Le « il faut » de la croix

18 Or, comme il était en prière à l’écart, les disciples étaient avec lui, et il les interrogea : « Qui suis-je au dire des foules ? » 19 Ils répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres, tu es un prophète d’autrefois qui est ressuscité. » 20 Il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Pierre, prenant la parole, répondit : « Le Christ de Dieu. » 21 Et lui, avec sévérité, leur ordonna de ne le dire à personne, 22 en expliquant : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, le troisième jour, il ressuscite. »

Evangile de Luc 9,18-22

Ce texte contient un petit verbe qui a fait beaucoup parler de lui dans l’histoire de la théologie chrétienne : le verbe falloir (dei en grec), un verbe étrange qui ne se conjugue qu’à la troisième personne : il faut, il fallait, il faudra.

« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, le troisième jour, il ressuscite. »

Mais pourquoi faut-il que le Fils de l’homme souffre beaucoup ? Quel but, quel sens, peut avoir cette souffrance ? Pourquoi est-elle nécessaire ? Habituellement, on explique la mort de Jésus en croix en raison du scandale qu’il a provoqué parmi les prêtres juifs, qui voyaient en lui un provocateur et un blasphémateur. Mais ici, dans l’Evangile, Jésus donne d’avance une explication différente de sa mort en croix : Cette mort est une nécessité ! Il la faut !

Ce « il faut » est révolutionnaire, parce qu’il signifie que la mort de Jésus n’est pas une simple conséquence de sa conduite, mais elle fait partie d’un projet qui la rend nécessaire. C’est ainsi que les chrétiens, de tous temps, ont compris la mort du Christ : comme l’accomplissement d’un projet, et même d’un projet divin. En soi, un tel dessein divin de conduire son Messie au martyr a déjà un caractère scandaleux : Dieu peut-il souhaiter et même provoquer la souffrance humaine ?

D’innombrables pistes ont été avancées pour expliquer ce projet. La plus connue est celle du pardon des péchés : En mourant sur la croix, Jésus aurait pris sur lui nos fautes et serait mort à notre place, nous libérant ainsi de la mort. C’est une piste possible, mais nous devons nous demander si elle suppose que Dieu a besoin d’une victime « expiatoire » sur laquelle renvoyer le châtiment de nous fautes, ce qui sous-tend une vision assez archaïque du Dieu « vengeur ». Observons toutefois que si on identifie Jésus à Dieu, comme l’a fait la théologie de la Trinité, c’est alors sur lui-même, en la personne de son Fils, que Dieu prend la charge de nos fautes, ce qui correspond au don de la grâce qui se tient au cœur de l’Evangile.

Derrière ce « il faut », il y a donc aussi, plus profondément, l’idée qu’en Jésus, Dieu s’est identifié à notre condition d’êtres humains souffrants et mortels, en endossant notre condition jusqu’à bout, et en assimilant ainsi notre vie à la vie de Dieu, par une profonde communion. C’est ainsi que la mort de Jésus produit la « résurrection » de notre intimité avec Dieu, par l’étroite proximité du destin du Christ et de notre propre destin d’êtres mortels, une intimité qui nous entraine avec lui jusque dans la vie éternelle.

4 réflexions sur « Le « il faut » de la croix »

  1. Cher Gilles, une alternative à ton interprétation trinitaire (à laquelle je ne souscris pas), serait de voir dans le « dei » l’idée du devoir et donc de la responsabilité. Non pas « il faut » au sens de la fatalité, non pas au sens du pardon des péchés qui ne peut se faire qu’en supportant une punition à la hauteur de la faute, mais au sens de la responsabilité face à la histoire.
    Je ne sais pas si « dei » est la racine du verbe « devoir », mais cela ne m’étonnerait pas. Toujours est-il que je comprends le « il faut » comme un devoir moral, une responsabilité de Jésus qui consiste à ne pas esquiver les défis auxquels ils est confronté. Il ne fuit pas. « Il faut » tenir bon face à la tentation de la fuite, de l’esquive, de l’abandon, de la résignation, sans quoi notre histoire personnelle est vidée de son sens et nos paroles sont en contradiction avec nos choix.
    Mis dans la bouche de Jésus après Pâques, ce « il faut » peut exprimer qu’il y a une responsabilité chrétienne qui consiste à ne pas se dédire face aux difficultés. La conversion n’est pas l’art de retourner sa veste, mais d’être toujours de le sens de ce que l’évangile présente comme un horizon de justice.

  2. Cher James, j’ai présenté la théologie de la Trinité comme un passage obligé de l’histoire de la théologie chrétienne, mais pas comme son aboutissement, il faut aller plus loin. Mais je trouve qu’une richesse de la théologie trinitaire est d’unir étroitement le destin de Jésus à celui de Dieu, et du même coup, au nôtre aussi. Et c’est d’ailleurs cette union, cette réalisation de l’Amour, cette intime réunion de ce qui diffère radicalement, l’homme pécheur et le Dieu saint, qui dépasse à mon sens l’obligation d’un devoir moral. Il n’y a d’ailleurs rien de moral dans la souffrance de la croix ! Elle est tout entière non-sens et abomination. Dans ce sens, ta compréhension du « il faut » comme un devoir moral ne me satisfait pas entièrement. Cela dépend de la manière dont on comprend le devoir, mais à mon sens, le destin du Christ est plus étroitement lié au drame de la vie humaine que ne l’est l’obéissance, qui implique la déférence à quelque chose d’extérieur à soi.

  3. Tu as raison, cela mérite une précision de ma part. J’ai utilisé « devoir moral » pour éviter « obligation morale » : ce devoir moral est une liberté personnelle et non une obligation externe à laquelle je n’aurais pas la possibilité de me soustraire. De ce point de vue, je pense que cela rejoint ce que tu écris sur le fait que la vie personnelle est au cœur du sujet. La vie personnelle est, à mon sens, éclairée par ce face à face intime avec Dieu que Jésus a incarné. Ce que tu exprimes par le fait que le destin de Jésus est unit à celui de Dieu (j’éviterais volontiers le terme « destin » pour une formule de type : Jésus donne à sa vie le sens que lui révèle son face à face avec Dieu). La souffrance de Jésus devient alors le fait qu’il assume l’écart entre la vie telle qu’elle est et telle qu’elle pourrait être. Parce qu’il ne veut pas se désintéresser du réel, Jésus souffre de ce que la Bible nomme le péché – cette distance qui nous sépare du Royaume.

  4. Oui James, merci, je te rejoins dans ces paroles, et aussi dans ta précision au sujet de la morale, c’est vrai, elle ne renvoie pas forcément à une obligation externe, et elle se rapproche donc aussi de mon approche.

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