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En affirmant que « son salaire, c’est d’offrir gratuitement l’Evangile » (1 Co 9,18), l’apôtre Paul brouille la logique humaine selon laquelle annoncer l’Evangile serait un travail qui mérite salaire. Le « salaire » qui motive son action de prédicateur n’est pas un revenu financier, mais la gratuité de l’Evangile qui rend libre. Ainsi, affirmer que le croyant est un homme libre vis-à-vis de tous, qui se fait esclave de tous (1 Co 9,19), c’est affirmer que la grâce reçue de Dieu par la foi et l’amour donné au prochain forment une seule réalité spirituelle.
Première épître de Paul aux Corinthiens 9,1-23 – Paul a renoncé à ses droits
1 Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? N’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur ? 2 Si pour d’autres, je ne suis pas apôtre, pour vous au moins je le suis ; car le sceau de mon apostolat, c’est vous qui l’êtes, dans le Seigneur.
3 Ma défense contre mes accusateurs, la voici : 4 N’aurions-nous pas le droit de manger et de boire ? 5 N’aurions-nous pas le droit d’emmener avec nous une femme chrétienne comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas ? 6 Moi seul et Barnabas n’aurions-nous pas le droit d’être dispensés de travailler ? 7 Qui a jamais servi dans l’armée à ses propres frais ? Qui plante une vigne sans en manger le fruit ? Ou qui fait paître un troupeau sans se nourrir du lait de ce troupeau ? 8 Cela n’est-il qu’un usage humain, ou la loi ne dit-elle pas la même chose ? 9 En effet, il est écrit dans la loi de Moïse : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain. Dieu s’inquiète-t-il des bœufs ? 10 N’est-ce pas pour nous seuls qu’il parle ? Oui, c’est pour nous que cela a été écrit ; car il faut de l’espoir chez celui qui laboure, et celui qui foule le grain doit avoir l’espoir d’en recevoir sa part. 11 Si nous avons semé pour vous les biens spirituels, serait-il excessif de récolter vos biens matériels ? 12 Si d’autres exercent ce droit sur vous, pourquoi pas nous à plus forte raison ? Cependant, nous n’avons pas usé de ce droit. Nous supportons tout, au contraire, pour ne créer aucun obstacle à l’Evangile du Christ.
13 Ne savez-vous pas que ceux qui assurent le service du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l’autel ont part à ce qui est offert sur l’autel ? 14 De même, le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de l’Evangile. 15 Mais moi, je n’ai usé d’aucun de ces droits et je n’écris pas ces lignes pour les réclamer. Plutôt mourir !… Personne ne me ravira ce motif de fierté !
16 Car annoncer l’Evangile n’est pas un motif de fierté pour moi, c’est une nécessité qui s’impose à moi : malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile ! 17 Si je le faisais de moi-même, j’aurais droit à un salaire ; mais si j’y suis contraint, c’est une charge qui m’est confiée. 18 Quel est donc mon salaire ? C’est d’offrir gratuitement l’Evangile que j’annonce, sans user des droits que cet Evangile me confère.
19 Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre. 20 J’ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l’étais – alors que moi-même je ne le suis pas –, pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi ; 21 avec ceux qui sont sans loi, comme si j’étais sans loi – alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi –, pour gagner ceux qui sont sans loi. 22 J’ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns. 23 Et tout cela, je le fais à cause de l’Evangile, afin d’y avoir part.
Prédication du dimanche de Pentecôte, le 19 mai 2024 à Vauffelin, dans le Jura bernois, en Suisse
Le neuvième chapitre de la première épître de Paul aux Corinthiens manifeste deux caractéristiques du plus pur style paulinien : D’une part, il relie étroitement l’expérience personnelle et l’activité missionnaire de l’apôtre. D’autre part, le mouvement dynamique du discours, fait de renvois et d’oppositions (dialectique), souligne la forte implication de l’intimité vécue de la foi de l’apôtre dans l’expression de sa pensée théologique.
Je commence par citer une liste des couples de termes contraires (antithèses) qui animent l’exposé : libre ou esclave (v.1,19), apôtre ou faux apôtre (v.1,2), plaisirs charnels ou ascèse (v.4), mariage ou célibat (v.5), bien spirituels ou matériels (v.11), plaider ou supporter (v.12), fierté ou non (v.15.16), choix ou contrainte (v.17), salaire ou gratuité (v.18), Juif ou non-Juif, avec ou sans loi (v.20.21), faible ou fort (v.22), et d’autres encore.
Sur cette base, afin de comprendre le sens du texte, essentiel pour l’Evangile, je vais présenter cinq enjeux, dont seul le dernier parvient à atteindre la profondeur de sa pensée.
Premier enjeu : Contestation et défense de Paul
Dans sa lettre, Paul répond énergiquement à des adversaires qui contestent son droit à être apôtre. Sa première ligne de défense consiste à rappeler aux Corinthiens que c’est lui qui les a conduits à la foi : « Si pour d’autres, je ne suis pas apôtre, pour vous au moins je le suis, car le sceau de mon apostolat, c’est vous qui l’êtes » (v.2).
Cependant, dans tout le texte qui suit (v.3-19), Paul développe une argumentation de prime abord fort étrange : Il affirme avec une immense insistance qu’il aurait le droit de recevoir un salaire (v.17) pour son travail d’apôtre missionnaire, mais qu’il refuse volontairement de faire usage de ce droit (v.12.15.18), contrairement aux autres apôtres, comme Pierre, qui sont mariés et sont payés (v.5.6). Paul donne la raison de son refus de vivre aux dépens des Eglises : Il « supporte tout […] pour ne créer aucun obstacle à l’Evangile du Christ » (v.12). On peut supposer qu’il veut éviter ainsi qu’on le soupçonne d’avoir un intérêt financier : « Offrir gratuitement l’Evangile » (v.18) est pour lui un gage d’authenticité.
Pourquoi alors Paul insiste-t-il si fortement sur son droit à recevoir un salaire ? Les exégètes émettent l’hypothèse que les Corinthiens soupçonnaient Paul d’avoir « mauvaise conscience » parce qu’il n’avait pas « d’autorité apostolique » (Héring, 1949, p.71) : « si Paul n’use pas de ce droit, c’est qu’il ne s’y croit pas autorisé » (Senft, 1979, p.117). Paul leur répond qu’il ne doute pas de son droit à un salaire, mais qu’il choisit d’y renoncer !
Deuxième enjeu : Un discours moralisateur
La puissance suggestive de cette attitude de Paul, qui a renoncé à ses droits, est énorme, et souvent les Eglises s’en sont emparées pour développer un discours moralisateur. Paul voudrait dire : « Suivez mon exemple ! Comme je le fais moi-même, faites passer l’intérêt d’autrui avant votre droit » (Senft, p.116). Mais cette interprétation très tentante, qui semble couler de source, fait l’impasse sur les deux valeurs cardinales de l’argumentation de Paul : la liberté et la gratuité. « Au droit, que personne ne peut lui contester, de recevoir une rétribution, [Paul] a renoncé sans que rien ne l’y oblige » (Senft, p.119). Si le don de l’Evangile, libre et gratuit, se transforme en une obligation morale qui détermine un jugement des personnes, la force libératrice de l’Evangile est perdue.
La Bible avec notes d’études Vie Nouvelle 2019, par exemple, comprend l’exclamation de Paul « malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile ! » (v.169) comme une incitation morale à ressentir un désir : « Sommes-nous désireux d’honorer Dieu en [mettant nos dons] à son service ? » (p.1797). Mais peut-on ainsi fabriquer un sentiment par un devoir ?
Troisième enjeu : Les œuvres supplémentaires
Pour échapper au moralisme, une autre interprétation est parfois avancée : en faisant « plus que son dû », « Paul s’assurerait un salaire par une œuvre surérogatoire » (Senft, p.122), c’est-à-dire supplémentaire et non obligatoire. Cette idée, selon laquelle ceux qui font plus que le minimum nécessaire s’assurent un bonus pour le ciel, semble moins écrasante que l’obligation morale, mais elle détruit la gratuité par une sorte de raisonnement comptable. Paul serait un « saint » généreux supérieur aux autres.
Quatrième enjeu : Choix ou vocation
Au cœur de son raisonnement, l’apôtre Paul oppose deux raisons de pratiquer l’Evangile, soit par choix personnel qui mérite salaire (« si je le faisais de moi-même »), soit par contrainte d’une vocation divine sans salaire (« une charge qui m’est confiée », v.17). Sa pensée devient ensuite si subtile qu’elle brouille les cartes : Paul conclut que son « salaire, c’est d’offrir gratuitement l’Evangile qu’il annonce » (v.18).
Mon interprétation de ce nœud théologique se fonde sur l’union mystique entre Dieu et le croyant : la volonté de Dieu devient celle du croyant, de sorte que la gratuité divine devient le salaire que reçoit le croyant, ce qui lui permet d’agir dans cette gratuité, sans qu’il s’agisse d’un devoir moral reçu d’en haut, mais plutôt d’une volonté intérieure.
Cinquième et dernier enjeu : La liberté en Christ
Evidemment, exprimer mieux que Paul ce que lui-même a vraiment voulu dire est en soi une gageure. Chacun y va de ses propres formulations pour tenter de restituer le fond de l’esprit dans lequel Paul s’exprime. Senft me semble bien résumer la question : « les motivations les plus personnelles et profondes de Paul […] se rapportent au mystère même de sa vocation. A sa vocation telle qu’il l’a reçue, il ne peut répondre dans le cadre normal « travail-salaire » (p.120). Je poursuis dans ce sens :
L’ensemble du discours se comprend dans la perspective de la liberté. Le texte commence par « Ne suis-je pas libre ? » (v.1) et se conclut par « Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre » (v.19). La vie selon l’Evangile se fonde sur une double liberté : Celle que l’on a reçu du Dieu qui libère, et celle que l’on offre librement dans l’amour du prochain. Le couple travail-salaire est donc remplacé par le couple liberté-liberté. Tout calcul s’évanouit dans la grâce reçue et donnée.
Le témoignage de Luther
Cette compréhension de l’Evangile se trouve à l’origine et au cœur de la foi protestante. Elle fait l’objet de l’introduction du troisième grand texte réformateur de Martin Luther, écrit en 1520, De la liberté du chrétien, qui est un exposé résumé de sa théologie :
Premièrement. Pour que nous puissions bien connaître ce qu’est un chrétien et savoir ce qu’il en est de la liberté que le Christ lui a acquise et donnée et dont saint Paul parle abondamment, je veux poser ces deux thèses :
Luther, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, De la liberté du chrétien, p.840
Le chrétien est un libre seigneur sur toutes choses et il n’est soumis à personne.
Le chrétien est un serviteur obéissant en toutes choses et il est soumis à tout un chacun.
Ces deux thèses se trouvent clairement chez saint Paul, en 1 Corinthiens, IX :
« Je suis libre en toutes choses et je me suis fait le serviteur de tout un chacun. »
Les deux thèses de Luther ne découlent pas l’une de l’autre, elles expriment les deux facettes d’une même réalité : Celle de la foi au Christ et de l’amour du prochain. Autant selon Paul que selon Luther, le chrétien n’est capable d’aimer son prochain à la manière du Christ que dans la mesure où il se comprend et se perçoit lui-même comme récepteur de la grâce et de l’amour du Christ. La foi n’érige pas l’amour du prochain en un devoir moral dont l’homme serait capable par lui-même. Selon l’Evangile, l’éthique de l’amour du prochain n’existe qu’en rapport avec le don de l’union mystique au Christ. Amen