entre l’époque où cette recommandation a été émise et notre époque est flagrant.

    D’ailleurs, si l’on cherche un verset biblique prônant l’amour de soi, on n’en trouvera tout simplement aucun (à part peut-être Proverbe 19, 8 ), car ce sentiment était tout simplement… « tabou »… à l’époque.

    Or, tout le monde sait qu’il en est tout à fait autrement aujourd’hui : je me souviens même d’avoir lu récemment dans un magazine que la première de cinq règles pour être heureux c’était de « s’aimer soi-même »  (je cite quand même les 4 suivantes : -Faire le bien, -Pardonner, – Ne faire du mal à personne, -rester positif)….

    Certes, je suis conscient que ma question en recouvre beaucoup d’autres et qu’on ne peut pas dénouer d’un coup tant de questions nouées entre elles, mais je me suis dit : pourquoi ne pas l’exprimer telle quelle ici ? Merci, donc, de m ’en avoir donné l’occasion.

    Bien cordialement,

    Wilfred Helmlinger

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