Prédication : Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison

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Livre du prophète Esaïe 53,3-5 – Le Serviteur souffrant (extrait)

3 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes,
homme de douleurs, familier de la souffrance,
tel celui devant qui l’on cache son visage ;
oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement.

4 En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées,
ce sont nos douleurs qu’il a supportées,
et nous, nous l’estimions touché,
frappé par Dieu et humilié.

5 Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes,
broyé à cause de nos perversités :
la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui,
et dans ses plaies se trouvait notre guérison.

Evangile de Marc 14,17-25 – Un traître au dernier repas

17 Le soir venu, il arrive avec les Douze. 18 Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l’un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. » 19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l’un après l’autre : « Serait-ce moi ? » 20 Il leur dit : « C’est l’un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. 21 Car le Fils de l’homme s’en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »

22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. » 23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. 24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. 25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »

Première épître de Pierre 2,21-25 – Suivre le modèle du Christ

21 Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces :
22 Lui qui n’a pas commis de péché
et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ;
23 lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte,
dans sa souffrance, ne menaçait pas,
mais s’en remettait au juste Juge ;
24 lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois,
afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ;
lui dont les meurtrissures vous ont guéris.
25 Car vous étiez égarés comme des brebis, mais maintenant vous vous êtes tournés vers le berger et le gardien de vos âmes.

Prédication du soir du Jeudi saint 28 mars 2024 à Péry, dans le Jura bernois en Suisse

Relier le scandale de la mort du Christ en croix à un processus de guérison peut sembler un exercice intellectuel de haute voltige. Or, la démarche est suggérée par un passage du livre du prophète Esaïe qui décrit les souffrances du serviteur de Dieu, que les auteurs du Nouveau Testament identifient à Jésus: « la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui, et dans ses plaies se trouvait notre guérison » (Es 53,5 ; voir 1 Pierre 2,24).

La mort du Christ : Un Processus maîtrisé

Dans un premier temps, je vais distinguer deux grandes tendances de compréhension du sens de la crucifixion de Jésus que l’on peut dégager des Ecritures bibliques. Un premier groupe d’interprétations présente la Passion du Christ dans une perspective rassurante, comme un processus planifié par Dieu, annoncé par les prophètes, connu, assumé et maîtrisé par Jésus lui-même, qui accepte de mourir dans un but défini d’avance.

Dans la mentalité habituelle des chrétiens, la mort du Christ est surtout perçue comme un aboutissement programmé de son ministère, que l’intéressé lui-même annonce à ses disciples bien avant qu’elle n’arrive (voir Mc 8,31-9,1 et les passages parallèles chez Mt et Lc). Qui plus est, juste avant son supplice, Jésus se montre capable d’en donner la signification précise : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude » (voir Mc 14,24 et les passages parallèles chez Mt, Lc et en 1 Co).

Selon cette perspective, la mort du Christ est totalement inimitable, car elle est le fait d’un homme qui est à la fois Dieu, ou qui représente pleinement le divin dans le genre humain, par sa capacité de s’offrir à autrui dans un amour sans limites, entièrement généreux et victorieux du mal. Cette mort divinement supportée est ainsi dédramatisée et sanctifiée au point de devenir rassurante, saturée d’amour. Elle est ainsi un événement expiatoire : Jésus absorbe en lui-même le péché des croyants ou des hommes en général, il endosse la faute des injustes et subit à leur place leur châtiment, en se sacrifiant en faveur des coupables, selon le sens esquissé par le prophète Esaïe: Cet échange des rôles entre le Christ et les pécheurs, qui porte le nom de rédemption, s’inspire en effet de la prophétie du Serviteur souffrant (Es 53).

La mort du Christ : un dérapage incontrôlé

Le second groupe d’interprétations est plus réaliste, mais aussi plus dérangeant et déstabilisant. Les événements de la Passion y sont perçus comme un dérapage non maîtrisé, une crise sociale et politique chaotique et absurde, que personne n’avait pu prévoir de façon certaine. A s’enfermer dans une logique un peu trop bien huilée de la Passion, on esquive cette dimension ingérable et traumatisante d’une succession de procès expéditifs qui a dégénéré dans la violence arbitraire du mépris. En supposant une mort planifiée, on omet de reconnaître que les explications théologiques de la Passion ont été développées après le regain d’espérance suscité par les apparitions du Ressuscité aux disciples.

En effet, avant les expériences de résurrection, la mort du Messie (ce mot est l’équivalent hébreu de Christ, « oint ») a été perçue par ses disciples et les habitants de Jérusalem comme un échec flagrant de son programme sur tous les plans (théologique, thérapeutique, psychique, spirituel, social, etc.). Ce discrédit a eu des effets désastreux, jusqu’à l’abandon de ses propres disciples consternés, ayant perdu la foi en lui. Nous pouvons considérer que Jésus est mort en ayant l’impression d’être seul face à l’insuccès de sa mission.

Le sentiment que Jésus a subi un revers fatidique se manifeste notamment dans le récit des événements de la Passion que les disciples d’Emmaüs adressent au Ressuscité lui-même, ne l’ayant pas encore reconnu : « [Es-tu le seul à ignorer] ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple : comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié ; et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël » (Lc 24,19-21). La déception vis-à-vis des attentes messianiques inespérées des disciples envers leur Maître déchu se lit clairement dans ces paroles.

Sous cet angle, Jésus est victime d’un mal que sa mission a induit et qui désormais le dépasse. Ses pratiques populaires et ses enseignements insoumis ont abouti à une crise généralisée de la société juive et des croyances du judaïsme de son temps. Son influence considérable sur les consciences s’est muée en une déstabilisation sociale et religieuse, qui s’est répercutée en un drame lié à sa personne. Autant les adversaires de Jésus que ses disciples ont été profondément perturbés par la manière dont la situation a brusquement basculé. Un mal qui était sournois, caché dans les tensions extrêmes entre Jésus et les autorités religieuses juives, a subitement fait irruption en surface, se manifestant par une précipitation d’événements incontrôlables et violents.

Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison

En quoi une telle crise a-t-elle pu être salutaire et thérapeutique ? Si on l’interprète comme un processus maîtrisé, on peut y voir l’occasion d’un salut qui opère « mécaniquement » au travers de la mort du Rédempteur, sans lien avec les causes sociales et religieuses réelles de la crise. Si au contraire on l’interprète comme un dérapage socialement incontrôlé, on peut y voir une catastrophe qui révèle un certain nombre de dysfonctionnements profonds de la société du temps de Jésus, tant sur les plans social, religieux et politique. Seulement dans ce second cas, la crise de la croix peut être perçue comme une étape thérapeutique de guérison, une perte de maîtrise nécessitant des remises en question considérables, salutaires à moyen et long terme pour le monde humain.

De manière générale, la guérison, tant au niveau des individus que de la société dans son ensemble, est le plus souvent rendue possible au travers d’une crise. Lors de la crise, la douleur empire momentanément. En rendant le mal visible, elle nécessite son traitement. Ainsi, dans un premier temps, la crise révèle le mal, puis dans un second temps, elle induit le processus thérapeutique de retour au calme.

La guérison du corps, de l’âme ou du tissus social n’est donc pas un processus linéaire, régulier, progressif, mais elle implique une succession de crises plus ou moins intenses, qui montrent que la façon dont on vivait auparavant sous-estimait et renforçait un mal méconnu ou ignoré. La crise est donc utile, car elle manifeste de manière indéniable qu’un changement de mode de vie est indispensable pour survivre. La crise place le mal qu’on ne voulait pas voir en pleine lumière (Jn 3,19-21). Elle nous dérange profondément, mais elle est salutaire et thérapeutique, car elle évite que le mal refoulé continue de prospérer.

La Passion du Christ : révélation salutaire du péché de l’humanité

En revenant pour terminer au sens universel de la Passion du Christ, nous pouvons considérer qu’elle révèle un mal inavoué qui caractérise toutes les civilisations humaines. La crise qui a suscité, et que suscite la mort du Christ, est salutaire, thérapeutique et guérissante, en ce qu’elle combat l’illusion d’innocence, de perfection, d’autosuffisance, qui cache nos responsabilités réelles dans les difficultés de la vie. La crise de la croix génère une douloureuse et bienheureuse désillusion, que nous préférerions à tout prix éviter.

Quelle que soit notre perception du projet divin dans la mort du Sauveur, nous pouvons reconnaître que la mort du Christ est un symbole qui met en crise l’humanité entière, dans toute l’épaisseur de sa fibre somatique, psychique, spirituelle, relationnelle, sociale, politique, écologique, etc. Le Christ guérit l’humanité en révélant le péché par sa mort. La croix brise définitivement notre illusion de pureté, en nous rendant conscients d’un mal inscrit dans notre nature, lequel nécessite constamment d’être remis en lumière, afin de nous réorienter vers la guérison. Son stade ultime ne peut être atteint qu’au travers de la mort, comprise comme la crise qui nous libère définitivement de nous-mêmes et nous restitue à nous-mêmes sous une forme renouvelée. Amen

2 réflexions sur « Prédication : Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison »

  1. Il est difficile d’écrire quelque chose de consistant après vous avoir lu ! Merci, donc, pour votre prédication.

    Je me souviens même m’être révolté en tant qu’adolescent devant le « spectacle » des crucifix dans les églises. Je ne comprenais pas qu’on « adore » quelqu’un de crucifié, car ainsi on participait en quelque sorte à ce meurtre infâme, si ce n’est que par identification à l’agresseur (à la limite, peu importait pour moi que ce crucifié soit coupable ou innocent ! ).

    Depuis, j’ai « vécu »…, et je réalise que rien n’a changé sous mes yeux, mais que tout a changé dans mes pensées, et même si cela me paraît presque impossible, je vais quand même essayer d’analyser un peu la chose (si mon texte est trop long, n’hésitez pas à couper !).

    Si j’examine les choses avec le peu de connaissances que j’ai acquises depuis, je dois d’abord concéder en toute honnêteté que la religion chrétienne a emboîté le pas au judaïsme, en faisant de Jésus une victime expiatoire selon le Lévitique (1 à 7), mais la nouveauté c’est que c’était « une fois pour toutes », en abolissant dans le même temps une religion où l’on pratique des sacrifice réels.

    Mais, tout bien considéré, je constate que le judaïsme avait fait de même à l’époque (peut-être pour toutes d’autres raisons mais il en est quand même ainsi), et il a pu en être ainsi en se passant de l’option originale du christianisme à la fois historique et théologique…. Car on a bel et bien en effet assisté à la fin des sacrifices dans le judaïsme.

    Et en Islam, c’est encore plus impressionnant : ce dernier semble prétendre en effet assumer à sa façon les héritages juifs et chrétiens, et pourtant il nie (sans doute dans une visée concurrentielle et polémique, mais il n’empêche) le fondement de la foi des Chrétiens (ainsi, dans la sourate IV, 156, est tout simplement niée la crucifixion du Christ, ce verset du Coran prétendant que c’est un autre qui a été crucifié à sa place !!!).

    Bref, après ça, on aurait envie de tout balancer (ce qui est religieux, veux-je dire…).

    Mais on aurait évidemment tort. Car, si le mal existe, c’est toujours encore ert encore à cause de l’homme et de l’intérieur de l’Homme. Les machines, en réalité, ne font qu’« obéir » à l’Homme. Et, du coup, votre deuxième interprétation me paraît tout à fait légitime: quelque soit notre religion ou même que nous nous disions complètement athée, la mort du Christ, peut être comprise, comme vous l’écrivez fort bien, comme un puissant « symbole qui met en crise l’humanité entière, dans toute l’épaisseur de sa fibre somatique, psychique, spirituelle, relationnelle, sociale, politique, écologique, etc. ».

    Un grand merci, donc, pour le courage de votre interprétation.

    Bien cordialement,

    Wilfred Helmlinger

  2. Merci Monsieur Helmlinger pour votre intéressante analyse interreligieuse, qui s’inscrit bien dans la ligne de ma réflexion, à savoir dans une tentative de « désenclaver » la théologie chrétienne, en la rendant compréhensible indépendamment d’une « confession » qui admettrait les préceptes de la foi sans en rendre compte avec l’intelligence. Cette démarche est me semble-t-il une juste définition de la théologie dite « libérale », qui n’est pas libre au sens d’une liberté tout azimuth, sans esprit critique, mais « libérale » au sens d’une nécessaire explication du sens du christianisme qui le situe sur le terrain de tous, et non seulement celui des croyants, en passant donc aussi par des références situées en dehors du contenu scripturaire.

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