Prédication : Le dessaisissement de soi du Bon berger éclairé par quatre témoins

Evangile de Jean 10,11-21

11 « Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis.12 Le mercenaire, qui n’est pas vraiment un berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis et prend la fuite ; et le loup s’en empare et les disperse. 13 C’est qu’il est mercenaire et que peu lui importent les brebis. 

14Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, 15 comme mon Père me connaît et que je connais mon Père ; et je me dessaisis de ma vie pour les brebis. 16 J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau et un seul berger. 

17Le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour ensuite la recevoir à nouveau. 18 Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la recevoir à nouveau : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père. »

19Ces paroles provoquèrent à nouveau la division parmi les autorités juives. 20 Beaucoup parmi ces gens disaient : « Il est possédé, il déraisonne, pourquoi l’écoutez-vous ? » 21 Mais d’autres disaient : « Ce ne sont pas là propos de possédé ; un démon pourrait-il ouvrir les yeux d’un aveugle ? »

Prédication du dimanche 1er mai 2022 à l’Eglise d’Orvin, dans le Jura bernois, en Suisse

En cherchant à vous apporter une prédication qui soit enrichissante, sur ce texte hyper célèbre du Bon berger dans de la tradition chrétienne, au chapitre 10 de l’Evangile de Jean, j’ai buté contre un problème inattendu : Notre connaissance de ce texte est tellement saturée, qu’il faut réaliser une véritable prouesse pour en tirer quelque chose de nouveau, qui sorte du discours désormais convenu des Eglises, et qui puisse à nouveau nous parler.

Si je me limitais à vous enseigner que selon l’Evangile de Jean, Jésus est le Bon berger parce qu’il donne librement sa vie pour ses brebis, et parce qu’il vit en étroite communion avec Dieu son Père, ce qui lui donne le pouvoir de donner sa vie et de la recevoir à nouveau, c’est-à-dire de ressusciter, vous penseriez sans doute que mon discours est théologiquement pertinent, mais je ne suis pas certain que ce message, malgré son immense profondeur universellement reconnue, parviendrait à vous parler.

Je vais donc utiliser une méthode de diversion, qui s’est imposée à moi lors de la préparation de mon message, et qui consiste à faire appel à quatre témoins de sources très différentes, qui apportent chacun un éclairage complémentaire sur le sens de notre texte : Je convoquerai un chrétien, un bouddhiste, un philosophe et enfin deux psychiatres.

La compréhension spécifique du récit du Bon berger que je cherche à vous communiquer est la suivante : Lorsque Jésus dit qu’il se dessaisit de sa vie pour ses brebis (v.15), qu’il donne sa vie pour la recevoir à nouveau (v.17), et que personne ne la lui enlève, mais qu’il la donne de lui-même et qu’il la reçoit à nouveau par son pouvoir (v.18), il cherche en réalité à faire corps avec sa destinée, à se présenter non comme une victime impuissante devant ses bourreaux, mais comme quelqu’un qui maîtrise sa vie et sa mort à tout instant. Jésus adhère à ce qui lui arrive en conformant sa volonté aux événements tels qu’ils se déroulent indépendamment de sa volonté, et de la sorte, son esprit maintient une relation cohérente avec la réalité présente de sa vie, fut-elle momentanément dramatique. Jésus se dessaisit de sa vie, c’est-à-dire qu’il accepte de ne plus s’y cramponner, en intégrant les faits tels qu’ils se présentent à son expérience de vie, quels qu’ils soient, sans se révolter.

Derrière son attitude se cache un enseignement spirituel primordial et universel, que l’on peut exprimer ainsi : pour être heureux, il faut être capable d’accepter et d’assumer en profondeur son destin comme étant un effet de la volonté divine ou du moins de la permission providentielle de Dieu, aussi dans ce qu’il comporte d’épreuves et d’échecs douloureux, ce qui a pour effet de transformer les défaites en victoires.

Premier témoin : Thomas a Kempis, L’Imitation de Jésus-Christ. Traduction de Lamennais, Paris, Editions du Seuil, Sagesses, 1979 (écrit avant 1424)


Mon premier témoin est l’auteur de L’Imitation de Jésus-Christ, un écrit de sagesse chrétienne qui date de la fin du Moyen-Âge, appartenant au courant de la Devotio moderna et qui fut très largement publié, au point d’avoir un effet sur la Réforme de Luther. Je le cite : « Il est difficile de discerner avec certitude si c’est l’esprit bon ou mauvais qui vous porte à désirer ceci ou cela. […] Ainsi, tout ce qui se présente de désirable à votre esprit, vous devez le désirer toujours et le demander avec une grande humilité de cœur, et surtout avec une pleine résignation, vous abandonnant à moi [Jésus] sans réserve et disant : Seigneur, vous savez ce qui est le mieux ; que ceci ou cela se fasse comme vous le voulez ».

Cet enseignement paraît dur à première vue, mais il est en réalité libérateur, car désirer et obtenir ce qui serait contraire à la volonté divine ne pourrait que nous nuire à moyen ou long terme, Dieu étant notre plus grande source de sagesse. Il convient donc d’accepter que pour notre bien, Dieu puisse par moments se positionner à l’encontre de notre volonté. C’est cet enseignement que Jésus applique de façon magistrale lorsque dans notre texte, il accepte de donner de lui-même sa vie qu’on veut lui prendre, dans la mesure où il croit que cette cuisante et violente défaite qui s’impose à lui représente en réalité une étape de la volonté de Dieu en vue de la délivrance et du salut de tous les hommes. Selon ce premier témoin, il s’agit donc de se dessaisir de sa volonté propre, en faveur de celle de Dieu.

Deuxième témoin : Thich Nhat Hanh, Le miracle de la pleine conscience. Manuel pratique de méditation (original anglais 1974), L’espace bleu, 1994


J’en viens à mon deuxième témoin, Thich Nhat Hanh, qui débute son Manuel de médiation Le Miracle de la pleine conscience, par un exemple en apparence anodin, complètement étranger à la dramatique de la croix. Il raconte le témoignage d’un père de famille qui avait l’habitude de diviser son temps libre en plusieurs parties, une pour ses enfants, une pour son épouse et enfin une dernière partie pour lui-même, où il pouvait disposer de son temps pour lire, écrire, étudier ou aller se promener. Sans le dire, le récit nous fait comprendre que cette façon de vivre n’était pas satisfaisante, car le père de famille était frustré chaque fois que sa famille lui prenait trop de temps. Il change donc d’attitude spirituelle : « Maintenant, dit-il, je n’essaye plus de diviser mon temps en différentes parties, je vois le temps que je passe avec mes enfants et avec ma femme comme mon propre temps. Ainsi, ce qui est étonnant, c’est que je dispose désormais d’un temps illimité pour moi-même ! »

Percevez-vous que cet enseignement est semblable aux deux précédents, chrétiens ? Le père de famille a renoncé à préserver une part de sa vie pour lui-même, ce qui le conduisait à de fréquentes déceptions. Il accepte de vivre de bon cœur la situation telle qu’elle se présente, même si elle nécessite qu’il renonce temporairement à son temps personnel. Cet enseignement semble dur, mais il est en réalité libérateur, et source de plus de bonheur. Selon ce deuxième témoin, il s’agit de se dessaisir d’une complète maitrise de son temps.

Troisième témoin : Charles Pépin, Les vertus de l’échec, Allary éditions, Pocket, 2016


Venons-en à mon troisième témoin, philosophe. Il s’agit de Charles Pépin, auteur en 2016 de l’essai Les vertus de l’échec, qu’il commence ainsi : « Qu’ont en commun Charles de Gaulle, Steve Jobs et Serge Gainsbourg ? Qu’est-ce qui rapproche J.K. Rowling, Charles Darwin et Roger Federer, ou encore Winston Churchill, Thomas Edison ou Barbara ? Ils ont tous connu des succès éclatants ? Oui, mais pas seulement. Ils ont échoué avant de réussir. Mieux: c’est parce qu’ils ont échoué qu’ils ont réussi. Sans cette résistance du réel, sans cette adversité, sans toutes les occasions de réfléchir et de rebondir que leurs ratés leur ont offertes, ils n’auraient pu s’accomplir comme ils l’ont fait ».

Bien sûr, cet exemple nous éloigne un peu du sens de la mort du Christ, que l’Evangile de Jean ne présente justement pas comme un raté, mais bien plutôt comme une manifestation de l’amour divin en faveur de tous les hommes. Cela dit, la crucifixion a clairement pris dans un premier temps l’aspect d’un échec cuisant de l’homme Jésus, et il faut la résurrection du Christ pour nous révéler qu’il s’agit en réalité de l’accomplissement du plan caché de Dieu pour le salut de l’humanité. D’un point de vue spirituel, la croix symbolise en réalité notre acceptation de l’épreuve, de la souffrance, de l’échec et même de la mort, passage obligé vers la Vie véritable et secrète, en Christ. Selon ce troisième témoin, il s’agit donc de se dessaisir d’un besoin et d’une volonté de gagner à tout prix, et dans toute situation.

Quatrième témoin : François Lelord et Christophe André, Les nouvelles Personnalités difficiles. Comment les comprendre, les accepter, les gérer, Paris, Odile Jacob, 2021


Mon quatrième et dernier témoin est un livre écrit par deux psychiatres, François Lelord et Christophe André, que je vous recommande vivement : Les Nouvelles Personnalités difficiles. Comment les comprendre, les accepter, les gérer. Décrivant très précisément, avec de nombreux exemples, plusieurs types de personnalités problématiques, par exemple anxieuses, narcissiques, paranoïaques ou obsessionnelles, ou simplement dépendantes, évitantes ou passives-agressives, parmi lesquelles on retrouve facilement plusieurs de nos proches, le livre nous invite aussi à une introspection au sujet des difficultés de notre propre personnalité, afin de vivre avec nous-mêmes et les autres de façon plus apaisée.

Ce livre présente les relations humaines comme étant normalement difficiles. Les personnalités fastidieuses à supporter ne sont pas l’exception, mais quasiment la règle. Ici aussi, sur le plan psychologique, on découvre que fuir la difficulté relationnelle, en espérant des collègues parfaits, ou je ne sais quel partenaire idéal, nous mène à une impasse dans la mesure où les autres sont souvent les miroirs de nous-mêmes, de sorte que juger les autres revient le plus souvent à se juger soi-même inconsciemment.

Ces faiblesses humaines renvoient à l’universalité du péché prêchée par le christianisme : il n’existe pas d’être humain sans défauts et sans torts, et donc, accepter de supporter les traits pénibles des autres est une nécessité existentielle pour chacune et chacun de nous. L’attitude christique, qui se dessaisit de sa vie, revient ici à accepter que les relations humaines posent en général problème, et qu’il convient donc de renoncer à l’illusion d’une vie faite de relations entièrement satisfaisantes, sans souffrances ni sentiments d’injustice. Ici à nouveau le renoncement, en apparence pesant, est en réalité source de libération. Selon ces quatrièmes témoins, il s’agit donc de se dessaisir de notre perfectionnisme.

J’espère être ainsi parvenu, au travers de ce bref voyage initiatique auprès de quatre témoins plus ou moins étrangers au texte biblique, à illustrer quelques sens possibles de cette nécessité enseignée par Jésus de se dessaisir soi-même de sa vie, à savoir d’accepter nos situations de vie telles qu’elles se présentent à nous, sans attendre l’arrivée de je ne sais quelle solution paradisiaque sans failles qui n’existe jamais, afin de trouver plus de paix et de bonheur au quotidien dans cette vie imparfaite d’ici-bas. Amen.

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