Eléments d’histoire de la prophétie juive, du livre de Joël à Shabataï Tsevi

Synthèse de la présentation

L’histoire du prophétisme juif n’en est qu’à ses débuts dans les écrits bibliques, et elle se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Le livre du prophète Joël, par exemple, combine des annonces de jugements des royaumes terrestres au cours de l’histoire, y compris ceux d’Israël et de Juda (chapitres 1 et 2), avec l’annonce d’un Jour du Seigneur, à la fois terrifiant et merveilleux, marqué par le jugement des nations et la libération définitive du peuple de Dieu (chapitres 3 et 4). Le livre comprend donc clairement deux parties distinctes, locale puis universelle.

Depuis, le prophétisme juif n’a cessé de se développer et d’être réélaboré au cours des siècles. La figure du Messie est apparue dans les derniers livres de la Bible juive (notre Ancien Testament), dont celui de Daniel, qui est marqué par le courant apocalyptique.

Le message de Jésus, proclamé Christ (c’est-à-dire Messie, oint, en grec) par les chrétiens, peut être considéré comme une forme spécifique du prophétisme juif. Sa particularité consiste à dissocier le moment passé de l’apparition historique du Messie (directement suivi du don de l’Esprit) de la future fin de l’Histoire. Notons que ces deux étapes sont encore fusionnées dans la prophétie de Joël. Selon les chrétiens, le temps de l’Eglise, intermédiaire entre la venue du Messie et la fin de l’Histoire, permet aux nations de se convertir.

A une époque bien plus rapprochée de la nôtre, après le drame de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 et leur exil dans toute l’Europe, une autre forme de prophétisme juif, le tsimtsum, se développa dans le cadre de la kabbale, sous l’impulsion du Rabbi Isaac Louria (1534-1572), à l’origine du hassidisme. Selon cette conception prophétique très élaborée et teintée d’ésotérisme, l’histoire humaine dans son ensemble, et en particulier celle du peuple d’Israël, a pour fonction de réparer le monde et de créer ainsi le Messie, qui n’est pas un Sauveur personnel comme celui des chrétiens, mais représente tout le mouvement de la Rédemption dans l’Histoire.

L’épisode de Shabataï Tsevi (1626-1676), qui fut proclamé Messie par la ferveur populaire juive, illustre la fragilité des prophétismes juifs et chrétiens, qui ont tendance à annoncer la venue d’un Messie sauveur lors des périodes dramatiques de l’Histoire. Signalons enfin, même si ce chapitre ne sera pas traité ici, que le sionisme représente une forme moderne de prophétisme juif, qui concrétise l’espoir d’Israël d’un retour en Terre sainte.

La prophétie de Joël dans la Bible juive (notre Ancien Testament)

A partir d’ici, dans toute cette page, mes remarques sont en italique et les citations en caractères droits. Les passages en gras sont une sélection de ma part pour faciliter la lecture et la présentation.

Joël 2,1-11 – L’avènement du jour du Seigneur

Ce texte fait allusion à une invasion de sauterelles, mais il comporte déjà des accents apocalyptiques, qui seront repris dans la 2ème partie du livre de Joël (chapitres 3 et 4). Les versets 10 et 11, par exemple, donnent l’impression d’un avènement final, alors que dans les chapitres 1 et 2 il s’agit encore d’un événement catastrophique particulier de l’histoire d’Israël.

1 Sonnez du cor à Sion, poussez une clameur sur ma montagne sainte !
Que tous les habitants du pays frémissent : le jour du SEIGNEUR vient, il est proche.

2 C’est un jour de ténèbres et d’obscurité, un jour de nuée et de sombres nuages.
Comme l’aurore, se déploie sur les montagnes un peuple nombreux et puissant,
tel qu’on n’en a jamais vu, tel qu’après lui il n’y en aura plus jamais,
jusqu’aux années des générations les plus lointaines.

3 Devant lui, le feu dévore, derrière, la flamme consume.
Tel le jardin d’Eden, la terre est devant lui, derrière, c’est un désert dévasté.
Aussi, rien ne lui échappe.

4 Il est semblable à des chevaux ; comme des coursiers, ainsi courent-ils.

5 C’est comme un bruit de chars bondissant sur les sommets des montagnes ;
comme le crépitement d’un foyer brûlant qui dévore le chaume ;
comme un peuple puissant rangé en bataille.

6 Devant lui, les peuples se tordent de douleur, tous les visages s’empourprent.

7 Comme des braves, ils courent ; tels des guerriers, ils escaladent la muraille.
Chacun va son chemin, ils ne s’écartent pas de leur sentier.

8 Personne ne bouscule son voisin, chacun avance tout droit.
A travers les projectiles, ils foncent ; ils ne se débandent pas.

9 Ils traversent la ville, courent sur les remparts, escaladent les maisons ;
par les fenêtres, ils entrent comme des voleurs.

10 Devant eux, la terre frémit, le ciel est ébranlé ;
le soleil et la lune s’obscurcissent et les étoiles retirent leur clarté,

11 tandis que le SEIGNEUR donne de la voix à la tête de son armée.
Ses bataillons sont très nombreux : puissant est l’exécuteur de sa parole.
Grand est le jour du SEIGNEUR, redoutable à l’extrême : qui peut le supporter ?

Joël 3,1-4,2 – Bouleversements eschatologiques

Les chapitres 3 et 4 constituent la deuxième partie du livre de Joël, qui décrit les bouleversements de la fin de l’histoire dans son ensemble. Le troisième chapitre du livre (Jl 3,1-5) est cité en entier (selon sa version grecque dite de La Septante) dans le discours de l’apôtre Pierre à la Pentecôte (Actes 2,16-21) et revêt donc une importance majeure pour le christianisme, qui considère le don de l’Esprit au début de l’Eglise comme l’accomplissement de la prophétie de Joël. Dans la prophétie de Joël, le don de l’Esprit et l’avènement final du jour du Seigneur sont encore fusionnés, tandis que le christianisme distingue la venue passée du Christ, le temps présent de l’Eglise et la future fin des temps (voir plus bas, citation de l’Evangile de Matthieu).

1 Après cela, je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront,
vos vieillards auront des songes, vos jeunes gens auront des visions.

2 Même sur les serviteurs et les servantes, en ce temps-là, je répandrai mon Esprit.

3 Je placerai des prodiges dans le ciel et sur la terre, du sang, du feu, des colonnes de fumée.

4 Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang à l’avènement du jour du SEIGNEUR, grandiose et redoutable.

5 Alors, quiconque invoquera le nom du SEIGNEUR sera sauvé. En effet, il y aura des rescapés sur la montagne de Sion et à Jérusalem, comme le SEIGNEUR l’a dit, parmi les survivants que le SEIGNEUR appelle.

1 Oui, précisément en ce temps-là, lorsque je restaurerai Juda et Jérusalem,

2 je rassemblerai toutes les nations et je les ferai descendre dans la vallée nommée « Le SEIGNEUR juge ».
Et là, je plaiderai contre elles au sujet d’Israël, mon peuple et mon patrimoine :
parce qu’elles l’ont dispersé parmi les peuples et qu’elles ont partagé mon pays.

Joël 4,18-21 – Ere paradisiaque et restauration d’Israël

Ce texte est la partie finale du livre. Toutes les prophéties de la Bible juive se terminent de façon favorable au peuple d’Israël, donnant l’impression que le Paradis originaire est restauré pour l’éternité, grâce à la compassion divine et la rédemption des péchés. Les chrétiens interprètent les lieux de Juda, la Maison du Seigneur, Jérusalem, Sion, etc. comme des évocations du peuple de Dieu dépassant les frontières d’Israël et du judaïsme.

18 Ce jour-là, les montagnes dégoutteront de vin nouveau, les collines ruisselleront de lait ;
dans tous les ruisseaux de Juda, les eaux couleront. Une source jaillira de la Maison du SEIGNEUR et elle arrosera la Vallée des Acacias.

19 L’Egypte deviendra une terre dévastée, Edom un désert dévasté à cause de la violence faite aux fils de Juda : ils ont répandu du sang innocent dans leur pays.

20 Mais Juda sera habitée à jamais et Jérusalem d’âge en âge.

21Je déclare leur sang innocent, oui je le déclare. C’est le SEIGNEUR qui habite à Sion.

La petite apocalypse (révélation finale) au chapitre 24 de l’Evangile de Matthieu

Chacun des trois Evangiles synoptiques du Nouveau Testament comprend une brève prophétie apocalyptique (Matthieu 24, Marc 13, Luc 21), qui précise la vision chrétienne de l’histoire qui se déroule depuis la venue de Jésus-Christ jusqu’à la fin du monde, à savoir le temps de l’Eglise. Nous choisissons de reproduire ici la version de Matthieu.

Evangile de Matthieu 24,1-3 – Annonce de la destruction du temple de Jérusalem

1 Jésus était sorti du temple et s’en allait. Ses disciples s’avancèrent pour lui faire remarquer les constructions du temple. 2 Prenant la parole, il leur dit : « Vous voyez tout cela, n’est-ce pas ? En vérité, je vous le déclare, il ne restera pas ici pierre sur pierre : tout sera détruit. » 3 Comme il était assis, au mont des Oliviers, les disciples s’avancèrent vers lui, à l’écart, et lui dirent : « Dis-nous quand cela arrivera, et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde. »

Evangile de Matthieu 24,4-14 – Le commencement des douleurs

Ce passage précise ce qui doit arriver avant la fin des temps : Faux Messies et faux prophètes, guerres, famines, tremblements de terre, haine des chrétiens, iniquité, prédication de la Bonne Nouvelle au monde : ce dernier critère semble être décisif pour le commencement des temps de la fin.

4 Jésus leur répondit : « Prenez garde que personne ne vous égare. 5 Car beaucoup viendront en prenant mon nom ; ils diront : “C’est moi, le Messie”, et ils égareront bien des gens. 6 Vous allez entendre parler de guerres et de rumeurs de guerre. Attention ! Ne vous alarmez pas : il faut que cela arrive, mais ce n’est pas encore la fin. 7 Car on se dressera nation contre nation et royaume contre royaume ; il y aura en divers endroits des famines et des tremblements de terre. 8 Et tout cela sera le commencement des douleurs de l’enfantement. 9 Alors on vous livrera à la détresse, on vous tuera, vous serez haïs de tous les païens à cause de mon nom ; 10 et alors un grand nombre succomberont ; ils se livreront les uns les autres, ils se haïront entre eux. 11 Des faux prophètes surgiront en foule et égareront beaucoup d’hommes. 12 Par suite de l’iniquité croissante, l’amour du grand nombre se refroidira ; 13 mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. 14 Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier ; tous les païens auront là un témoignage. Et alors viendra la fin.

Note Gilles: L’apôtre Paul espérait achever l’évangélisation du monde de son vivant, afin de rapprocher la venue du Christ en gloire.

Evangile de Matthieu 24,15-25 – La grande tribulation

15 « Quand donc vous verrez installé dans le lieu saint l’Abominable Dévastateur, dont a parlé le prophète Daniel, – que le lecteur comprenne ! – 16 alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils fuient dans les montagnes ; 17 celui qui sera sur la terrasse, qu’il ne descende pas pour emporter ce qu’il y a dans sa maison ; 18 celui qui sera au champ, qu’il ne retourne pas en arrière pour prendre son manteau. 19 Malheureuses celles qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là ! 20 Priez pour que vous n’ayez pas à fuir en hiver ni un jour de sabbat. 21 Il y aura alors en effet une grande détresse, telle qu’il n’y en a pas eu depuis le commencement du monde jusqu’à maintenant et qu’il n’y en aura jamais plus. 22 Et si ces jours-là n’étaient abrégés, personne n’aurait la vie sauve ; mais à cause des élus, ces jours-là seront abrégés. 23 Alors, si quelqu’un vous dit : “Le Messie est ici !” ou bien : “Il est là”, n’allez pas le croire. 24 En effet, de faux messies et de faux prophètes se lèveront et produiront des signes formidables et des prodiges, au point d’égarer, s’il était possible, même les élus. 25 Voilà, je vous ai prévenus.

Evangile de Matthieu 24,26-35 – L’avènement du Fils de l’homme

26 « Si donc on vous dit : “Le voici dans le désert”, ne vous y rendez pas. “Le voici dans les lieux retirés”, n’allez pas le croire. 27 En effet, comme l’éclair part du levant et brille jusqu’au couchant, ainsi en sera-t-il de l’avènement du Fils de l’homme. 28 Où que soit le cadavre, là se rassembleront les vautours. 29 Aussitôt après la détresse de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. 30 Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; alors toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine ; et elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel dans la plénitude de la puissance et de la gloire. 31 Et il enverra ses anges avec la grande trompette, et, des quatre vents, d’une extrémité des cieux à l’autre, ils rassembleront ses élus. 32 Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l’été est proche. 33 De même, vous aussi, quand vous verrez tout cela, sachez que le Fils de l’homme est proche, qu’il est à vos portes. 34 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. 35 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.

Evangile de Matthieu 24,36-44 – Nul ne connaît le jour : veillez !

La conclusion du discours apocalyptique des Evangiles est une recommandation pour le présent. Etant donné que l’on ignore le moment de la fin, il faut se comporter comme si ce jour était tout proche, et veiller attentivement tout au long de sa vie. L’Evangile traduit donc la prophétie apocalyptique, qui concerne l’avenir, en une spiritualité qui concerne le présent. La venue de Jésus-Christ anticipe le futur dans le présent, , qui est en tout temps rempli de l’intensité des temps de la fin.

36 « Mais ce jour et cette heure, nul ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne sinon le Père, et lui seul37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; 38 car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, 39 et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme. 40 Alors deux hommes seront aux champs : l’un est pris, l’autre laissé ; 41 deux femmes en train de moudre à la meule : l’une est prise, l’autre laissée. 42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l’heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison. 44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ignorez que le Fils de l’homme va venir.

Remarques théologiques conclusives à propos de la petite apocalypse de Matthieu

Quant au moment de la venue du Fils de l’homme (la seconde venue de Jésus-Christ en gloire) et de la fin du monde, les textes du chapitre 24 de Matthieu présentent trois options :
a) La fin viendra une fois que l’évangélisation de nations sera terminée (v.14).
b) La fin sera très proche, avant que cette génération (celle de l’Eglise primitive) ne passe (v.34).
c) Nul ne connaît ni le jour ni l’heure de la fin, même pas le Fils (v.36,42,44).

Les textes ci-dessus permettent d’observer certaines reprises de la prophétie de Joël dans la petite apocalypse de l’Evangile de Matthieu : Jl 2,2 -> Mt 24,21 ; Jl 2,10 et Jl 3,4 -> Mt 24,29. On observe que la transcription des prophéties est très libre, replaçant un événement local dans une apocalypse finale.

Rabbi Isaac Louria (1534-1572) et le tsimtsoum

Dans cette partie et la suivante consacrée à Shabataï Tsevi, toutes les citations proviennent de l’ouvrage en photographie ci-dessus, dont les références exactes sont Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, Spiritualités, 1992. J’ai opéré une sélection de textes, qui permet de se faire une idée, mais qui ne remplace évidemment pas la lecture complète du livre, soigneusement documenté. J’ai la plupart du temps retranscrit ici des paragraphes entiers, et les titres sont ceux de l’ouvrage, reproduits ici sans leur hiérarchie.

Avant-propos

« En fait, la méditation hébraïque se rencontre déjà au 1er siècle à l’aube de la période talmudique. Elle parcourt les siècles discrètement, transmise de maîtres à disciples dans un secret quasi absolu.
Les hassidim (« hommes pieux ») de l’Allemagne médiévale, sous la conduite de Rabbi Yéhouda le Pieux, ont beaucoup développé et pratiqué des exercices de méditation, souvent centrés autour de la récitation combinatoire des Noms de Dieu » (p.9)

« Nous avons préféré aborder la méditation hébraïque à partir d’un courant du judaïsme qui l’a beaucoup pratiquée et développée. Il s’agit du hassidisme polonais, fondé par la figure légendaire du Baal Chem Tov, le Maître du Bon Nom.
Comme le dit très justement Sholem [1897-1982], « le hassidisme est la dernière phase de l’évolution de la mystique juive » et, bien que nous ne puissions pas nous identifier entièrement à ce mouvement, nous sommes les héritiers de son esprit et de ses méthodes » (p.11)

« La première partie [de l’ouvrage], intitulée « Voyages d’un étincelle » expose brièvement les fondements historiques du hassidisme, ses origines dans la Cabale de Rabbi Isaac Louria et dans l’aventure du faux messianisme de Shabataï Tsevi. Chemin faisant, sont exposés les thèmes fondamentaux de la Cabale de Louria qui ont offert au hassidisme le noyau philosophique et théologique de sa vision du monde… » (p.11)

« Terminons cet avant-propos en expliquant le sens du titre de ce livre: Tsimtsoum, mot hébreu, du verbe letsamtsem qui signifie « contracter », « concentrer ».
Il s’agit de la contraction de la lumière divine à l’origine de la possibilité même du monde. Le Tsimtsoum, dont la théorie depuis Rabbi Isaac de Louria constitue toute une partie spécifique de la mystique juive, désigne pour nous le modèle de l’être en mouvement, sortant du principe d’identité pour laisser place à l’altérité d’autrui et l’altérité de soi.
Le Tsimtsoum est donc à la fois ontologique, existentiel, anthropologique et sociologique » (p.15)

« Une image: Dieu se retire de lui-même, en lui-même, pour laisser place à l’Autre, à la création et à la créature. Capacité matricielle de Dieu ou Rahmanout, de Réhem en hébreu, « matrice » – dont les lettres écrivent aussi le mot Mahar qui veut dire « demain » » (p.15)

« Erreur de la recherche du Nirvana où tout l’être de l’homme est inclus dans la totalité du divin.
Erreur du panthéisme où tout le divin est annulé dans l’immanence radicale de la création.
Le Tsimtsoum est création à distance, de la religion proprement dite comme séparation, comme transcendance.
Paradoxe: « On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l’être séparé se maintient tout seul dans l’existence sans participation à l’être dont il est séparé – capable éventuellement d’y adhérer par la croyance » (Levinas).
Le Tsimtsoum rend possible une relation entre l’être ici-bas et l’être transcendant qui n’aboutit à aucune communauté de concept, ni à aucune totalité, « relation sans relation » qui est la religion même.
Le Tsimtsoum, c’est l’impossibilité de toute totalité. Du moi par rapport à lui-même, et du moi se totalisant avec un autre, Autrui ou Dieu » (p.15-16)

Première partie. Voyages d’une étincelle
Chapitre I. Le hassidisme aujourd’hui

« Le hassidisme n’est pas un phénomène exclusivement « religieux ». C’est une manière d’être caractérisée par un surcroît de vitalité et de vivacité.
Le hassidisme, c’est la joie de vivre et l’enthousiasme de réaliser; c’est la merveille de sentir la vibration continue du monde, que toute chose à un sens, qu’il n’y a pas de « zone d’indifférence », qu’il n’y a pas de temps mort » (p.20)

« Oui, c’est vrai, des hassidim de Breslav sont entrés en chantant dans les chambres à gaz: ils réussirent ainsi à prouver, au cœur de l’Enfer, qu’ils étaient restés des hommes jusqu’au bout, qu’ils ne s’étaient pas laissé défigurer, abaisser, pour ne pas mourir avant de mourir » (p.21)

« Auschwitz n’est pas seulement un lieu, c’est un symptôme et maintenant un symbole: « l’échec de l’humain ! » Le hassidisme, c’est la recherche au sein du judaïsme de ce qui pourra faire échouer le « principe d’Auschwitz ».

« Dire sa douleur et son angoisse, se permettre d’éprouver effectivement autant d’angoisse, qu’en mérite la réalité du monde, c’est aussi déjà une manière fondamentale de déployer une plénitude de la conscience et d’éviter ainsi la plupart des effets destructeurs des angoisses non dites et recouvertes d’un pseudo-oubli » (p.23)

Chapitre II. Les origines du hassidisme

« Dans la tradition juive, le mot hassid et son pluriel hassidim qui peut signifier « pieux » ou « dévot » a donné naissance par deux fois à un mouvement nommé « hassidisme ». Le premier se manifesta dans l’Allemagne médiévale. Le second est le mouvement polonais et ukrainien des XVIIIe et XIXe siècles qui n’a strictement aucun rapport avec le premier, si ce n’est le nom » (p.26)

Naissance d’une mystique

« La naissance de la mystique à un stade déterminé de l’histoire religieuse est liée à certaines conditions.
Quand les grandes religions naissent et se constituent, elles ne sont pas encore des religions mystiques. Elles sont au départ le résultat de situations sociales et religieuses qui cherchent à situer l’homme par rapport à Dieu, ou des dieux, qui permettent à l’homme de mesurer la distance qui le sépare du monde et de Dieu. La religion est le « chemin » qui aide l’homme à franchir l’abîme le séparant de l’Au-delà qu’il nomme Dieu. Ainsi naissent les préceptes, la foi et les prières » (p.27)

« La mystique naît quand les forces religieuses nouvelles s’éveillent dans le cadre d’une religion fortement institutionnalisée » (p.27)

Chapitre III. « Le palais des vases brisés »
Les thèmes fondamentaux de la nouvelle Cabale

« La Cabale primitive est celle qui s’est développe en Espagne au XIIe siècle en donnant naissance entre autres au Zohar et au Livre de la Création.
Cette tradition avait comme problématique la délivrance des chaines de ce chaos qu’est l’Histoire: Une recherche pour sortir de la confusion et des cataclysmes de l’Histoire. Les cabalistes espagnols choisirent la voie de ce que l’on pourrait appeler une archéologie, une fuite vers le commencement, vers la Genèse primitive du ou des mondes. On peut dire aussi qu’ils cherchaient la rédemption individuelle, une mystique de l’individu. Les questions posées étaient: « En quoi consiste la vie d’un juif ? Quel est le secret de son existence ? Quel est le secret de la Tora, des actes de l’homme ici-bas et de ses rapports avec Dieu ?
Avec l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, la Cabale changea la problématique. Les questions devinrent plus essentielles et plus ancrées dans la réalité, dans la réalité historique.
L’expérience tragique et très concrète de l’exil fit de l’exil et de la rédemption une question vitale pour les esprits vivants et créateurs de la nation dans le domaine religieux.
Cette remarque explique aussi comment une doctrine émanant d’un cercle restreint se transforma en un mouvement collectif et devint un facteur historique d’une puissance extraordinaire.
Les nouveaux cabalistes de Safed [ville de haute Galilée en Israël] ne se préoccupèrent plus de l’archéologie mais de l’eschatologie des mondes, de sa fin et de sa rédemption.
La nouvelle Cabale a été la réponse religieuse du judaïsme à l’expulsion des juifs d’Espagne.
En une génération, en l’espace de quarante ans qui suivirent l’expulsion, se firent jour une fermentation et un réveil messianique d’une puissance formidable.
Dans la petite ville de Safed en Galilée se retrouvèrent à cette époque les plus grandes sommités du judaïsme mondial.
C’est là que Rabbi Isaac Louria élabora et enseigna sa vision du monde qui est un des moments clefs de l’histoire et de la pensée d’Israël. Né à Jérusalem en 1534, il mourut à Safed en 1572 à l’âge de trente-huit ans [par comparaison, vie de Calvin de 1509 à 1564].
La Cabale de Rabbi Isaac Louria connut un succès immédiat, car elle répondait aux questions de l’existence.
Il est nécessaire ici de simplifier énormément un ensemble de concepts qui se sont développés sur des milliers de pages.
Les idées développées par Rabbi Isaac Louria sont en fait des étapes d’une philosophie de l’histoire au niveau cosmique. La doctrine hassidique reprendra les mêmes thèmes et leur donnera une portée existentielle. Il y a trois moments essentiels: le Tsimtsoum ou le retrait, la Chevira, la brisure, et le Tiqoun ou la réparation » (p.30-31)

Le Tsimtsoum ou le retrait

« La théorie du Tsimtsoum représente une des conceptions les plus surprenantes et les plus hardies dans l’histoire de la Cabale. Tsimtsoum signifie originellement « concentration » ou « contraction » . Dans le langage cabaliste, il est mieux traduit par « retrait » ou « rétraction » .
Rabbi Isaac Louria se posa les questions suivantes:
– Comment peut-il y avoir un monde si Dieu est partout ?
– Si Dieu est « Tout en tout », comment peut-il y avoir des choses qui ne soient pas Dieu ?
– Comment Dieu peut-il créer le monde ex nihilo, s’il n’y a pas de néant ?

Rabbi Isaac Louria répondit en formulant la théorie du Tsimtsoum ou « retrait ». Selon cette théorie, le premier acte du Créateur ne fut pas de se révéler lui-même à quelque chose d’extérieur. Loin d’être un mouvement sur le dehors ou une sortie de son identité cachée, la première étape fut un repli, un retrait: Dieu se retira « de lui-même en lui-même » et, par cet acte, abandonna au vide une place en son sein, créa un espace pour le monde-à-venir.
En un certain point au sein de la lumière de l’In-fini (En-sof), l’essence divine ou la « lumière » s’éclipsa; un espace étant laissé vide au milieu. Par rapport à l’Infini, cet espace n’était pas plus qu’un point infinitésimal, mais par rapport à la Création, c’était tout l’espace cosmique. Dieu ne put se manifester que parce que au préalable il se retira » (p.31-32)

La Chevira ou la brisure

« La deuxième étape du processus de la Création dans la Cabale de Louria se nomme Chevirat kelim ou « brisure des vases ».
Après le Tsimtsoum, la lumière divine jaillit dans l’espace vide sous forme d’un rayon en ligne droite. Cette lumière se nomme Adam Qadmon, c’est-à-dire l’ « homme primordial ». Adam Qadmom n’est rien d’autre qu’une première figure de la lumière divine qui vient de l’essence de l’En-sof (Infini) dans l’espace du Tsimtsoum, non pas de tous côtés, mais comme un rayon dans une seule direction.
Au départ, les lumières émanées étaient équilibrées, c’est-à-dire homogènes (or yachar, veor hozère), puis les lumières qui jaillirent des yeux de « l’homme primordial » émanèrent selon un principe de séparation, atomisées ou punctiformes (olam haneqoudim).
Ces lumières furent contenues dans des vases solides. Quand les lumières émanèrent par la suite, leur impact se révéla trop fort pour leurs récipients qui, ne pouvant les contenir, éclatèrent. La majeure partie de la lumière libérée remonta à la surface supérieure, mais un certain nombre d’ « étincelles » demeurèrent collées aux fragments des récipients brisés. Ces fragments, de même que les « étincelles » divines qui y adhéraient, « tombèrent » dans l’espace vide. Ils y donnèrent naissance, à un moment donné, au domaine de la qlipa, c’est-à-dire l’ « écorce » ou la « coquille » que la terminologie cabaliste nomme l’ « Autre Côté ».
La « brisure des vases » introduit dans la création un déplacement. Avant la brisure, chaque élément du monde occupait une place adéquate et réservée: avec la brisure, tout est désarticulé. Tout est désormais imparfait et déficient, en un sens « cassé » ou « tombé ». Toutes les choses sont « ailleurs », écartées de leur place propre, en exil… Insistons sur cet aspect fondamental de l’explication de Louria.
Les termes essentiels sont, ici, les mots « exil » et « étincelles ». Les étincelles de sainteté sont tombées dans le monde et sont entourées par les écorces qui empêchent la possibilité de les atteindre. Le travail de l’homme sera de les briser [les écorces].
L’Exil n’est plus seulement celui du peuple d’Israël, mais d’abord l’exil de la Présence divine dès l’origine de l’univers.
Ce qui advient dans le monde ne peut être que l’expression de cet exil primitif et essentiel (on serait tenté de dire: ontologique) » (p.32-33)

« L’importance historique de ces idées est évidente. Elles fournissent une réponse immédiate au problème le plus important de l’époque: l’existence d’Israël en exil.
Le système de Louria donne aux juifs l’assurance qu’ils ne sont pas seuls concernés par leurs souffrances mais que celles-ci contiennent un mystère profond. L’amère expérience d’Israël n’est que le symbole, fût-il douloureux et concret, d’un conflit au cœur de la création.
Cette explication cabaliste est d’une originalité saisissante dans la mesure où elle ne considère pas l’exil uniquement comme une épreuve pour la foi, ni comme une punition pour les fautes, mais avant tout comme une mission.
Comme nous allons maintenant le montrer en détail, le but de cette mission est d’élever les étincelles saintes dispersées, et de libérer la lumière divine et les âmes saintes du domaine de la clipa, que représentent sur un plan terrestre et historique la tyrannie et l’oppression » (p.33-34)

Le Tiqoun ou la réparation

« Le Tiqoun qui signifie « réparation », « restauration » ou « réintégration » est le processus par lequel l’ordre idéal est rétabli; c’est la troisième phase fondamentale du grand cycle proposé par Louria.
La « brisure des vases » est une défectuosité qui requiert réparation; la création du côté divin comme du côté humain doit entrer dans un processus de Tiqoun. Il faut ramener les choses à leur place et à leur nature propre. La réparation ne peut pas se faire d’elle-même, c’est à l’homme qu’incombe la responsabilité de cette étape. L’homme devient responsable de l’histoire du monde. La philosophie de l’histoire de Louria devient ainsi une philosophie engagée où l’homme acquiert une place centrale.
L’homme et Dieu deviennent associés dans la création. Il est vrai qu’après la « brisure des vases », Dieu a révélé de nouvelles lumières et a déjà commencé à réparer le monde, mais cette réparation n’est pas terminée. Le monde ne s’est pas tout-à-fait trouvé réparé par l’action divine. L’acte décisif a été confié à l’homme.
On peut dire que l’histoire de l’homme est l’histoire du Tiqoun.
L’histoire de l’homme est l’histoire du Tiqoun, c’est-à-dire l’histoire de l’échec du Tiqoun » (p.34-35)

« Au niveau des textes de Rabbi Isaac Louria, on rencontre l’idée d’un premier essai du Tiqoun avec Adam Harichone, Adam le premier homme. Adam aurait dû réparer le monde, mais il n’a pas accompli sa tâche. S’il l’avait fait, la Genèse aurait conduit immédiatement à l’état messianique, ce qui veut dire qu’il n’y aurait pas eu de développement historique. L’exil cosmique aurait pris fin, Adam ayant été alors l’agent de la rédemption qui aurait rétabli le monde dans son unité. Le processus historique se serait achevé avant même d’avoir commencé.
Hélas, ou plutôt heureusement, Adam échoua. Au lieu d’unir ce qui devait être uni et séparer ce qui devait être séparé, il sépara ce qui était uni: « Il sépara le fruit de l’arbre » » (p35)

« L’entrée de l’homme dans le jardin d’Eden correspond au moment de la presque restauration de la brisure. L’épisode du fruit et la sortie du jardin signifient la seconde brisure. La Mission qu’avait Adam de réparer et restaurer les mondes rejaillit maintenant sur ses descendants mais de manière incomparablement plus difficile et plus complexe » (p.35).

Chapitre IV. Le voyage des « étincelles »
Les étincelles individuelles

« La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son « étincelle individuelle » à tous les niveaux.
Il est possible qu’une seule vie ne suffise pas pour ce travail. Il se peut que le Tiqoun doive être réalisé laborieusement et par étape au cours de nombreuses vies et transmigrations, ou Guilgoulim » (p.39)

Note Gilles: Comme bon nombre de systèmes de salut par les œuvres, le Tiqoun en vient à admettre une forme de réincarnation, plusieurs vies humaines étant nécessaires pour atteindre la perfection du salut individuel et la restauration des fautes commises dans le monde.

Exil et étincelles

« Le succès du système de Louria vient en grande partie – comme Sholem l’a souligné – du fait qu’il constituait une réponse aux bouleversements historiques de son époque » (p.40)

« L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du Tiqoun, ramener chaque chose à sa place; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles aux quatre coins du monde.
Par conséquent, il doit lui-même, le peuple, être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’Exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but de réparation et le « tri ».
En effet la réparation s’accomplit sous la forme d’un « tri » du bien à partir du mal, visant la séparation absolue des domaines du Saint et de l’impur qui se sont mélangés lors de la brisure originelle et au moment de l’épisode du fruit dans le jardin d’Eden » (p.40)

« Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ « élévation des étincelles », non seulement à partir des lieux qu’ils foulent de leurs pieds dans leur exil, mais aussi au sein de l’exil cosmique où ils sont jetés intérieurement et qu’ils mènent à son terme peu à peu par leurs actes. C’est à partir de cette conception, nous y reviendrons, que les maîtres hassidiques créeront la théorie et la pratique des voyages, non pas initiatiques, mais qui ont trait à l' »élévation des étincelles » (p.41)

Note Gilles: Cette idée d’une mission du peuple de Dieu aux quatre coins du monde devant amener et précéder la réparation de toutes choses est comparable à celle exprimée en Matthieu 24,14 : « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier ; tous les païens auront là un témoignage. Et alors viendra la fin ».

Chapitre V. Créer le Messie…
Le rôle du Messie

« L’homme qui accomplit un précepte ne fait plus simplement que l’accomplir, il se livre à une action universelle. Il répare quelque chose. L’action de l’homme devient le moteur même de l’histoire.
Par nos actes, nous sommes tous engagés dans une unique aventure messianique à laquelle nous sommes tenus de participer.
Dans ce contexte, le Messie n’est pas celui qui produit la Rédemption, il n’est que la manifestation de la réussite de la Rédemption.
On ne peut plus attendre le Messie, on doit le créer. En tant que symbole de l’achèvement du Tiqoun, le Messie perd sa valeur personnelle, on comprend pourquoi il a peu d’importance dans la Cabale de Rabbi Isaac Louria.
La notion d’un homme-messie disparaît. Il n’y a plus un sauveur de l’humanité qui rachète l’humanité par sa simple existence et sa simple souffrance.
Ces notions sont révolutionnaires dans la mesure où elles bouleversement les idées reçues sur le Messie, voyant en lui une sorte de sauveur miraculeux qui, par sa seule action, amènerait la Rédemption.
A partir de Louria, on n’attend plus un mouvement messianique déterminé, lié à un Messie nommément désigné; le Messie devient le peuple d’Israël en entier. C’est le peuple d’Israël dans son ensemble qui se prépare à réparer la cassure originelle. On comprend dans ce contexte que la Rédemption d’Israël (au sens national et politique du terme) ait été une perspective très réelle.
Pour terminer ce résumé des concepts clé de la nouvelle Cabale, on peut dire que sa révolution consista précisément à rendre au juif le sentiment de sa responsabilité et de sa dignité en lui faisant prendre conscience que l’Histoire n’est pas une fatalité, que le juif n’est pas destiné à être malheureux, mais qu’il a en lui de manière collective et individuelle les ressources d’un combat pour le bonheur, les forces et la liberté » (p.43-44)

Note Gilles: Derrière la phrase « Il n’y a plus un sauveur de l’humanité qui rachète l’humanité par sa simple existence et sa simple souffrance » on sent une pointe polémique anti-chrétienne à peine cachée, quand bien même la notion de messianisme communautaire ne doive pas être totalement exclue du christianisme.

Shabataï Tsevi (1626-1676)

Chapitre VI. Les dérives du messianisme
Shabataï Tsevi et Jacob Frank

« L’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 fut ressentie par le peuple juif comme une des crises les plus graves de son histoire après la chute du deuxième temple, en l’an 70. Nous avons montré que la nouvelle Cabale de Louria, d’une certaine façon, donnait l’explication et le sens de l’Exil.
L’an 1648 fut attendue avec impatience par de nombreux adeptes de la nouvelle Cabale car ils y voyaient l’année de la rédemption finale. Contrairement à cette attente, l’an 1648, en hébreu l’an 408 (Tah), fut celui d’une autre grande catastrophe du peuple juif.
La Pologne fut traversée par dix ans de guerres, attaquée par les armées cosaque, russe et suédoise. Les juifs de Pologne furent pris dans cette tourmente de façon particulièrement dramatique.
En ces dix ans de guerre (1648-1658), plus de trois cent communautés furent détruites en Pologne et plus de 250 000 juifs tués. Ceux qui restaient étaient appauvris et découragés, accomplissant les travaux les plus durs et les plus humiliants pour ne pas mourir de faim.
On revit à cette époque le lamentable spectacle qu’avaient présenté les juifs expulsés d’Espagne et du Portugal. Partout, on rencontrait des juifs polonais à l’aspect hâve et décharné, qui erraient à la recherche d’un asile […] » (p.45)

« Les massacres de 1648 constituent dans l’histoire du peuple juif un événement fondamental – peut-être faudrait-il dire fondateur – du même ordre que l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, que la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70 » (p.46)

« La sortie d’Egypte fut suivie du don de la Tora, la destruction du Temple donna lieu à la création du Talmud, l’expulsion d’Espagne fit voir le jour à la nouvelle Cabale de Safed.
On peut affirmer que les massacres de 1648-1658 furent d’une importance considérable dans la mesure où ils rendirent possible la venue de Shabataï Tsevi et plus tardivement du hassidisme » (p.46)

Shabataï Tsevi

« Nous avons montré précédemment que la figure du Messie dans la Cabale de Louria était collective. C’est le peuple dans son ensemble qui constitue le messie. Nous en avons souligné l’importance.
Cependant, dans une situation de catastrophe aussi profonde que les massacres de 1648-1658, les vieilles idées conservatrices d’un Messie personnel, c’est-à-dire, ici, incarné dans une personne, réapparurent et reprirent plus de force.
La question que devaient se poser plusieurs centaines de milliers de personnes était certainement : « Le Messie va-t-il enfin venir ? »
Nous retombons alors dans cette vision qui veut que le Messie inaugure la Rédemption alors que nous avions souligné que dans la nouvelle Cabale, c’était la Rédemption qui inaugurait la possibilité même du Messie.
Sept années après la fin des massacres, le Messie arriva… Il s’appelait Shabataï Tsevi » (p.47)

Shabataï Tsevi naquit à Smyrne [Turquie, actuelle Izmir] le 9 Av – jour commémorant la destruction des premier et second Temples – en l’année 1626 (5386). C’était un samedi.
Shabataï Tsevi – Tsevi était son nom de famille – fut en fait un homme malade, affecté d’un grave déséquilibre mental, oscillant entre l’euphorie de l’extase et l’angoisse de la mélancolie et qui passa par des états maniaco-dépressifs successifs.
Il était très loin du type traditionnel de la figure du Messie. Il ne fut pas un conquérant faisant trembler les rois de ce monde. Il ne vint pas mener toutes choses à leur accomplissement. Il possédait une bonne éducation rabbinique, connaissait le Talmud et était très versé dans la Cabale, en particulier celle de Louria.
On peut se demander alors ce qui le fit considérer comme un personnage particulier ? Sa biographie nous apprend que lors des moments d’exaltation religieuse, il en vint à commettre des actes étranges consistant à enfreindre la Loi. De plus, il prenait plaisir à ces infractions, se livrant à des manifestations excentriques, déclarant qu’il s’agissait de cérémonies religieuses ayant un sens particulier. Certainement un sens mystique de l’ordre du Tiqoun. Mais l’idée d’un « saint transgresseur », un « saint pécheur » n’était pas une donnée messianique portée par la tradition juive.
De ce fait, ces actes mystico-extatiques de transgression ne lui permirent pas de s’attacher des disciples. De sa première apparition à Smyrne en 1648 jusqu’à sa proclamation comme Messie à Gaza en 1665, il n’eut pratiquement pas un seul disciple pour le considérer comme Messie. On riait de lui; on le déclarait fou ou bien on se moquait de lui. Personne ne se souciait de lui quand il rencontra, dans des circonstances particulières, un jeune rabbin sorti des écoles talmudiques de Jérusalem et établi à Gaza.
Nathan de Gaza avait étudié assidument le Talmud et la mystique de la Cabale de son époque. Il possédait une remarquable puissance d’imagination.
En mars 1665, il eut une vision dans laquelle Shabataï Tsevi, qu’il avait dû rencontrer souvent dans les rues de Jérusalem, lui apparut comme Messie. Nathan convainquit cet homme beaucoup plus âgé que lui, déchiré par le doute et luttant contre ses démons, que sa mission était légitime. Promu prophète du Messie, Nathan donna de sa personne, se dépensa en de multiples activités et provoqua un sursaut général de messianisme. Aux yeux des juifs de la diaspora, un prophète devrait précisément venir confirmer la mission du Messie. Nathan de Gaza fut reçu comme étant ce prophète » (p.47-48)

Note Gilles: On notera que l’idée d’un « saint transgresseur » de la Loi, dont on se moque, n’est pas étrangère au messianisme chrétien de Jésus-Christ.
Par ailleurs, notons que le lien entre spiritualité et psychiatrie a souvent été thématisé, notamment au travers de la notion de délire mystique, lors duquel un individu se rend pour le Sauveur, ou le Messie, ou le Bouddha, etc.

Les succès du faux Messie

« En un temps très court, le mouvement gagna la communauté juive du Yémen et s’étendit de la Perse à l’Angleterre, la Hollande, la Russie et la Pologne. Il se produisit ce que les gardiens de la tradition n’avaient guère prévu mais qui, pour l’historien, apparaît tout à fait compréhensible. Quand l’attente de l’inauguration des temps messianiques est précédée d’une expérience affective de ceux-ci, elle peut se manifester soudain à la conscience dans les milieux étendus avec une telle force qu’elle peut survivre à l’événement lui-même. Car la déception était inéluctable au plan de l’événement. Il devait nécessairement apparaître un contraste entre l’événement historique et l’expérience religieuse, qui était d’un caractère tout différent. La vague d’enthousiasme qui balaya les communautés juives pendant une année entière créa un mouvement spirituel que n’avaient pas prévu les rabbins et qui n’avait pas été envisagé dans les ouvrages anciens » (p.48-49)

« Si le mouvement a eu cet écho considérable, c’est qu’il venait de Palestine. C’est là que le prophète de Gaza reconnut dans le cabaliste Shabataï Tsevi, qui était monté de Smyrne à Jérusalem, le Messie. […] Au long d’une année très agitée, d’octobre 1665 à novembre 1966, un nombre considérable de personnes donnèrent leur adhésion à ce mouvement messianique. Des facteurs multiples favorisèrent alors son développement. Il y eut un mouvement intense de pénitence, qui fut considéré comme une sorte d’assaut final pour faire approcher le temps de la rédemption messianique. Il y eut une attente apocalyptique vive, toute nourrie des anciens textes et des anciennes traditions, mais qui perdit son caractère littéraire et abstrait pour prendre soudain une forme critique. […] L’émotion des foules accéléra ce qui était annoncé pour des temps à venir et l’attribua au lendemain. Pour beaucoup d’hommes, la consommation de la rédemption messianique devint une réalité d’ordre intérieur alors même qu’elle n’était pas encore devenue une réalité historique. Il est évident qu’une crise devait se produire le jour où l’on viendrait à constater que cet événement historique annoncé ne se produirait pas » (p.49-50)

« La personnalité de Shabataï Tsevi a exercé une fascination extraordinaire, même si l’on fait la part de l’aura de merveilleux et de légende dont il fut bientôt entouré du fait de l’espérance et de la crédulité des foules. […] Dans ses moments d’extase, d’euphorie et d’enthousiasme, il comprit sa vocation personnelle comme l’appelant à transgresser la loi religieuse et à présenter comme modèle du judaïsme le type, jusque-là absolument exceptionnel, du « saint pécheur » » (p.50)

« L’effervescence atteignit un point culminant quand, au début de 1666, le Messie arriva à Constantinople, où ses partisans l’attendaient pour retirer la couronne de la tête du sultan et inaugurer la nouvelle ère messianique. On comprend alors pourquoi certains livres hébraïques parus à cette date furent marqués de ce sceau: « Première année du renouveau de la prophétie du Royaume ». Les autorités turques arrêtèrent le prétendant messianique au trône mais, à la surprise générale, elles ne le mirent pas à mort. Elles le gardèrent prisonnier près de Gallipoli jusqu’en septembre 1666. Là, bien que prisonnier de l’Etat, il obtint l’autorisation , sans doute en soudoyant quelques fonctionnaires, de tenir sa cour. Il reçut alors de tous les pays des délégations qui l’assurèrent du soutien et de l’adhésion des communautés, en particulier des délégations des centres les plus importants et les plus influents du monde juif.
Ces événements incroyables produisirent une impression profonde sur les fidèles. Le jour du jeûne du 9 Ab, qui commémore la destruction du Temple, fut déclaré par édit messianique jour officiel de naissance du Messie et proclamé fête joyeuse. L’enthousiasme ne connut plus de bornes, en particulier au sein du judaïsme turc » (p.50-51)

La chute du Messie

« C’est en pleine apogée du mouvement que se produisit la catastrophe.
En septembre 1666, Shabataï Tsevi fut conduit devant le sultan à Andrinople et placé devant le choix suivant: ou maintenir ses prétentions messianiques et souffrir le martyre ou se convertir à l’islam
. Il préféra apostasier le judaïsme.
On perçoit la force et la profondeur de ce mouvement messianique si l’on remarque que cet acte d’apostasie du judaïsme et de conversion à l’islam – l’acte le plus scandaleux qui se puisse imaginer pour un juif fidèle – ne conduisit pas immédiatement, comme on aurait pu le penser, à l’effondrement des espoirs suscités. Les autres mouvements messianiques qui se sont produits dans le judaïsme au cours de l’histoire se sont effondrés dans la déception laissée par les événements et n’ont laissé aucune trace dans la conscience des chroniqueurs. Mais ici le pouvoir de transformation de ce mouvement messianique fut si fort que des groupes importants en vinrent à admettre ce geste totalement sans précédent du Messie, geste dont pourtant on n’avait jamais entendu parler en lisant les Ecrits anciens mais qu’on pensa quand même pouvoir justifier à partir de ces Ecrits.
Le désarroi des croyants fut indescriptible. L’émotion avait été trop vive et s’était profondément gravée dans les cœurs pour que le mouvement pût s’éteindre dans un simple mouvement de déception. D’importants groupes de disciples résolurent de suivre Shabataï Tsevi, sans quitter pour autant le judaïsme » (p.51)

« Nathan de Gaza, qui avait une capacité remarquable de réinterprétation des anciens textes, fut le premier à concevoir une théorie nouvelle appelée à un avenir considérable. Selon cette théorie, la rédemption messianique d’Israël de son exil doit, pour parvenir à sa consommation, suivre une dialectique tragique. Le Messie doit parcourir lui-même toutes les nations pour accomplir sa mission mystique qui est de libérer et de faire « élever » les étincelles de sainteté et les âmes saintes. Pour accomplir cette mission, il ne pouvait donc se contenter de rester dans un monde de sainteté; il ne suffisait pas même de faire sortir les étincelles de sainteté du monde de l’impureté: pour accomplir sa mission, il a fallu qu’il pénètre dans ce monde même. Ainsi s’explique que le Messie soit maintenant dans une sorte d’exil et que, pour ainsi dire, il se soit affranchi de ses racines saintes et se soit exilé lui-même de celles-ci afin d’accomplir la rédemption.
Cette théorie de Nathan de Gaza constitue une variante juive tout à fait inédite, et même hérétique, de la notion antique de Descente aux enfers. L’apostasie du Messie devient un acte nécessaire pour l’accomplissement de sa mission mystique, en même temps qu’historique. Pour Nathan de Gaza, le Messie n’est pas devenu turc; il est en fait resté juif. Seulement, à partir de sa conversion [à l’islam], il s’est mis à vivre à deux niveaux, un niveau exotérique et un niveau ésotérique et, jusqu’à son retour dans la splendeur du règne messianique, ces deux niveaux demeureront en contradiction l’un avec l’autre.
Cette théorie s’adaptait remarquablement à l’attitude qui avait été celle de Shabataï Tsevi. Sa double vie comme musulman et comme juif avait été acceptée pendant un certain nombre d’années par le gouvernement turc qui, au tout début, avait espéré beaucoup de ce converti de marque. Tout comme avant, les shabataïstes « croyants » continuèrent donc après la conversion du Messie de se rendre au pèlerinage à Andrinople et l’hérésie messianique exprimée dans les thèses ci-dessus se répandit rapidement par une série d’ouvrages qui circulèrent en manuscrits. Une sorte de mouvement souterrain du messianisme juif commença, malgré l’opposition compréhensible et parfois la persécution des autorités rabbiniques officielles, et il atteignit bientôt de larges milieux et de nombreuses régions de la diaspora.
Quant à Shabataï Tsevi, après un exil en Albanie, mourut à l’automne de 1676 à Dulcigno (Ulcinj [Montégégro actuel, sur l’Adriatique]), cette mort elle-même ne changea rien au cours des événements: le Messie, déclarait-on, n’était pas vraiment « mort », il s’était « engagé dans un processus d’occultation ». La doctrine de la réincarnation, qui était commune chez les cabalistes, permettait fort bien d’imaginer que le Messie était apparu sous différentes formes successives depuis Adam jusqu’au Messie tout récent. Au XIXe siècle, les Dunmeh comptaient ainsi dix-huit réincarnations de l’âme d’Adam et du Messie dans l’histoire » (p.52-53)

Note Gilles: Ici aussi, il est possible d’établir des parallèles avec la théologie chrétienne, selon laquelle le Messie s’est identifié au monde des pécheurs jusqu’à subir l’exil de la mort comme un simple homme, dans une « Descente aux enfers », en deçà de tout idéal de sainteté. De même, la croyance en sa résurrection n’est pas sans parallèle avec cette négation de sa mort.

« Il y eut deux réactions différentes parmi les adeptes de Shabataï Tsevi.
Les « modérés » considérèrent que la conversion [à l’islam] et la « descente aux enfers » était le rôle du Messie, de lui seul. […]
La seconde réaction fut celle des « radicaux ». […]
Avec Shabataï Tsevi ils se convertirent à l’islam. Le nombre de ces disciples « radicaux » s’éleva pendant sa vie à environ deux cents familles. On constate donc que la majorité des shabataïstes restèrent juifs extérieurement malgré leur conviction dans la légitimité de la mission de Shabataï Tsevi » (p.53-54)

Quelques questions théologiques à propos du messianisme juif et de la foi chrétienne

  • S’il y a plusieurs Messies juifs personnels, et que Jésus est l’un d’eux, pourquoi confesser ce Messie-là, et pas d’autres ? Selon quels critères de légitimité ? Quelle est donc la spécificité du messianisme chrétien ?
  • Entre le Christ Messie des chrétiens, et Shabataï Tsevi, on peut relever plusieurs caractéristiques communes : « Saint pécheur », « Descente aux Enfers », « Sort tragique (emprisonnement, crucifixion), « Changement de religion (islam, position limite par rapport au judaïsme, vers le christianisme) », etc. Shabataï Tsevi comporte-t-il donc un aspect christique? ou Jésus-Christ un aspect sabbataïste?
  • Jésus était-il aussi un Messie délirant, ou étrange, déconcertant dans ses attitudes ? Il fut accusé d’être possédé de démons (Evangile de Jean 7,20), tant sa conduite pouvait paraître incompréhensible aux juifs de son époque. Jésus fut parfois violent (expulsion des vendeurs du Temple avec un fouet, uniquement dans l’Evangile de Jean 2,15), etc. ?
    Il semble que la personnalité et la théologie de Jésus sont tout de même plus raisonnables que celles d’un Shabataï Tsevi, qui sont délirantes. Par exemple, le Messie Jésus ne renie pas sa foi propre lorsqu’il est confronté au supplice de la croix, mais on peut discuter sur le bienfondé d’attribuer un tel reniement de sa foi personnelle à Shabataï Tsevi.
  • Il existe une grande différence entre ce qui était projeté sur Shabataï Tsevi, et qui il était vraiment. Peut-on en dire autant de Jésus ? Jusqu’à quel point Jésus se serait-il retrouvé dans ce que les quatre Evangiles projettent sur lui, et qui diffère d’un Evangile à l’autre ?
  • Et dans le christianisme, Jésus serait-il satisfait qu’on lui ait construit des cathédrales, et qu’on ait organisé des croisades en son nom ? L’image que les chrétiens se sont faits du Christ, à toutes les époques, ne correspond qu’en partie à ce qu’il fut historiquement.

Premier complément :
Extrait de l’ouvrage de Adolf von Harnack (1851-1930) : L’essence du christianisme (1900)

Un texte du théologien protestant libéral Adolf von Harnack (1851-1930), auteur d’une célèbre Histoire des dogmes, exprime les raisons pour lesquelles tout prophétisme enthousiaste tend à se situer à la fin des temps, dans la mesure où il considère que c’est le « dernier moment » pour se convertir, et que dans peu de temps, il sera trop tard.

Commençons par la dimension dramatique et eschatologique: le Royaume de Dieu arrive, la fin est proche, etc. Il se trouve que, aussi loin que porte notre connaissance historique, tout renvoi sérieux à Dieu et au sacré, tout renvoi jaillissant des profondeurs de l’expérience vive – que ce soit dans le sens de la rédemption ou dans celui du jugement – a toujours pris la forme d’une annonce de la fin imminente. Comment l’expliquer ? La réponse ne pose pas de difficultés. La religion n’est pas seulement une vie en Dieu et avec Dieu; mais, et justement parce qu’elle est cela, la religion est aussi le dévoilement du sens de la vie et de la responsabilité que l’on a pour la vie. Celui à qui elle se dévoile découvre que, sans elle, c’est en vain que l’on cherche le sens, que, sans elle, l’individu comme la collectivité marchent sans but et courent vers l’abîme. « Ils erraient tous à l’aventure; chacun suivait son chemin » (Cf. Es 53,6). Mais le prophète qui a pris conscience de Dieu reconnait avec terreur et peur cette errance et cette dépravation généralisées. Il est comme un voyageur qui voit ses compagnons de route se hâter aveuglés vers un abîme et veut à tout prix les faire rebrousser chemin. C’est le dernier moment – il peut maintenant encore les mettre en garde; il peut encore les adjurer : « Faites demi-tour ! »; mais dans une heure déjà, tout sera peut-être perdu. C’est le dernier moment, le moment ultime – c’est dans cet appel que s’est par conséquent exprimé chez tous les peuples et à toutes les époques l’avertissement énergique à la conversion lorsqu’un prophète leur était donné. Le prophète pénètre l’histoire de son regard, il voit la fin inexorable et il est rempli d’un étonnement sans fin à l’idée que, malgré tant d’impiété, d’aveuglement, de légèreté et d’indolence, tout ne soit pas depuis longtemps déjà abîmé et anéanti. Que subsiste encore un délai dans la conversion est possible, voilà ce qui est à ses yeux le plus grand miracle: c’est à la seule longanimité [patience] de Dieu que nous en sommes redevables. Mais il est certain que la fin ne saurait encore longtemps tarder. C’est ainsi que l’idée de la fin imminente surgit toujours à nouveau dans le contexte d’un grand mouvement de repentance. Les formes dans lesquelles s’expriment cette idée dépendent des circonstances historiques; elles sont secondaires.

Adolf von Harnack, L’Essence du christianisme (première edition allemande 1900). Textes et débats, Genève, labor et fides, 2015, p.112-113.

Note Gilles : Il n’est pas dit, comme le prétend Harnack, qu’un tel appel prophétique ait retenti « chez tous les peuples et à toutes les époques ». Il est probable que ce type d’appel soit une propriété spécifique des prophétismes abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam), et qu’on le retrouve sous d’autres formes dans les religions asiatiques.

Deuxième complément :
Exemples d’attentes messianiques chrétiennes d’aujourd’hui

Je fournis les liens vers deux vidéos Youtube annonçant le retour du Christ et la fin du monde imminente, en se basant sur une lecture actualisante des apocalypses des Evangiles et celle de Jean, dans le Nouveau Testament. Il se peut que dans un certain temps après 2023, ces vidéos soient retirées de Youtube et ne soient plus visionnables.

Cette vidéo exprime une liste de « calamités » tirée des apocalypses dans les Evangiles synoptiques et dans l’Apocalypse de Jean du Nouveau Testament. Deux méthodes simultanées sont utilisées pour coller ces « calamités » avec le temps présent, et susciter ainsi la crainte apocalyptique de l’internaute:
Une musique militaire rythmée donnant l’impression qu’un événement dramatique se profile rapidement est diffusée pendant l’énumération des calamités.
Des images animées tirées de l’actualité ou de films fantastiques défilent rapidement en montrant des catastrophes diverses, dans le but de susciter chez l’internaute le sentiment que ces calamités collent avec notre temps, et sont entrain de s’accomplir, en court-circuitant sa réflexion critique et en faisant appel à son intuition inconsciente.

Plus violente encore que la précédente, cette vidéo annonce que « la fin du monde viendra dans quelques jours » et que « Jésus reviendra dans quatre signes ». Ici, c’est l’effet de surprise qui contribue à la dramatisation du propos, qui cherche à susciter une angoisse psychologique : « Le dernier signe est un secret qui risque de te marquer à vie ». Le secret annoncé cherche à produire le désarroi de l’auditeur, qui ne sait pas à quoi s’attendre.
Pour convaincre de l’imminence de la fin et susciter la peur, la vidéo emploie plusieurs procédés cinématographiques bien connus:
La juxtaposition rapide: La silhouette inquiétante d’Emmanuel Macron est suivie de celle de Jésus, sans transition.
L’arrière plan sonore: La bande son contient des cris de bêtes ou d’autres bruits agressifs.
Le défilement très rapide d’images: La plupart des images graphiques contiennent de puissants feux célestes, et les visages expriment des attitudes agressives ou terrorisées.

Troisième complément :
Récupération du prophétisme juif par les mouvements islamistes fondamentalistes et terroristes

Citation de l’article intitulé Nous devons réaffirmer notre humanité, conversation de la rabbin libérale Delphine Horvilleur et de l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud, propos recueillis par Marie Lemonnier, «L’Obs», cités en pages 34 à 36 du journal Le Temps du 11 novembre 2023, à propos du conflit israélo-palestinien initié par l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023.

Kamel Daoud : Malheureusement, ça ne m’étonne pas, j’ai toujours connu ce «on» et ce «off» dans le discours des intellectuels du Sud. Mais ce qui me frappe, c’est qu’en Algérie ou en Egypte, et dans bien d’autres pays, nous connaissons les méthodes des islamistes, et leur but. Nous savons très bien qu’il y a une différence majeure entre le rêve d’Arafat et le rêve de Khaybar [nom de la ville où le prophète Mohammed et ses fidèles auraient combattu les juifs au VIIe siècle].
On le sait que le but des islamistes n’a jamais été de fonder un Etat palestinien; le but des islamistes, c’est de précipiter la fin du monde, ils veulent un messianisme qui a abouti, c’est une vision judéophobe dont la finalité est la disparition du peuple juif. Et le Palestinien, dans cette mythologie, est un destin des plus tragiques. Il lui est dit que la fin du monde adviendra le jour où tous les Juifs seront tués et le Palestinien libéré. Mais quelle arnaque ! On lui promet à la fois un pays et la mort, on lui dit «tu vivras libre, mais un instant», au prix de ta disparition et de celle du monde entier.
Et le fait que les élites laïques ont opté, dans leur majorité, pour une mécanique de l’affect et de la vengeance, de la douleur et de la frustration, pour soutenir ce rêve, qui est un cauchemar, en oubliant le rêve porté par Arafat – avec certes les errements de son époque –, que des intellectuels succombent à cette illusion en se disant que c’est un moyen, peut-être pourri, d’aboutir à quelque chose, ce basculement vers le rêve de fin du monde en
soi comme étant la seule solution possible, est désarmant.
Delphine Horvilleur : Et il est aussi désarmant de voir une partie de nos acteurs occidentaux embarqués là-dedans. Je vois circuler une lettre d’artistes qui commence par déplorer les morts des deux côtés et enchaîne en disant que l’origine de la violence est à chercher du côté de l’occupation israélienne. Mais est-ce aussi à leurs yeux l’origine de la violence au Bataclan, en Algérie ? Le mot «islamisme» n’apparaît nulle part, l’idéologie de l’assassin est effacée. Et je ne suis pas en train de dédouaner Israël de la problématique de l’occupation, mais ce renvoi dos à dos m’est intolérable.

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