Prédication : L’Evangile de la prospérité et l’Evangile de la précarité

Un texte du Deutéronome me permet d’aborder, dans ma prédication de ce jour, le thème délicat des liens entre la spiritualité et le développement de la vie humaine à la fois sur les plans spirituel et matériel. L’Evangile, nous le savons, entretient quelques rapports avec la richesse et la pauvreté, mais ils sont difficiles à cerner et portent facilement à polémique.

Voir la liste de mes prédications ordonnées par références bibliques.

Un exemple concret pour illustrer la problématique : Les chiffonniers du Caire.

Le succès économique et écologique des chiffonniers du Caire – récupérateurs chrétiens isolés du reste de la ville dans des « espaces-poubelle » en raison de la présence des ordures et de leurs cochons et chèvres nourris de détritus – est un exemple de prospérité paradoxale. Génies du tri des déchets, peut-on attribuer à ces familles entières une quelconque prospérité, dans la mesure où parents et enfants passent leur existence dans l’intime proximité et l’odeur des déchets ?

Je reproduis ci-dessous en italique le texte entier de présentation du reportage sur ARTE ayant pour titre « Egypte : les chiffonniers du Caire ». Emission du 11/02/2021, sur le site arte.tv. Réalisation : Mathilde Delvigne et Raynald Lellouche. Auteur.e : Mathilde Delvigne.

Estimés à 70 000 dans le quartier de Manshiet Nasser, le plus grand quartier des chiffonniers de la capitale, les “zabbalines” ne débarrassent pas seulement la mégalopole du Caire de près de la moitié de ses déchets, ils ont aussi mis en place, de manière informelle, le système de tri et de recyclage le plus efficace au monde. Sans aucune contrepartie de l’État, les quelque 1000 ateliers du quartier trient, nettoient, transforment jusqu’à 90% des déchets récoltés. Sans technologie et dans des conditions rudimentaires, ils dépassent largement les 36% des pays de l’OCDE. Une réussite qui fait aujourd’hui leur fierté : aucun modèle contemporain ni aucune technologie moderne ne sont aussi efficaces que ces “champions mondiaux” de la récolte et du tri informel des déchets.

Deutéronome 8,1-5 – L’éducation d’Israël au désert

1 Tout le commandement que je te donne aujourd’hui, vous veillerez à le pratiquer afin que vous viviez, que vous deveniez nombreux et que vous entriez en possession du pays que le SEIGNEUR a promis par serment à vos pères. 

2 Tu te souviendras de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t’a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t’éprouvait pour connaître ce qu’il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements. 

3 Il t’a mis dans la pauvreté, il t’a fait avoir faim et il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’il vit de tout ce qui sort de la bouche du SEIGNEUR. 

4 Ton manteau ne s’est pas usé sur toi, ton pied n’a pas enflé depuis quarante ans, 

5 et tu reconnais, à la réflexion, que le SEIGNEUR ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils.

Prédication du dimanche 23 octobre 2022 à l’Eglise d’Orvin, dans le Jura bernois au nord de la ville de Bienne, en Suisse

Evangile de la prospérité ou Evangile de la précarité ? Obéir aux commandements de Dieu, suivre la voie de l’Evangile, est-ce augmenter ses chances d’accéder à la prospérité, à la richesse, à la bénédiction, à la réussite, au succès ; ou au contraire, est-ce s’engager dans les voies difficiles de la fidélité, de la droiture, de la justice, de la générosité, qui sont souvent mal reconnues et peu récompensées dans le monde impitoyable où nous vivons ?

Le protestantisme réformé, surtout en raison de son intellectualisme, a la plupart du temps éprouvé de la difficulté à reconnaître l’existence de liens entre la pratique de l’Evangile et diverses formes de réussites sur le plan humain ; comme si, en aucun cas, l’Evangile ne pouvait conduire à une bénédiction des corps, à un concept de santé globale ou à une compréhension du bonheur vécu aussi sur le plan concret, et pas exclusivement à une sagesse spirituelle, abstraite, intérieure.

Je précise d’emblée que dans cette prédication, je ne conçois pas la bénédiction ou la prospérité qui s’attachent à la foi dans un sens magique, comme si Dieu conférait la richesse de manière surnaturelle aux croyants. Je pense cependant qu’une vie soigneusement vécue, persévérante dans la pratique du bien, nourrie ou non par la foi, augmente les probabilités de réussites sur divers plans, sans jamais les garantir.

Comme l’a brillamment montré au début du XXème siècle le sociologue Max Weber, dans les faits, les pays protestants de l’Europe du Nord et de l’Amérique du Nord ont développé un capitalisme florissant, qui les a rendus plus riches, plus prospères, au fil des siècles, que les pays catholiques de l’Europe du Sud, par exemple. La foi protestante a encouragé la libre entreprise et le gain réinvesti dans la production. Cependant, avec la forte croissance économique actuelle de pays traditionnellement non chrétiens comme la Chine ou l’Inde, ou encore certains pays du Golfe, c’est à se demander si cette règle est toujours valable ? Et ce qui est peut-être vrai à l’échelle des nations l’est-il aussi au niveau des individus ?

Tandis que la théologie réformée fait du lien entre la spiritualité et la créativité matérielle un tabou, la théologie des milieux évangéliques admet plus facilement que la foi chrétienne puisse s’accompagner d’une bénédiction divine sur tous les plans, y compris économique.

Mais qu’en dit la Bible ? Le livre du Deutéronome – dont est tiré notre texte du jour et auquel nous nous limitons dans le cadre de cette prédication – porte bien son nom, qui signifie en grec « deuxième loi ». En effet, ce cinquième livre de la Bible présente la Loi de Moïse, la Thora, sous un jour plus humain que les trois précédents – l’Exode, le Lévitique et les Nombres – dans lesquels les commandements sont seulement énumérés en de longues listes. En revanche, tout en conservant la rudesse de certaines prescriptions rituelles ou morales, le livre du Deutéronome relie la pratique des commandements à l’expérience de la relation à Dieu, ce qui le rapproche de l’esprit de l’Evangile, pour lequel les commandements divins ne sont jamais considérés indépendamment de la façon dont on les reçois et dont on les envisage d’un point de vue existentiel et spirituel.

L’intérêt de ce texte de l’Ancien Testament est qu’il parvient à préfigurer conjointement les deux visages de l’Evangile de la prospérité et de l’Evangile de la précarité. Les deux aspects du vécu de la foi, force et faiblesse, richesse et pauvreté, bénédiction et épreuve, ne s’excluent pas mais interagissent de diverses manières, avec beaucoup de nuances.

L’Evangile de la prospérité

Relisons soigneusement ce texte (Dt 8,1-5). Le premier passage est assurément celui de la bénédiction spirituelle et matérielle : « vous veillerez à pratiquer [les commandements] afin que vous viviez, que vous deveniez nombreux et que vous entriez en possession du pays que le Seigneur a promis… » (v.1). Ici, les commandements ne sont plus détaillés, ils forment un tout qu’il faut veiller à pratiquer afin de vivre, multiplier et posséder. Les notions de veille, de pratique, de vie et de multiplication sont explicitement reprises dans plusieurs paraboles et autres passages de l’Evangile du Christ, dans lequel la richesse à la fois spirituelle et matérielle est évoquée par les notions de trésor, d’arbre ou de maison (un bon exemple est la parabole de la maison bâtie sur le sable ou sur le roc, en Mt 7,24-27).

Je vois dans cette première orientation du texte avant tout une reconnaissance du caractère intrinsèquement positif de toute vie : vivre, au sens fort du terme, c’est se développer, grandir, mûrir, faire fructifier son héritage sur la Terre. La vie en tant que telle est une bénédiction destinée à s’accroître, de sorte que tout Evangile est nécessairement d’abord un Evangile de la prospérité. D’ailleurs, quels que soient les affres de la vie terrestre, la destination finale de tout croyant est pensée dans la plénitude de la vie éternelle (ou mieux dit supra-temporelle) ou, dit autrement, dans le couronnement infiniment profond et ample de l’existence, qui se situe au-delà de toute compréhension rationnelle.

La critique écologique actuelle impose de nouvelles orientations à cet Evangile de la prospérité, en rappelant qu’une croissance infinie est impossible sur une planète dont la surface est limitée, et que notre développement doit tenir compte d’une part de l’intérêt des générations futures, mais aussi de l’ensemble des êtres sensibles (non-humains). Il s’agit donc de viser le bien-être de tou.te.s, qui représente sans doute le sens ultime du mot prospérité, et qui n’est plus avant tout une question de quantité mais de qualité de vie.

L’Evangile de la précarité

Après cette présentation de l’Evangile de la prospérité à l’entrée de notre texte, venons-en maintenant à l’Evangile de l’épreuve de l’indigence, qui occupe les quatre versets suivants, de sorte que notre texte est équilibré. Dans le livre du Deutéronome, l’Evangile de la prospérité est représenté par le don au peuple d’Israël de la Terre Promise en Canaan, tandis que l’Evangile du dénuement est représenté par les quarante années de marche dans le désert. Le lien avec l’Evangile du Christ est si intense que Jésus se sert des paroles de notre texte pour répondre au diable lors de sa tentation au désert : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Mt 4,4). Une sentence dont on attribue souvent à tort la paternité à Jésus.

C’est une question que chacune et chacun de nous peut se poser pour soi-même : En quoi consiste symboliquement ma marche de quarante ans dans le désert, et en quoi consiste ma Terre Promise ? La réponse diffère passablement d’une personne à l’autre, en fonction des expériences vécues et de ce que nous attendons de l’existence ; mais à divers degrés, les deux aspects existent toujours, dans chaque vie, tant qu’une forme d’espérance subsiste dont la réalisation n’est pas encore entièrement accomplie.

L’analyse la plus claire de notre passage que j’aie trouvée se trouve dans La Bible annotée par une société de théologiens et de pasteurs, un commentaire biblique daté de 1889 et imprimé à Neuchâtel, une ville de Suisse romande : « dans le désert, où tout lui manquait, le peuple a vécu cependant grâce à l’assistance continuelle de Dieu ». L’Evangile du dénuement est donc marqué par une tension entre l’absence et la présence de Dieu. D’une part, la vie est très rude, le peuple exténué est constamment confronté au spectre de la faim ; d’autre part, la présence de Dieu est si intense qu’Il pourvoit in extrémis à tout besoin impérieux, de sorte que le peuple survit et ne manque de rien. Dans l’indigence, Dieu pourvoit aux besoins pressants au travers de la manne (v.3) que les israélites ne peuvent pas conserver, ce qui les rend en permanence dépendants de Dieu.

En contradiction apparente avec l’état de privation de tout confort du nomadisme au désert, le texte prend ensuite la peine de préciser que le peuple n’a pas éprouvé dans le désert de véritables souffrances irrémédiables péjorant son avenir. Autrement dit, avec les mots du texte: « ton manteau ne s’est pas usé sur toi, ton pied n’a pas enflé depuis quarante ans » (v.4). Face à la détresse causée par le risque de l’usure et de la maladie, l’assistance divine n’a jamais fait complètement défaut. Le peuple n’a pas été privé de la promesse de la prospérité qui donnait sens à son apparente errance.

Celles et ceux d’entre nous qui, avec foi, ont vécu de rudes épreuves dans leur vie personnelle, connaissent en général cette étrange situation, où tout manque, tout est en crise, et pourtant Dieu par sa Parole pourvoit à l’immédiat. Le commentaire précité confère à l’épreuve du désert un double but : Premièrement, « donner à Israël l’occasion de manifester ses dispositions secrètes à l’égard de Dieu ». Ainsi est-il dit que Dieu a éprouvé le peuple « pour connaître ce qu’il y avait dans son cœur » (v.2), et pour procéder à son éducation, « comme un homme fait celle de son fils » (v.5), c’est-à-dire ici avec amour et fermeté. L’épreuve tend à nous mettre en contact avec ce qu’il y a de plus profond en nous-mêmes. Vécue dans la foi, elle n’est pas vaine. Par sa fonction révélatrice, elle est porteuse de sens, quand bien même elle contredit sévèrement ce que nous avions attendu de la vie, suscitant malheur, déception, désespoir et parfois même colère, révolte, incrédulité.

Deuxième but de l’épreuve selon La Bible annotée, « donner à Dieu l’occasion de révéler sa fidélité, qui suffit à l’homme quand toute autre ressource lui manque ». En soi, c’est une expérience paradoxalement merveilleuse de ressentir l’intervention de Dieu en plein cœur de notre détresse. Son secours apparait en effet plus manifeste à celle ou celui qui traverse un vide existentiel, qu’à celle ou celui qui ne souffre de rien. Lorsque nous sommes gratifiés d’un signe de Dieu à l’occasion d’un passage difficile de notre vie, ce signe nous permet de relativiser la gravité de notre situation. Percevant ainsi que notre indigence est connue de Dieu, nous pouvons croire que la situation n’échappe pas à sa bienveillante providence, et donc que Dieu a les moyens de nous délivrer de l’épreuve en temps voulu. Dès cet instant, l’Evangile de la précarité peut à nouveau évoluer vers celui de la prospérité, le désert refleurit, ces deux aspects de l’Evangile étant en tous temps enroulés l’un dans l’autre, tant que nous traversons cette existence instable et passagère qu’offre la vie présente. Amen.

2 réflexions sur « Prédication : L’Evangile de la prospérité et l’Evangile de la précarité »

  1. Merci Gilles,
    Tes réflexions et lecture de Deutéronome me donne à réfléchir sur l’éducation catholique moi qui vis depuis ma retraite au pays des Incas.

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