Prédication : La vie humaine en tension entre espoir et désespoir

Ni les esclaves hébreux, ni Moïse, ni les Egyptiens ne sont disposés à remédier à la situation de blocage qui les relie. Dans ce triangle dramatique victime-sauveur-persécuteur, les esclaves craignent les représailles de leurs maîtres, Moïse craint de ne pas être écouté par les Hébreux et par Pharaon, et ce denier ne peut se permettre de perdre la main d’oeuvre corvéable nécessaire à son économie. Dans cette situation désespérante, l’espoir ne peut venir que de Dieu, que le livre de l’Exode présente comme le seul véritable libérateur.

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Livre de l’Exode 6,2 – 7,7 – Confirmation de Moïse dans sa mission et présentation généalogique des héros de l’Exode

2 Dieu adressa la parole à Moïse. Il lui dit : « C’est moi le SEIGNEUR.
3 Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu Shaddaï, mais sous mon nom, “le SEIGNEUR”, je ne me suis pas fait connaître d’eux. 4 Puis j’ai établi mon alliance avec eux, pour leur donner le pays de Canaan, pays de leurs migrations, où ils étaient des émigrés. 5 Enfin, j’ai entendu la plainte des fils d’Israël, asservis par les Egyptiens, et je me suis souvenu de mon alliance.

6 C’est pourquoi, dis aux fils d’Israël : C’est moi le SEIGNEUR.
Je vous ferai sortir des corvées d’Egypte,
je vous délivrerai de leur servitude,
je vous revendiquerai avec puissance et autorité,
7 je vous prendrai comme mon peuple à moi, et pour vous, je serai Dieu.
Vous connaîtrez que c’est moi, le SEIGNEUR, qui suis votre Dieu : celui qui vous fait sortir des corvées d’Egypte.
8 Je vous ferai entrer dans le pays que, la main levée, j’ai donné à Abraham, à Isaac et à Jacob.
Je vous le donnerai en possession.
C’est moi le SEIGNEUR. »

9 Moïse parla ainsi aux fils d’Israël, mais ils n’écoutèrent pas Moïse, tant leur dure servitude les décourageait.

10 Le SEIGNEUR dit à Moïse : 11 « Va ! Parle au Pharaon, roi d’Egypte. Qu’il laisse partir les fils d’Israël de son pays ! » 12 Mais Moïse parla ainsi devant le SEIGNEUR : « Voici que les fils d’Israël ne m’ont pas écouté. Comment le Pharaon m’écouterait-il, moi qui suis incirconcis des lèvres ? » 13 Le SEIGNEUR parla à Moïse et à Aaron et leur communiqua ses ordres pour les fils d’Israël et pour le Pharaon, roi d’Egypte, en vue de faire sortir les fils d’Israël du pays d’Egypte.

14 Voici les chefs de leurs familles patriarcales :Fils de Ruben, premier-né d’Israël : Hanok et Pallou, Hèçrôn et Karmi. Tels sont les clans de Ruben.
15 Et fils de Siméon : Yemouël, Yamîn, Ohad, Yakîn, Çohar et Shaoul, le fils de la Cananéenne. Tels sont les clans de Siméon.
16 Et voici les noms des fils de Lévi, selon leur descendance : Guershôn, Qehath et Merari. La durée de la vie de Lévi fut de cent trente-sept ans.
17 Fils de Guershôn : Livni et Shiméï, selon leurs clans.
18 Et fils de Qehath : Amram, Yicehar, Hébron et Ouzziël. La durée de la vie de Qehath fut de cent trente-trois ans.
19 Et fils de Merari : Mahli et Moushi. Tels sont les clans de Lévi selon leur descendance.
20 Amram prit pour femme sa tante Yokèvèd ; elle lui enfanta Aaron et Moïse. La durée de la vie d’Amram fut de cent trente-sept ans.
21 Et fils de Yicehar : Coré, Nèfèg et Zikri.
22 Et fils d’Ouzziël : Mishaël, Elçafân et Sitri.
23 Aaron prit pour femme Elisabeth, fille de Amminadav, sœur de Nahshôn ; elle lui enfanta Nadav, Avihou, Eléazar et Itamar.
24 Et fils de Coré : Assir, Elqana et Aviasaf. Tels sont les clans des Coréites.
25 Eléazar, fils d’Aaron, avait pris pour femme une fille de Poutiël ; elle lui enfanta Pinhas.Tels sont les chefs de famille des lévites selon leurs clans.

26 Voilà donc Aaron et Moïse, à qui le SEIGNEUR avait dit : « Faites sortir les fils d’Israël du pays d’Egypte, rangés en armées » ; 27 ce sont eux qui parlèrent au Pharaon, roi d’Egypte, pour faire sortir d’Egypte les fils d’Israël. Voilà donc Moïse et Aaron.

28 Et le jour où le SEIGNEUR parla à Moïse au pays d’Egypte, 29 le jour où il parla ainsi à Moïse : « C’est moi le SEIGNEUR, redis au Pharaon roi d’Egypte, tout ce que je te dis », 30 Moïse dit devant le SEIGNEUR : « Me voici incirconcis des lèvres. Comment le Pharaon m’écouterait-il ? »

1 Mais le SEIGNEUR dit à Moïse : « Vois, je t’établis comme dieu pour le Pharaon, et ton frère Aaron sera ton prophète. 2 C’est toi qui diras tout ce que je t’ordonnerai et ton frère Aaron parlera au Pharaon pour qu’il laisse partir de son pays les fils d’Israël ; 3 mais moi, je rendrai inflexible le cœur du Pharaon. Je multiplierai mes signes et mes prodiges au pays d’Egypte, 4 mais le Pharaon ne vous écoutera pas. Je poserai ma main sur l’Egypte et d’autorité je ferai sortir mes armées, mon peuple, les fils d’Israël, hors du pays d’Egypte. 5 Alors les Egyptiens connaîtront que c’est moi le SEIGNEUR, quand j’étendrai la main contre l’Egypte ; et je ferai sortir du milieu d’eux les fils d’Israël. » 6 Moïse et Aaron firent ainsi ; ils firent exactement ce que le SEIGNEUR leur avait ordonné. 7 Moïse avait quatre-vingts ans et Aaron quatre-vingt-trois quand ils parlèrent au Pharaon.

Prédication du 7 juillet 2024 à Vauffelin, dans le Jura bernois, en Suisse

On peut tenter plusieurs lectures des textes bibliques, sous divers angles. Délibérément, je ne m’occuperai pas ici de la lecture historique, qui cherche à distinguer ce qui s’est réellement passé et ce qui est symbolique. Au sujet de l’histoire de la rédaction du texte, je me limite à signaler, sans le démontrer par l’analyse, que l’arrangement des phrases de ce passage manifeste une intense activité de recomposition. Le texte de l’Exode n’est pas l’œuvre d’un seul auteur, mais de plusieurs éditeurs qui ont assemblé des fragments plus anciens. On constate en effet de nombreuses répétitions, des changements d’accord et des ruptures de style, comme l’insertion d’une liste des ancêtres et des descendants de Moïse (Ex 6,14-25) qui s’intègre très mal dans le texte du chapitre 6 qui précède et qui suit.

Une lecture psychologique et spirituelle de l’Exode

Je propose ici une lecture psychologique et spirituelle, qui révèle la grande sensibilité humaine du récit lorsqu’on le lit avec cette approche. Les 15 premiers chapitres du livre de l’Exode, qui en compte 40, sont consacrés à l’histoire de l’esclavage des fils d’Israël (= le nouveau nom de Jacob, selon Gn 32,29) en Egypte, et à leur délivrance sous la conduite de Moïse, Dieu ayant entendu leur plainte et s’étant souvenu de son alliance (v.5). Tant pour les juifs que pour les chrétiens, ce texte a une valeur fondatrice. Il s’agit, symboliquement, non pas de connaître les événements exacts de la sortie d’Egypte des fils d’Israël, mais de découvrir que le Dieu d’Israël est essentiellement un Dieu de liberté, qui selon sa propre initiative, et par sa compassion invincible, délivre les captifs de ceux qui les exploitent.

Psychologiquement, l’Exode décrit une situation de blocage, tout d’abord, des juifs esclaves. Le Dictionnaire Jésus, édité par l’Ecole biblique de Jérusalem (Robert Laffont, 2021) décrit « Un degré si avancé d’oppression [qui] étouffe dans les miséreux le sens même de la liberté, et leur ôte jusqu’au désir de crier leur détresse. L’homme le plus écrasé, c’est en effet celui a qui on a fait oublier la possibilité de sa libération » (p.696-697). Au cours des siècles d’exploitation, les Hébreux sont devenus, « des rebuts d’humanité, […], qui protestent lorsqu’on s’en prend à leurs tortionnaires » (p.697), allusion à cet esclave juif qui reproche à Moïse d’avoir tué un Egyptien (Ex 2,14), sans doute par crainte des représailles, qui ne manqueront pas après la première intervention de Moïse auprès de Pharaon, qui supprime la fourniture de paille pour les briques (Ex 5,7.21).

Le texte biblique souligne un triple refus qui correspond à un triple désespoir : Tout d’abord, les « fils d’Israël […] n’écoutèrent pas Moïse, tant leur dure servitude les décourageait » (v.9) ; ensuite, Moïse lui-même, à plusieurs reprises, exprime à Dieu son désespoir et son incapacité à exécuter la tâche à laquelle il est appelé, libérer les fils d’Israël : « Qui suis-je pour aller vers Pharaon, et faire sortir d’Egypte les fils d’Israël ? » (Ex 3,11). Prétextant que ni les Hébreux ni les Egyptiens ne l’écouteront (Ex 4,1 ; 5,2),  Moïse tente de se dérober à la tâche impossible que lui confie le Seigneur, mettant sa patience à bout : « Je t’en prie, Seigneur, je ne suis pas doué pour la parole, […] j’ai la bouche lourde et la langue lourde » (Ex 4,10), ce qu’il répète dans notre passage (v.12.30). On est loin de l’image de super-héros que le cinéma du XXème siècle a collée à Moïse.

Enfin, les Egyptiens persécuteurs se sont eux-mêmes placés dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs victimes, qui représentent une nombreuse main d’œuvre exploitable dont dépend l’économie du pays (Ex 5,5). Le livre de l’Exode expose ainsi une situation relationnelle parfaitement illustrée par le Triangle dramatique, un modèle développé par Stephen Karpman, médecin et psychiatre à l’Université de Californie à San Francisco, en 1968 : Autant la victime, les Hébreux, que le persécuteur, les Egyptiens, et le sauveur, Moïse, se trouvent bloqués dans un état dramatique de dépendance réciproque qui paraît humainement sans issue. Les Egyptiens dépendent des Hébreux pour leur économie, les Hébreux des Egyptiens pour leur misérable subsistance, tandis que Moïse dépend de la confiance que lui refusent les uns et les autres. Selon la théorie du Triangle dramatique, le système évolue lorsque certains rôles des trois acteurs s’intervertissent. C’est le cas dans le livre de l’Exode, Moïse et les Hébreux devenant peu à peu les persécuteurs des Egyptiens, au travers des dix plaies d’Egypte que leur inflige le Dieu de Moïse, Jahvé (Ex 7-11).

L’initiative exclusivement divine de la délivrance

D’un point de vue théologique, il est essentiel de signaler que face à cette paralysie sociale caractéristique des situations de maltraitance humaine, l’initiative et la réalisation de la délivrance proviennent exclusivement de Dieu, qui apparaît dans le livre de l’Exode comme le seul véritable sauveur, Moïse et Aaron étant ses représentants. Toutefois, afin que ce projet de libération s’actualise dans le cadre de l’alliance entre Dieu et la descendance d’Abraham, la foi des croyants, Moïse et les Hébreux, est requise. La vie humaine est ainsi placée dans une tension entre le désespoir de situations de blocage à répétition, et la possibilité permanente d’une intervention divine, source d’espérance.

La tension entre la sécurité décevante de l’immobilisme et la crainte du changement

Dans son ouvrage, Dépendance affective. Six étapes pour se prendre en main et agir (Eyrolles, 2018), Geneviève Krebs identifie les causes des situations de blocage : « l’envie de changer, de modifier les choses est là, mais vous vous sentez comme au bord d’un précipice. L’envie de sauter vers le changement, mais un blocage qui reste encore présent. […] J’ai souvent remarqué que lorsqu’une personne vit une situation qui ne la satisfait pas et pourtant ne fait rien pour en sortir, c’est qu’il existe inconsciemment un bénéfice à rester dans ce vécu, malgré le négatif constaté. Alors, quel est le bénéfice pour vous ? » (p.76). Ces considérations ramènent la sensibilité psychologique de l’Exode à notre portée. Nous nous situons en tension entre la crainte et le désir de modifier notre situation existentielle.

En théorie, les esclaves juifs voudraient certainement être délivrés, mais en pratique, ils préfèrent s’enferrer dans le statu quo de l’esclavage qui leur confère un minimum de stabilité, tandis que l’offre de Moïse de fuir au désert leur apparaît comme une tentation illusoire remplie de tous les dangers, qui vont d’ailleurs se réaliser : vengeance égyptienne (Ex 14), manque d’eau (Ex 15 et 17) et de nourriture (Ex 16), conflits armés avec d’autres peuples (Ex 17), etc. Tous ces dangers sont relatés dans la suite du livre de l’Exode. C’est dire que la liberté, même dans la Bible, a un coût, qui ne la rend pas impossible, mais qui implique d’accepter de sortir de sa zone d’habitude, de sécurité et de confort.

La liberté de servir Dieu, à mi chemin entre résignation et ambition

Une lecture spirituelle du livre de l’Exode permet ainsi de dégager deux manières de vivre : La première est celle du désespoir assumé, qui ne nécessite aucune foi, mais une forme de résignation désillusionnée qui déteste qu’on lui fasse miroiter d’autres possibles. La seconde est la posture de l’espoir assumé, qui nécessite le discernement de la foi afin de distinguer entre les folles entreprises générées par nos délires de grandeur, et les entreprises non dénuées de défis, mais s’inscrivant dans une logique constructive de service, adaptée à nos compétences et à nos capacités réelles de résistance aux épreuves. Le service divin, dans une perspective chrétienne, se situe entre la résignation et l’ambition.

Entre les entreprises humaines désespérées et les projets divins nécessitant l’engagement de la foi du croyant, la distinction est souvent difficile à établir. De même que les premières tentatives de Moïse visant à contrer la domination du Pharaon échouèrent lamentablement et empirèrent la vie des esclaves hébreux (Ex 4 et 5), c’est souvent au travers de plusieurs essais, fructueux ou non, que nous parvenons progressivement à discerner quel est le dessein du Seigneur, source de projets à échelle humaine potentiellement réussis. Amen

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