Prédication : Vengeance et délivrance

Tandis que la juste rétribution divine et le désir humain de vengeance sont au cœur de la théologie du mal dans l’Ancien Testament, et plus particulièrement dans le très bref livre d’Abdias, le Nouveau Testament déplace la théologie du domaine du droit vers celui de la psychiatrie et de la psychologie. Jésus considère le comportement délirant des démoniaques davantage comme une maladie guérissable que comme une faute morale punissable. Ainsi, selon le vocabulaire de la théologie orthodoxe, le péché est une maladie spirituelle et la vie dans la foi, sous toutes ses facettes, en est le remède.

Voir la liste de mes prédications ordonnées par références bibliques.

Livre du Prophète Abdias 1,10-15 – La faute d’Edom

10 C’est à cause des violences exercées contre ton frère Jacob
que te couvre la honte,
que tu es exterminé à jamais.

11 Le jour où tu restais planté là en face,
le jour où des étrangers le vidaient de sa force,
où des barbares pénétraient dans ses portes
et jetaient le sort sur Jérusalem,
toi aussi, tu étais comme l’un d’eux.

12 Ne te délecte pas du jour de ton frère,
du jour de son désastre.
Ne te réjouis pas aux dépens des fils de Juda,
au jour de leur perdition.
Ne fais pas ta grande bouche
au jour de la détresse.

13 Ne pénètre pas dans la ville de mon peuple,
au jour de sa ruine.
Ne te délecte pas, surtout pas toi, de son malheur,
au jour de sa ruine.
Ne porte pas la main sur ce qui fait sa force,
au jour de sa ruine.

14 Ne reste pas planté dans la brèche
pour exterminer les survivants.
Ne livre pas ses rescapés
au jour de la détresse.

15 Oui, proche est le jour du SEIGNEUR,
jour menaçant toutes les nations.
Comme tu as fait, on te fait ;
tes actes te retombent sur la tête.

Livre du Prophète Abdias 1,16-18 – La revanche d’Israël

16 Oui, comme vous avez bu sur ma montagne sainte,
de même toutes les nations boivent sans trêve.
Elles boivent, elles se gorgent…
elles deviennent comme si elles n’étaient pas nées.

17 Mais sur la montagne de Sion se réfugient des rescapés,
elle redevient sainte.
Les gens de Jacob spolient ceux qui les ont spoliés.

18 Les gens de Jacob deviennent un feu,
et ceux de Joseph une flamme.
Mais les gens d’Esaü deviennent du chaume.
Ceux-là les embrasent et les consument :
aucun survivant ne reste à Esaü.
Le SEIGNEUR a parlé !

Evangile de Matthieu 8,18-34 – Les deux démoniaques Gadaréniens

28 Comme il était arrivé de l’autre côté, au pays des Gadaréniens, vinrent à sa rencontre deux démoniaques sortant des tombeaux, si dangereux que personne ne pouvait passer par ce chemin-là. 29 Et les voilà qui se mirent à crier : « Que nous veux-tu, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? » 30 Or, à quelque distance, il y avait un grand troupeau de porcs en train de paître. 31 Les démons suppliaient Jésus, disant : « Si tu nous chasses, envoie-nous dans le troupeau de porcs. » 32 Il leur dit : « Allez ! » Ils sortirent et s’en allèrent dans les porcs ; et tout le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans la mer, et ils périrent dans les eaux. 33 Les gardiens prirent la fuite, s’en allèrent à la ville et rapportèrent tout, ainsi que l’affaire des démoniaques. 34 Alors toute la ville sortit à la rencontre de Jésus ; dès qu’ils le virent, ils le supplièrent de quitter leur territoire.

Prédication du dimanche 9 juin 2024 à Orvin, dans la Jura bernois, en Suisse

Furiosa, le 5ème film de la série Mad Max de George Miller, sorti en mai 2024 avec un budget de 168 millions de dollars américains, relate l’histoire d’une enfant que l’on force à assister à la torture et à l’exécution de sa mère, et qui va, tout au long du film, avec un déploiement inouï d’énergie, d’où le titre du film Furiosa, chercher à venger sa mère, parvenant à anéantir le gang du meurtrier, puis à le tuer lentement après l’avoir isolé.

Le genre de la saga Mad Max peut être qualifié de western dystopique, les poursuites à cheval étant remplacées par de folles courses de motos et d’engins fantastiques filmés dans les déserts australiens. Le scénario de Furiosa s’avère très proche de celui du mythique western spaghetti Il était une fois dans l’Ouest, de Sergio Leone, sorti en 1969, lors duquel un mystérieux vengeur invincible, incarné par Charles Bronson, parvient à la fin d’un périple à assassiner en duel le cruel meurtrier de son frère, incarné par Henry Fonda.

Histoire, théologie et psychologie dans le livre du prophète Abdias

Le thème de la vengeance n’a certainement pas terminé ses succès cinématographiques, et il occupe déjà, plus de deux millénaires plus tôt, le minuscule livre biblique du prophète Abdias, qui relate l’inimitié sanguinaire entre deux tribus parentes, celle de Jacob, identifié à Israël dans le livre de la Genèse, lors de sa lutte avec l’ange (Gn 32,29), et celle d’Edom, une tribu du désert au sud-est de Canaan, que la Bible juive identifie fréquemment aux descendants d’Esaü, le frère ainé supplanté par Jacob dans le récit de la Genèse (chap. 27).

Pour bien comprendre la trame discursive du livre d’Abdias, il faut l’analyser sous trois facettes : Un, celle de l’histoire concrète, prédisant une probable revanche d’Israël contre Edom ; Deux, celle de la justice divine, que l’on appelle rétributive, parce qu’elle rend le mal pour le mal ; Trois, celle de la psychologie humaine, qui se nourrit ici de vengeance.

Premier aspect, celui de l’histoire, qui se déroule certainement non loin de l’année 587 avant J.-C., lorsque le «frère» Israël d’Edom est envahi par de cruels «étrangers» (v.11), les babyloniens, qui dépouillent et incendient la ville de Jérusalem, déportant ses habitants dans les pires horreurs. Le livre du prophète Abdias accuse la tribu d’Edom de – je cite ici le commentaire de Carl-A. Keller (Delachaux et Niestlé, 1965, p.258) ­– ne pas avoir «résisté à la tentation de perpétrer à son tour des violences contre son frère Jacob». Les édomites auraient donc profité de la situation d’extrême faiblesse d’Israël pour s’en donner « au pillage à cœur joie. De la sorte, le frère est devenu fratricide » (p.259).

Deuxième aspect, celui de la théologie. Même s’il « n’est pas facile de préciser s’il s’agit d’un discours de YHWH [le dieu d’Israël Yahvé] ou d’un discours du prophète » Abdias (p.257), le texte se veut soit moralisateur, soit conseiller de sagesse : « Ne te réjouis pas aux dépens des fils de Juda, au jour de leur perdition » (v.12), car « Oui, proche est le jour du SEIGNEUR [Yahvé], jour menaçant toutes les nations. Comme tu as fait, on te fait ; tes actes te retombent sur la tête » (v.15). Il s’agit là, théologiquement, non pas d’une vengeance divine, comme le précise bien Carl-A. Keller (« dans ce texte, il n’y a pas de trace d’esprit vindicatif ni d’amertume personnelle » p.258), mais d’une justice divine : Le Dieu juste doit punir le malfaiteur d’un mal égal au sien, pour rendre justice à ses victimes. Mais il se peut aussi que se cache ici la sollicitude de Dieu envers Edom : Ne te rends-tu pas compte, Edom insensé, que ton frère Israël, une fois rétabli, pourrait se venger de toi ?

Cette observation nous mène au troisième aspect, celui de la psychologie humaine, toujours sujette à se venger : « Mais sur la montagne de Sion [Jérusalem] se réfugient des rescapés, elle redevient sainte. Les gens de Jacob spolient ceux qui les ont spoliés. Les gens de Jacob deviennent un feu, […]. Mais les gens d’Esaü deviennent du chaume. [… aucun survivant ne reste à Esaü. Le SEIGNEUR a parlé !] » (v.17-18). Difficile d’estimer ici si la vengeance d’Israël est voulue par le SEIGNEUR, si Dieu a lui-même accordé la vindicte à son peuple excessivement opprimé, ou si la psychologie vengeresse d’Israël accomplit simplement ce que Dieu avait prévu, sans le vouloir, et dont il avertissait Edom.

Il faut, comme indiqué au départ, pour bien comprendre les enjeux du livre d’Abdias, différencier trois niveaux : D’abord, ce qui se passe concrètement dans l’histoire, le fait que souvent, les vaincus deviennent les oppresseurs, et ainsi de suite ; ensuite, la volonté de Dieu, qui reste mystérieuse : est-ce Lui qui veut la rétribution, la réponse au mal par le mal, afin d’établir une justice équitable mais mortifère de part et d’autre, qui ne génère que des perdants ? et enfin, le niveau de la psychologie humaine, celui du désir de vengeance, l’envie de rendre le mal, profondément enracinée dans le cerveau biologique de l’homme.

Délivrance et guérison psychologique dans l’Evangile

Entracte. Il existe un fossé abyssal entre ces trois approches du mal, historique, théologique et psychologique, déployées dans la majeure partie de l’Ancien Testament, et la démonologie du Nouveau Testament, qui conçoit la délivrance du mal comme un processus thérapeutique de guérison. Avec Jésus, la théologie passe ainsi du domaine du droit à celui de la psychiatrie. Dans la perspective de l’Evangile, l’attachement au mal est toujours démoniaque, qu’il s’agisse de l’idée selon laquelle Dieu rétablirait la justice en infligeant un mal équivalent au coupable, ou du désir humain de vengeance. Selon Jésus, le Dieu justicier et l’homme rancunier sont tous deux des démons !

Il n’y a aucun espoir à récupérer de la rétribution divine, ni aucune jouissance à récupérer de la vengeance humaine. L’une comme l’autre relève du Diable, l’homme fort que Jésus a dépouillé de sa puissance (Mc 3,27), le Dieu de l’Evangile étant un Dieu de pardon et de grâce. Ainsi, dans le récit des deux démoniaques Gadaréniens de l’Evangile de Matthieu (8,18-34), il est en aucun cas question de les punir, mais au contraire de les guérir, de les délivrer du mal qui les domine. Les démons, privés de leur pouvoir séducteur et envoûteur, en sont réduits à supplier Jésus : « Si tu nous chasses, envoie-nous dans le troupeau de porcs » (v.31).

Les maladies spirituelles dans la théologie orthodoxe

Le théologien orthodoxe français Jean-Claude Larchet, dans son ouvrage monumental Thérapeutique des maladies spirituelles (Paris, Cerf, 2000), présente « un exposé complet de la condition humaine déchue et de la restauration de sa santé par l’œuvre salvatrice du Christ » (quatrième de couverture). Il décrit les différents péchés non comme des fautes, mais comme des maladies spirituelles. A la colère vengeresse, liée à la pathologie de l’agressivité, la théologie orthodoxe répond par le remède de la foi, du repentir et de la prière, au travers d’un combat intérieur contre les pensées à l’origine de la tentation, afin de remplacer le besoin pathologique de vengeance par les vertus de douceur et de patience.

Il est déculpabilisant de comprendre la violence, divine ou humaine, comme le résultat d’une vision pervertie du monde ou de l’humain. Si la violence est une maladie spirituelle, il est contre-indiqué de vouloir la punir ; elle doit être reconnue et soignée comme une « infection » nocive de l’âme, qu’il s’agit de dévoiler, de purifier et de sanctifier.

On comprend que les populations soumises depuis plusieurs générations à un climat de guerre civile ou ethnique deviennent contagieuses de haine, et se montrent incapables de rétablir un semblant de paix, n’ayant connu que l’agression dans leur développement psychique. La solution au mal humain se situe au-delà des arguments et des accusations : Elle naît d’une attitude bienveillante laquelle, sans approuver le mal commis, fait preuve de sollicitude envers le coupable, qui est à la fois victime de son propre mal. Amen

2 réflexions sur « Prédication : Vengeance et délivrance »

  1. Nous vivons clairement une crise du sens, qui se révèle dans tous les domaines. Les représentations anciennes ne sont pas désuètes pour autant, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ne font plus sens pour nos contemporains. Et si le déplacement de la théologie du domaine du droit vers celui de la psychologie, a été riche de sens, il n’ aide malheureusement pas à préserver l’humanité actuelle de cette grave crise du sens.

    Personnellement, je préférerai d’ailleurs le terme de psychologie à celui de psychiatrie, qui n’existe en fait comme stratégie de pensée que depuis le début du 18 e siècle ; dans l’antiquité les malades atteints de manie (terme grec = mania) mouraient tout simplement d‘épuisement et le traitement des maladies mentales n’existait tout simplement pas.

    Cette crise de sens, comme je me permets de l’appeler, est évidemment, comme vous l’avez bien souligné, en rapport avec le problème du mal, problème insoluble comme le texte de Genèse 2 nous le rappelle (dans ce sublime essai de synthèse, en effet, à peine Dieu a-t-’il créé l’Homme et l’a-t-il installé dan un beau Jardin où il avait de quoi se nourrir à satiété sans se fatiguer, que le problème du mal s’est imposé comme la limite contre laquelle notre logique butera toujours).

    Face à la menace proche de la dévastation de la planète, de la biodiversité, etc., etc., il y a des penseurs qui disent que la solution pourrait être dans un changement radical de comportement, et il est à remarquer que leurs raisonnements ne s’appuient pas sur des convictions religieuses (je cite entre autres l’astrophysicien Aurélien Barrau, le neurologue Sébastien Bohler, et le sociologue Hartmut Rosa).

    Ce dernier a baptisé cette indispensablement nouvelle relation au monde possible « Résonance », mais il se défend de vouloir en être le Pape ! Autrefois, Jean Kamp disait que « ce que le Christ nous a appris, c’est l’intimité entre l’homme et Dieu : leur commune appartenance à l’unique mystère de l’Esprit et que Dieu n’est pas un mystère d’un autre ordre que celui de l’homme ».

    Aujourd’hui, je pense, suivant en cela les agnostiques et les athées, qu’il faut une nouvelle fois revisiter à nouveaux frais nos représentations mentales de Dieu, du Christ et de l’Homme ! Et je fais confiance pour cela à tous les hommes de bonne volonté, comme on dit !

  2. Merci pour votre réflexion Monsieur Helmlinger,
    oui, il existe beaucoup de domaines et de contrées où la transition de la religion vers la psychologie ou la psychiatrie n’a pas encore eu lieu, et où l’on continue à concevoir Dieu comme un justicier, soit contre les impies (d’autres convictions ou religions), soit contre les ennemis (d’autres pays ou cultures), tandis que l’intimité de la relation à Dieu telle que nous la propose l’Evangile, nous conduit à offrir bon accueil aux autres comme à soi-même.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.