Des mondes culturels aux frontières difficilement perméables

Méditation du lundi 11 avril 2022 lors de la Semaine sainte, à l’Eglise de Vauffelin, dans le Jura Bernois, en Suisse.

Le texte de ce jour, selon le lectionnaire œcuménique, est un passage essentiel de l’Evangile de Jean, puisqu’il clôture la première moitié de l’Evangile, consacrée au ministère public de Jésus. Après un bref passage, ce texte est suivi du dernier repas de Jésus avec ses disciples, lors duquel il pratique le lavement des pieds.

Ce texte peut être divisé de plusieurs manières. J’ai choisi d’en repérer quatre parties qui correspondent à la progression et au sens de ma méditation. Ma méditation débutant par une réflexion au sujet des « Grecs » du verset 20, je reporte en fin de texte le commentaire de l’exégète Jean Zumstein à propos de la nature exacte de ces « Grecs ».

Evangile de Jean 12,20-22

20 Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer à l’occasion de la fête. 21 Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » 22 Philippe alla le dire à André, et ensemble ils le dirent à Jésus.

Première partie du message : La demande de la Parole

Tiens, des Grecs ? Je me souviens de l’effet que leur apparition a produit en moi lorsque j’ai lu ce passage pour la première fois dans cet Evangile. Je me suis demandé : d’où sortent-ils ces grecs, et que font-ils là ? J’avais l’impression qu’ils n’étaient pas placés dans le bon décor, ou qu’ils s’étaient trompés de monde.

En effet, dans mon esprit, il y avait le monde de la Bible, celui de Jérusalem, d’Israël et de la foi judéo-chrétienne ; et tout ailleurs, dans un contexte tout-à-fait différent de l’histoire, le monde grec. D’un côté l’Antiquité des philosophes grecs, précurseurs de l’Europe moderne, de la science, de la démocratie et de la laïcité ; et de l’autre, mais complètement séparé, le monde de la Bible, monde en lequel on ne parlait pas grec mais hébreu et araméen, monde dans lequel la pensée grecque ne trouvait pas sa place et seule comptait la foi en Yahvé.

J’avais donc de la peine à imaginer que Jésus a pu évoluer dans un contexte international pluriculturel, et qu’on lui a peut-être parlé de l’Iliade et de l’Odyssée, de Socrate et de Platon. Il ne parle jamais des penseurs grecs et de leurs idées dans son Evangile, donnant l’impression d’être isolé dans un unique référentiel culturel.

Cette frontière entre le monde biblique et le monde européen a bel et bien existé, mais elle n’a jamais été aussi hermétique qu’on l’imagine, et d’une certaine manière, elle existe toujours. Nous sommes, nous chrétiens européens, comme ces Grecs montés à Jérusalem pour adorer Dieu ! Nous avons dû, à un moment de notre vie, traverser la frontière entre les référentiels culturels indoeuropéen et sémitique.

Et que penser de nos mondes actuels, ne sont-ils pas eux-aussi fortement imperméables, cloisonnés ? Je pense notamment aux quatre mondes culturels qui nous cernent de près, dont nous Européens de l’Ouest refusons d’adopter la culture et dont nous redoutons l’influence : Le monde arabe du Moyen Orient, le monde slave de l’Europe de l’Est, le monde africain dont nous sommes séparés par la mer Méditerranée et le monde américain dont nous sommes séparés par l’océan Atlantique.

Ces frontières nous montrent à quel point nous sommes attachés et marqués par nos traditions culturelles, de sorte qu’en dehors de nos repères hérités, nous nous sentons désécurisés et perdus. Dès lors, félicitons donc ces Grecs qui débarquent dans l’Evangile de Jean pour voir et écouter Jésus.

Evangile de Jean 12,23-26

23 Jésus leur répondit en ces termes : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié24 En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. 25 Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. 26 Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera.

Deuxième partie du message : L’annonce de la Parole

Le Christ donne l’impression de ne pas du tout répondre aux Grecs, de les ignorer, mais pourtant si ! Il leur répond mais à sa manière, indirectement, et de façon décalée !

En quatre phrases bien précises, les versets 23 à 26, Jésus expose son Evangile aux Grecs, en soulignant qu’il est universel ! C’est une manière de leur dire : Vous êtes venus à Jérusalem pour adorer Dieu à l’occasion de la Pâque, mais sachez que mon message dépasse les frontières des mondes culturels juif et grec : il est tout aussi valable à Athènes qu’à Jérusalem, ou partout ailleurs, jusqu’aux extrémités de la Terre.

Jésus communique premièrement aux Grecs le sens explicite de sa mort : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié ». Cette glorification veut signifier que sa mort sur la croix va être l’ultime et définitive révélation de Dieu accordée aux hommes ! Mais dans ce qui suit, il tente d’expliquer le sens de sa mort au moyen d’explications qui ont une portée universelle, et qui sont donc compréhensibles partout, au-delà des frontières religieuses et culturelles, parce qu’elles font appel à une image et au bon sens.

« Si le grain ne meurt pas, il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance ». Cette parabole est compréhensible par quiconque connaît la végétation. De même, « Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle ». La personne concernée peut être n’importe qui, pas besoin qu’elle soit juive, chrétienne, grecque ou autre. Il s’agit d’un principe spirituel général.

Cette universalisation laisse penser que le Christ n’est pas seulement le Christ des chrétiens, d’une culture et d’une religion spécifique, mais qu’il est le Christ de tous les humains, et que sa spiritualité est applicable partout, au-delà des étiquettes, même auprès de personnes qui ne connaissent pas l’histoire du judéo-christianisme. On parle d’une manière semblable du message du Bouddha, qui est influent au-delà du bouddhisme, et qui peut même aider les chrétiens à mieux devenir chrétiens. Sans doute que le message de l’Evangile, réciproquement, peut aussi aider les bouddhistes à mieux devenir bouddhistes !

S’il devait y avoir de la vie sur d’autres planètes dans l’Univers, ces populations extra-terrestres auraient sans doute elles aussi besoin d’un Messie. Eh bien, ce Messie d’ailleurs ne pourrait pas être l’homme Jésus de Nazareth, bien entendu, car il reste spécifique à la population d’origine terrestre, mais il pourrait être une manifestation du même Esprit christique, qui appelle à faire don de sa vie à Dieu afin d’habiter la vie éternelle.

Cette religion extraterrestre ne serait pas exactement le christianisme, mais elle pourrait bien véhiculer le sens universel de la croix avec d’autres mots et avec d’autres images.

Evangile de Jean 12,27-34

27 « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. 28 Père, glorifie ton nom. » Alors, une voix vint du ciel : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

29 La foule qui se trouvait là et qui avait entendu disait que c’était le tonnerre ; d’autres disaient qu’un ange lui avait parlé. 30 Jésus reprit la parole : « Ce n’est pas pour moi que cette voix a retenti, mais bien pour vous. 31 C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. 32 Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » 33 – Par ces paroles il indiquait de quelle mort il allait mourir. 34 La foule lui répondit : « Nous avons appris par la Loi que le Messie doit rester à jamais. Comment peux-tu dire qu’il faut que le Fils de l’homme soit élevé ? Qui est-il, ce Fils de l’homme ? »

Troisième partie du message : La crise de la Parole

Dans cette troisième partie du texte, les répercussions de l’annonce de l’Evangile de la croix deviennent beaucoup plus concrètes : Elles sèment le chaos. Il y est question d’âmes troublées, de coups de tonnerre, de confusion de personnes et de jugement du monde.

Autant universel est l’Evangile, autant universel est le trouble qui sévit à son annonce dans l’Univers entier : tout y est en permutation, en chamboulement, en crise, en désordre ! Toute vie paisible est troublée, jusqu’à perturber l’âme même du Christ : « Maintenant mon âme est troublée… ». Misérable, le Fils de l’homme est déchiré entre deux désirs contradictoires, celui de prier son Dieu qu’Il lui épargne le supplice de la croix, et celle d’accomplir jusqu’au bout sa mission divine.

Le christianisme a peut-être ceci d’universel qu’il fusionne deux aspects apparemment contradictoires de la réalité humaine : La vocation divine d’une part ; la faiblesse psychologique d’autre part. Jésus est à la fois le Fils unique de Dieu et un être troublé dans sa faiblesse psychologique. Il fallait oser imaginer un Messie en proie aux hésitations !

Si le Fils de Dieu est un simple homme troublé, on peut aussi inverser la formule, et affirmer que tout homme troublé est un Fils de Dieu. On passe ainsi, une fois de plus, du cas particulier de Jésus au cas général de tous les hommes, qui sont tous appelés par Dieu.

Le cœur troublé du Christ dit l’infinie compassion de Dieu pour une planète souffrante, il dit l’absurdité des guerres et des désastres écologiques, le néant de la mort ; et il dit aussi, malgré tout, une espérance qui surgit des profondeurs de l’être en Christ, l’espérance d’une résurgence, d’un nouveau matin, d’une infinie beauté, d’une victoire finale du bien.

Evangile de Jean 12,35-36

35 Jésus leur répondit : « La lumière est encore parmi vous pour un peu de temps. Marchez pendant que vous avez la lumière, pour que les ténèbres ne s’emparent pas de vous : car celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. 36 Pendant que vous avez la lumière croyez en la lumière, pour devenir des fils de lumière. » Après leur avoir ainsi parlé, Jésus se retira et se cacha d’eux.

Quatrième partie du message : L’éclat de la Parole

L’évocation finale de la lumière, présente encore pour un peu de temps, et dont il faut profiter de la clarté avant que surviennent à nouveau les ténèbres, indique clairement la fin de la première moitié de l’Evangile de Jean, consacrée au ministère public de Jésus, qui s’est donc terminée prophétiquement par la demande des Grecs. Le peuple d’Israël a bénéficié en primeur des lumières de l’Evangile publique de Jésus, mais maintenant, sa mort, qui équivaut à sa glorification, va permettre aux Grecs, aux Européens, et au gens du monde entier, d’accéder à son message.

Nous revenons ainsi à notre observation initiale des mondes culturels isolés et fort peu connectés, pour nous rappeler que notre vieille Europe s’est bâtie avant tout sur deux piliers, ou plutôt deux lumières : celle de l’Evangile et celle de la culture grecque, qui a donné lieu à l’art dramatique, à la philosophie, aux sciences et à la démocratie politique.

Il a donc été nécessaire de fusionner deux mondes pour créer notre civilisation occidentale, le monde de la Bible et le monde issu de la culture hellénistique. Cette combinaison s’est avérée au cours des siècles particulièrement solide et équilibrée, de sorte que lorsque les Lumières de la raison ont pensé pouvoir éliminer les lumières de l’Evangile, au siècle dit des Lumières, le 18e siècle, cela n’a pas fonctionné, et le vieil équilibre entre l’héritage de Jérusalem et celui d’Athènes a été rétabli. Devra-t-il encore durer ? Je le pense.

Citation du commentaire de l’exégète et professeur de Nouveau Testament Jean Zumstein, L’Evangile de Jean (1-12). Commentaire du Nouveau Testament IVa Deuxième série, Genève, Labor et fides, 2014, page 398 :

Qui sont les « Grecs » (Ellenes) dont parle le v.20 ? S’agit-il de Juifs parlant grec ou de « Gentils » de l’Empire romain (le terme « Grec » n’ayant alors pas une connotation nationale) ? Le contexte suggère plutôt de voir dans ces païens des prosélytes ou des craignant-Dieu, venus en pèlerinage à Jérusalem à l’occasion de la Pâque (« montés afin d’adorer pendant la fête »). Ironiquement, ils confirment le diagnostic de 12,19 (« voici, le monte est parti à sa suite ! »). Leur fonction narrative est de représenter l’Eglise pagano-chrétienne ou les croyants du monde non juif.

Note 69 […] Les craignant-Dieu n’avaient pas le droit de manger l’agneau pascal ([…] Josèphe, Bellum VI 327, précise qu’il était interdit aux impurs de partager ce repas et « à plus forte raison aux non juifs venus pour adorer Dieu »). Ils pouvaient néanmoins adorer Dieu dans le parvis des païens […].

Remarque de Gilles Bourquin : Ces restrictions imposées aux pïens venus adorer Dieu à Jérusalem sont peut-être à l’origine de leur intérêt pour la prédication de Jésus, qui était par nature plus ouverte à la conversion des païens au Dieu des juifs.

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