Prédication : La foi chrétienne entre réalisme et spiritualisme

Gustave Doré, L’ascension du Mont Cervin, 1865. Musée du Louvre, Paris.
L’alpinisme en tant que symbole de la persévérance de la foi, entre ciel et terre.

La foi chrétienne a toujours deux visages : L’un, spiritualiste, estime que la vie humaine est embellie et fortifiée par l’action divine. L’autre, réaliste, observe que la foi n’épargne pas aux croyants des épreuves comparables à celles des non-croyants.

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Livre de la Genèse 15,1-7 – Dieu et Abram : Promesse, doute et foi

1 Après ces événements, la parole du SEIGNEUR fut adressée à Abram dans une vision. Il dit : « Ne crains pas, Abram, c’est moi ton bouclier ; ta solde sera considérablement accrue. » 2 Abram répondit : « Seigneur DIEU, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfant, et l’héritier de ma maison, c’est Eliézer de Damas. » 3 Abram dit : « Voici que tu ne m’as pas donné de descendance et c’est un membre de ma maison qui doit hériter de moi. » 4 Alors le SEIGNEUR lui parla en ces termes : « Ce n’est pas lui qui héritera de toi, mais celui qui sortira de tes entrailles héritera de toi. » 5 Il le mena dehors et lui dit : « Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter. » Puis il lui dit : « Telle sera ta descendance. » 6 Abram eut foi dans le SEIGNEUR, et pour cela le SEIGNEUR le considéra comme juste. 7 Il lui dit : « C’est moi le SEIGNEUR qui t’ai fait sortir d’Our des Chaldéens pour te donner ce pays en possession. »

Epître de Paul aux Romains 4,13-25 – Abraham, le croyant

13 En effet, ce n’est pas en vertu de la loi, mais en vertu de la justice de la foi que la promesse de recevoir le monde en héritage fut faite à Abraham ou à sa descendance. 14 Si les héritiers le sont en vertu de la loi, la foi n’a plus de sens et la promesse est annulée. 15 Car la loi produit la colère ; là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas non plus de transgression. 16 Aussi est-ce par la foi qu’on devient héritier, afin que ce soit par grâce et que la promesse demeure valable pour toute la descendance d’Abraham, non seulement pour ceux qui se réclament de la loi, mais aussi pour ceux qui se réclament de la foi d’Abraham, notre père à tous. 17 En effet, il est écrit : J’ai fait de toi le père d’un grand nombre de peuples. Il est notre père devant celui en qui il a cru, le Dieu qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas. 18 Espérant contre toute espérance, il crut et devint ainsi le père d’un grand nombre de peuples, selon la parole : Telle sera ta descendance. 19 Il ne faiblit pas dans la foi en considérant son corps – il était presque centenaire – et le sein maternel de Sara, l’un et l’autre atteints par la mort. 20 Devant la promesse divine, il ne succomba pas au doute, mais il fut fortifié par la foi et rendit gloire à Dieu, 21 pleinement convaincu que, ce qu’il a promis, Dieu a aussi la puissance de l’accomplir. 22 Voilà pourquoi cela lui fut compté comme justice. 23 Or, ce n’est pas pour lui seul qu’il est écrit : Cela lui fut compté, 24 mais pour nous aussi, nous à qui la foi sera comptée, puisque nous croyons en celui qui a ressuscité d’entre les morts Jésus notre Seigneur, 25 livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification.

Evangile de Matthieu 21,1-11 – Entrée messianique à Jérusalem

1 Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem et arrivèrent près de Bethphagé, au mont des Oliviers, alors Jésus envoya deux disciples 2 en leur disant : « Allez au village qui est devant vous ; vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle ; détachez-la et amenez-les-moi. 3 Et si quelqu’un vous dit quelque chose, vous répondrez : “Le Seigneur en a besoin”, et il les laissera aller tout de suite. » 4 Cela est arrivé pour que s’accomplisse ce qu’a dit le prophète : 5 Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une bête de somme. 6 Les disciples s’en allèrent et, comme Jésus le leur avait prescrit, 7 ils amenèrent l’ânesse et l’ânon ; puis ils disposèrent sur eux leurs vêtements, et Jésus s’assit dessus. 8 Le peuple, en foule, étendit ses vêtements sur la route ; certains coupaient des branches aux arbres et en jonchaient la route. 9 Les foules qui marchaient devant lui et celles qui le suivaient, criaient : « Hosanna au Fils de David ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Hosanna au plus haut des cieux ! » 10 Quand Jésus entra dans Jérusalem, toute la ville fut en émoi : « Qui est-ce ? » disait-on ; 11 et les foules répondaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. »

Prédication du 2 avril 2023 lors du culte des Rameaux, célébré une semaine avant Pâques, à Péry, dans le Jura Bernois, en Suisse

Lors de la fête des Rameaux, d’un point de vue chrétien, la promesse de Dieu à Abraham d’hériter les nations du monde s’accomplit presque : le Messie de toute l’humanité entre dans Jérusalem, la ville sainte. Il est à la fois victorieux et humble (Mt 21,5.9), alliant les qualités du roi, qui rassure, et celles du prêtre, qui console. Ce joyeux tableau est celui d’une vision spiritualiste de la foi, selon laquelle la réalité du monde est embellie par l’action divine. Dans la foi et par la foi, Dieu nous délivre de toutes nos détresses.

Or, face à ce beau tableau, la vision réaliste de la foi ne tarde pas à nous ramener sur Terre. Contre l’enthousiasme de la foi spirituelle, le croyant réaliste nous rappelle que ce Christ acclamé aux Rameaux ne va pas tarder à devenir le Christ méprisé, que ce Christ humble va devenir le Christ humilié, et que ce Christ élevé va devenir le Christ crucifié. Ainsi, loin des illusions naïves, il nous faut garder à l’esprit l’épreuve de la vie, et nous souvenir que Dieu ne nous a pas épargné Auschwitz ; et que chaque époque, chaque vie, porte sa croix.

Abraham, croyant spirituel et réaliste

Voici donc la thèse que je soumets à votre appréciation : Toute foi chrétienne porte en elle deux visages : son aspect spiritualiste, conscient du secours divin, et son aspect réaliste, conscient des maux de cette vie. L’un ne va jamais sans l’autre : l’optimiste et le pessimiste. Dans la foi, nous ne cessons jamais complètement ni d’espérer, ni de souffrir.

Il en va déjà ainsi de la foi d’Abraham. Le livre biblique de la Genèse offre une vision particulièrement équilibrée de ces deux aspects, spirituel et réaliste, de son expérience de croyant. A plusieurs reprises, scandant le récit de sa longue vie, la promesse divine d’une descendance innombrable lui est rappelée ; et pour cause, parce que l’attente de la réalisation de la promesse, qui dure des années, se fait pesante. Dieu reste inactif, et en cela caché. Abraham sait qu’il n’est qu’un riche nomade parmi d’autres. Il lui faut bagarrer pour défendre son clan, négocier pour occuper des territoires, et son couple reste stérile. Un de ses lointains parents, presque inconnu, et non sa descendance, héritera ses biens (Ge 15,2-3).

On entend bien les deux voix résonner dans sa tête en une lancinante dispute. La foi spirituelle dit : « Continue d’espérer, Abraham ! » Et l’esprit réaliste lui répond : « Rends-toi à l’évidence, Abraham, ta croyance est sans effet. Le Dieu auquel tu crois, tu l’as inventé par besoin d’espérer, pour te rassurer. La promesse n’existe tout simplement pas !

Complémentarité entre religion et science, et dérives extrémistes

Entre l’espoir et la raison, qui faut-il croire ? Ma réponse sur ce point est claire : Les deux. La foi d’Abraham, que nous chrétiens avons hérité en Christ, est un dialogue permanent entre le spiritualisme et le réalisme. Le premier accentue l’invisible, le second la réalité. A l’époque moderne, nous avons d’un côté la religion, la spiritualité, et de l’autre la science, la connaissance. Elles se complètent, mais elles ont beaucoup de peine à s’entendre !

Si l’on se laisse entraîner vers les extrêmes, la foi devient en effet une croyance naïve qui peut nous faire perdre complètement le sens des réalités. On croit alors trop facilement que la prière guérit les malades et rétablit les handicapés, ce qui risque de laisser planer de faux espoirs qui culpabilisent celles et ceux qui ne guérissent pas. A l’autre extrême, se trouve un matérialisme un peu lourd, « Je ne crois que ce que je vois ! », facilement contredit parce que notre vie est toujours un mélange de désir, d’espoir, d’action et de réalité. Qui veut avoir prise sur les événements est obligé d’imaginer la réalité se transformer. Il n’y a pas d’action sociale, politique, ni d’aucune autre sorte, qui ne soit teintée d’une forme d’espérance selon laquelle la réalité pourrait devenir autre que ce qu’elle est. Une foi minimale est présente en tout humain qui désire vivre et qui met un pied devant l’autre.

Abraham justifié par sa foi, dans la Genèse et selon Paul

Ainsi, le livre de la Genèse pose le jugement suivant : « Abraham eut foi dans le Seigneur, et pour cela le Seigneur le considéra comme juste » (Ge 15,6). De ce point de vue, il semble plus juste d’espérer en Dieu qu’en l’homme. En Dieu seul se trouve la justice parfaite, lui seul est entièrement fiable et bon, tandis que le monde humain est toujours entaché d’injustice, même dans la meilleure des démocraties. Placer sa foi en l’homme, ce serait accorder trop de valeur à un être mortel et cautionner l’injustice, tandis que placer sa foi en Dieu, c’est reconnaître que le seul Bien suprême se situe dans un être divin, à la fois juste, saint et seul capable de pardonner les sournoiseries du monde des hommes.

L’apôtre Paul, dans le passage de sa lettre aux Romains consacré à Abraham, évite de tomber dans les pièges des deux extrêmes dont j’ai parlé, la foi naïve et le doute systématique. En peu de mots, il souligne que la foi d’Abraham est capable d’allier la confiance en Dieu et le réalisme. Tout d’abord, il affirme que « ce n’est pas en vertu de la loi, mais en vertu de la justice de la foi, que la promesse de recevoir le monde en héritage a été faite à Abraham » (Rm 4,13). Cela signifie que du point de vue de la loi, qui dicte notre conduite morale, ni Abraham ni aucun croyant n’est réellement meilleur que quiconque. Le récit de la Genèse insiste sur ce point, en décrivant deux fois Abraham plus sournois que le Pharaon et que le roi philistin Abimélek (Ge 12 et 20). C’est en vertu de sa foi, donc en regardant au-delà de la réalité dans une perspective d’espérance, qu’Abraham est considéré par Dieu comme juste et parvient à hériter la promesse divine.

Espérer contre toute espérance

Ainsi, Paul décrit Abraham « espérant contre toute espérance » (Rm 4,18). Il signifie par là qu’il n’y avait rien, dans la réalité vécue par Abraham, qui puisse le pousser à croire. D’où lui est donc venue cette foi, puisque rien ne la rendait perceptible ? De Dieu, répondent les croyants : la foi est l’œuvre de Dieu (Jn 6,29). Elle ne provient pas d’une preuve démontrable.

Mais cette espérance contre toute espérance dont parle Paul suppose aussi que la foi véritable est fortement soumise au doute. Psychologiquement, le doute agit même si puissamment sur la foi qu’elle paraît souvent sur le point de disparaître, ne tenant plus qu’à un fil… divin. Le récit de la Genèse montre Abraham désespéré, mais s’adressant encore à Dieu : « Seigneur, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfant » (Gn 15,2).

Paul en vient à une de ses affirmations les plus fortes au sujet de Dieu. Il le décrit comme celui qui « fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4,17). Plus intensément que jamais, cette expression indique que rien de réel ne peut produire la foi. Les morts ont tout sauf l’air de ressusciter : ils se décomposent chimiquement ! La foi en la résurrection ne provient pas de la réalité biologique, mais de la compétence de Dieu. Il est donc vain d’aller chercher dans notre réalité terrestre un signe de la résurrection.

Paul définit ainsi le principe de la foi chrétienne qui se met en place après les Rameaux, dans les événements de Vendredi Saint et Pâques (Rm 4,24-25) : Ces deux épisodes de la foi, le réalisme tragique du crucifié, puis l’espérance joyeuse du ressuscité, s’opposent tout en formant ensemble un chemin de vie qui à partir du doute le plus profond, revient à la foi.

Le Christ réaliste lors de sa tentation

Ainsi donc, il serait simpliste de croire – et combien souvent nous succombons à de tels raisonnements erronés – que la foi est toujours du côté du miracle et le doute toujours du côté de la réalité. Lors de la tentation de Jésus au désert (Mt 4,1-11), avant le début de son ministère, le diable se présente à lui comme quelqu’un de très spirituel. Il lui demande notamment de changer des pierres en pains, et de se jeter du haut du Temple, se plaçant ainsi au-dessus du commun des mortels, car Dieu « donnera des ordres à ses anges » pour le rattraper. Or, Jésus refuse de tenter Dieu en exigeant des prodiges absurdes. On voit ainsi que sa foi ne s’oppose pas au réalisme, mais qu’au contraire, justement parce qu’elle est la foi et qu’elle ne se cherche pas dans les preuves, admet les limites de la réalité qui sont instaurées dans cette vie. Amen

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