Prédication : De la prophétie de Daniel à l’Apocalypse de Jean

Livre de Daniel 7,9-10 et 13-14

9Je regardais, lorsque des trônes furent installés et un Vieillard s’assit : son vêtement était blanc comme de la neige, la chevelure de sa tête, comme de la laine nettoyée ; son trône était en flammes de feu, avec des roues en feu ardent. 10Un fleuve de feu coulait et sortait de devant lui. Mille milliers le servaient ; dix mille myriades se tenaient devant lui. Le tribunal siégea, et des livres furent ouverts. 

13Je regardais dans les visions de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un Fils d’Homme ; il arriva jusqu’au Vieillard, et on le fit approcher en sa présence. 14Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas,
et sa royauté, une royauté qui ne sera jamais détruite.

Apocalypse de Jean 5,1-9

1Et je vis, dans la main droite de celui qui siège sur le trône,
un livre écrit au-dedans et au-dehors, scellé de sept sceaux.
2Et je vis un ange puissant qui proclamait d’une voix forte :
Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux ?
3Mais nul, dans le ciel, sur la terre ni sous la terre,
n’avait pouvoir d’ouvrir le livre ni d’y jeter les yeux.

4Je me désolais de ce que nul ne fût trouvé digne d’ouvrir le livre ni d’y jeter les yeux.
5Mais l’un des anciens me dit : Ne pleure pas !
Voici, il a remporté la victoire, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David :
il ouvrira le livre et ses sept sceaux.

6Alors je vis : au milieu du trône et des quatre animaux, au milieu des anciens,
un agneau se dressait, qui semblait immolé.
Il avait sept cornes et sept yeux qui sont les sept esprits de Dieu envoyés sur toute la terre.

7Il s’avança pour recevoir le livre de la main droite de celui qui siège sur le trône.
8Et, quand il eut reçu le livre,
les quatre animaux et les vingt-quatre anciens se prosternèrent devant l’agneau.
Chacun tenait une harpe et des coupes d’or pleines de parfum,
qui sont les prières des saints.

9Ils chantaient un cantique nouveau :
Tu es digne de recevoir le livre et d’en rompre les sceaux,
car tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu, par ton sang,
des hommes de toute tribu, langue, peuple et nation.

Prédication du jeudi de l’Ascension 26 mai 2022 à Vauffelin dans le Jura bernois

Les visions prophétiques, apocalyptiques, comme celles de Daniel et de l’Apocalypse de Jean, sont des textes que l’on prêche rarement, premièrement parce que leur interprétation est difficile, et semble réservée à quelques professionnels ; deuxièmement parce que nous ne savons pas bien ce que ces textes peuvent avoir à nous dire aujourd’hui.

Or, il est fort dommage qu’il en soit ainsi, parce que ces textes sont d’une intensité telle qu’ils représentent la quintessence de la Bible, le sommet et la récapitulation de la révélation offerte à Israël d’abord, puis ensuite au peuple chrétien parmi toutes les nations.

Remarquons d’emblée que la fête de l’Ascension est l’occasion rêvée de parler de ces textes car, de même que le Christ terrestre est soustrait au regard des disciples et enlevé au ciel, ces visions nous projettent à partir de l’histoire terrestre vers le règne éternel de Dieu, sans qu’une frontière nette puisse être tracée entre ce qui est terrestre et ce qui est céleste.

J’aimerais tout d’abord souligner la profonde continuité qui existe entre la prophétie juive des derniers siècles avant l’ère chrétienne, qui nous est parvenue notamment au travers du livre de Daniel, et la compréhension chrétienne du sens de cette prophétie juive, telle qu’on la trouve particulièrement développée dans le livre de l’Apocalypse de Jean. Ce sujet est évidemment beaucoup trop vaste pour être traité entièrement dans ce message.

Je préciserai donc en particulier comment la révélation spécifiquement chrétienne, marquée par l’événement de Jésus-Christ venu en chair, mort et ressuscité, n’a fait qu’amplifier et compléter la révélation qui avait préalablement été donnée à Israël.

La prophétie apocalyptique juive dans le livre de daniel

Le chapitre 7 du livre de Daniel, dont nous n’avons lu que quatre versets, raconte un résumé imagé de l’histoire de l’humanité en décrivant quatre animaux, ou quatre bêtes monstrueuses, qui sortent et s’élèvent au-dessus de la mer primordiale. Il ne fait pas de doute que ces quatre animaux représentent symboliquement quatre empires terrestres qu’il est même possible de repérer avec une certaine précision dans la prophétie. Il s’agit de quatre royaumes qui ont oppressé le peuple d’Israël durant le demi-millénaire qui précède la venue du Christ : L’empire néo-babylonien, l’empire Mède, l’empire Perse, et enfin l’empire grec d’Alexandre et de ses descendants particulièrement violents envers Israël.

La vision de cette histoire des empires successifs de l’Antiquité, caractérisés par leur brutalité sans bornes, est suivie sans transition par la vision que Daniel perçoit du monde céleste, ce qui souligne le lien étroit entre ce qui se passe sur la Terre et dans le ciel.

Contrastant avec les royaumes terrestres qui se succèdent en s’anéantissant les uns après les autres par des guerres, la cour céleste est décrite comme étant à la fois infiniment plus paisible, plus vaste et plus durable que notre monde chaotique. Dieu y est décrit comme un être infiniment sage et éternel, dont le vêtement est blanc comme la neige, signe de paix et de pureté, mais dont le trône et ses roues sont des flammes de feu, signe de puissance. Nous avons là la vision d’un Dieu à la fois sage, paisible et redoutable.

La vision bascule avec l’arrivée d’un mystérieux Fils d’Homme, qui s’approche du Dieu éternel est qui est tout-de-suite intronisé. Les commentateurs ne cessent de s’interroger sur l’identité de ce Fils d’Homme : Il s’emble qu’il s’agit à la fois d’un ange puissant, comme Michel, ou d’une personne précise, comme le Messie, ou encore du peuple d’Israël, c’est-à-dire du peuple saint qui, unis aux anges, combat les royaumes pervers du monde.

Le Fils d’Homme reçoit une royauté et une gloire universelle et éternelle, et il est précisé, je cite, que « des gens de tous les peuples, nations et langues le servaient ». Cette précision est extrêmement importante, car elle indique que l’histoire du salut ne concerne plus des royaumes, mais des personnes individuelles. Au sein des nations, et donc au-delà du seul peuple d’Israël, le fils d’Homme trouvera des serviteurs fidèles. On perçoit ainsi que l’idée d’une Eglise universelle, répandue dans toutes les nations, n’est pas une invention chrétienne, car elle se trouve déjà dans la prophétie apocalyptique juive. Faisant éclater les frontières de l’identité juive, les chrétiens vont concrétiser cette prophétie par l’Eglise.

Mais le peuple d’Israël reçoit aussi une promesse le concernant au travers de la prophétie de Daniel, qui annonce que le pouvoir des rois impies qui le persécutent trouvera fin lors de la venue du Fils de l’Homme, lequel recevra de Dieu une domination éternelle. Israël pourra ainsi, lors du dénouement de l’histoire, contempler ses ennemis à jamais vaincus. Cette espérance juive en un Messie libérateur sur le plan politique et militaire explique en partie le refus du judaïsme de reconnaître Jésus comme Messie.

Reprise et adaptation de la prophétie apocalyptique juive du livre de Daniel, dans l’Apocalypse chrétienne de l’apôtre Jean

A ce point, demandons-nous comment la prophétie chrétienne a repris et transformé cette prophétie juive des derniers siècles avant Jésus-Christ ? L’élément le plus marquant est bien-entendu l’identification chrétienne de la figure du Fils d’Homme avec Jésus de Nazareth. C’est cette assignation qui, avant tout, différentie la foi chrétienne de la foi juive, laquelle ne reconnaît pas Jésus comme Fils d’Homme et Messie.

Le livre de l’Apocalypse de Jean, placé maintenant à la fin du Nouveau Testament, reproduit à peu de choses près la prophétie de Daniel. Il y est également question de bêtes terrifiantes qui représentent les royaumes oppresseurs de l’histoire de l’Antiquité, mais la dernière bête de Daniel n’est plus seulement un roi terrestre : elle devient dans l’Apocalypse de Jean une ultime puissance angélique maléfique, appelée le diable ou Satan. En universalisant ainsi la puissance du mal contre laquelle luttent les élus, les chrétiens ont adapté la prophétie juive à toutes les époques et à tous les lieux de l’histoire humaine. Dès lors, la guerre d’Ukraine qui nous préoccupe aujourd’hui s’inscrit elle aussi dans cette longue série d’injustices, d’irrespects, de maltraitances et d’abus de pouvoir.

Par ailleurs, le chapitre 5 de l’Apocalypse, dont nous avons lu les 9 premiers versets, introduit habilement dans la prophétie de Daniel une mise en scène qui est propre à la tradition chrétienne. Le drame chrétien se situe au niveau des livres présents dans le tribunal céleste de la prophétie de Daniel (Dan 7,10), qui contiennent la mémoire des actes des victimes et de leurs oppresseurs, laquelle va permettre d’opérer le jugement dernier. Ces livres sont scellés, et il semble que personne n’ait suffisamment de dignité pour les ouvrir. La question théologique centrale que pose le christianisme peut donc être formulée de la façon suivante : Qui est digne d’opérer l’ultime jugement de l’humanité ? Et donc, plus profondément encore, quel type et quel caractère d’humanité correspond à l’intention créatrice de Dieu et donc aussi à la dignité de l’être humain devant Dieu ?

L’apôtre Jean, qui voit et écrit cette vision, se dit lui-même triste que personne à la cour céleste n’ait été trouvé digne d’opérer le jugement et donc de rendre justice aux victimes de la violence humaine. Mais un des anciens de la cour le rassure : « Ne pleure pas ! Il a remporté la victoire, le rejeton de David », et c’est alors qu’un agneau qui semble immolé se dresse au milieu de la cour, puis toute l’armée des cieux se met à chanter : « Tu es digne de recevoir le livre et d’en rompre les sceaux, car tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, langue, peuple et nation » (Apoc 5,9).

Cela signifie que du point de vue chrétien, un des critères indispensables d’éligibilité à la fonction de juge dernier de l’humanité consiste à être capable de faire grâce aux coupables, d’offrir la Vie – sa propre vie – aussi à celles et ceux qui ne l’ont pas méritée. L’humanité de l’homme devant Dieu est ainsi caractérisée par la générosité, l’humilité et la grâce.

Le drame humain trouve ainsi une solution chrétienne apaisante : le Fils d’Homme qui fait irruption auprès de Dieu et qui est intronisé dans la prophétie de Daniel, doit être du point de vue chrétien un « agneau immolé », c’est-à-dire quelqu’un qui donne de lui-même aux autres, et qui est donc capable d’offrir le pardon aux pécheurs, et non seulement un juge !

C’est ainsi que l’Apocalypse de Jean place le pardon au cœur du jugement dernier annoncé par la prophétie de Daniel. Il n’y a pas d’autre issue à la violence humaine que le pardon, exprimé par la douceur d’un agneau immolé, capable de prendre sur lui le mal d’autrui.

Le contraste est ainsi maximisé entre la barbarie des royaumes terrestres, symbolisés par les bêtes, et la faiblesse apparente de cet agneau immolé qui se dresse seul au milieu de la cour céleste. C’est ainsi que du point de vue de l’Evangile, tout se renverse : la faiblesse l’emporte sur la force, la douceur sur la violence, et le pardon sur le jugement. Amen.

Post-scrptum ne faisant pas partie de la prédication

Cette conception prophétique et apocalyptique de l’histoire humaine, tant juive que chrétienne, peut nous paraître archaïque. Elle l’est sans doute par sa formulation mythologique dans les Ecritures saintes, mais loin d’être passée dans l’oubli de l’histoire, elle a profondément contribué à forger la conception occidentale moderne de l’histoire, notamment au travers des traits suivants, fortement complémentaires l’un de l’autre:

  • Le prophétisme judéo-chrétien conçoit l’histoire humaine comme orientée par un sens, qui peut être perçu soit comme un perfectionnement vers un accomplissement, soit comme une décadence vers une catastrophe, mais dans les deux cas, les processus historiques sont analysables et le cours des événements révèle quelque chose d’essentiel de l’humain.
  • L’histoire est conçue par la modernité européenne occidentale comme un cheminement vers la liberté des individus, avec un refus systématique de tout système d’oppression politique, militaire ou sociale, de musellement intellectuel ou d’extermination physique. C’est ainsi que le projet démocratique, reconnu en permanence imparfait et inaccompli, est privilégié par rapport à toute forme de pouvoir qui s’emploie à maintenir la pensée unique et la dictature, fut-ce au nom des objectifs les plus louables, du moins en apparence.
  • Afin de garantir et de promouvoir cet élan de l’histoire vers la liberté individuelle, les gouvernements se dotent de systèmes judiciaires indépendants et internationaux, ayant pour fonction de poursuivre et de condamner les acteurs criminels de l’histoire, anticipant ainsi la perspective d’un « jugement dernier » telle qu’élaborée dans la prophétie judéo-chrétienne. L’histoire entière est ainsi placée à la lumière d’un jugement selon le droit, en vue de la réparation des torts commis, mais aussi dans la perspective d’une réconciliation et d’une restauration de la possibilité de vivre ensemble.
  • Il s’ensuit que la perspective de la liberté individuelle comme projet historique n’est en aucune manière assimilable à un laxisme permissif. En effet, selon le « principe protestant » hérité du prophétisme judéo-chrétien, les valeurs de liberté et de responsabilité individuelles sont indissociablement complémentaires, ce qui implique que le citoyen démocratique est appelé à veiller autant à sa propre liberté qu’à celle qui règne dans l’Etat, dont il ne saurait se désintéresser, puisque l’Etat démocratique est par définition l’affaire de tout le peuple.

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