Prédication : L’Apocalypse, un récit dense et brouillé

Les récits des sept sceaux et des sept trompettes de l’Apocalypse sont interrompus avant le septième sceau et avant la septième trompette par des récits portant sur des sujets différents. Est-ce un hasard du texte ? Quel est le sens de ces intermèdes ? S’agit-il de parenthèses explicatives ou d’éléments chronologiques supplémentaires et inattendus ayant pour effet de retarder le septième sceau et la septième trompette, à savoir les jugements conclusifs de l’histoire humaine ? Promenade dans les méandres de la prophétie.

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Livre du prophète Ezéchiel 2,8-3,3

8 Fils d’homme, écoute ce que je te dis : ne sois pas rebelle, comme cette engeance de rebelles ; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. » 9 Je regardai : une main était tendue vers moi, tenant un livre enroulé. 10 Elle le déploya devant moi ; il était écrit des deux côtés ; on y avait écrit des plaintes, des gémissements, des cris. 1 Il me dit : « Fils d’homme, mange-le, mange ce rouleau ; ensuite tu iras parler à la maison d’Israël. » 2 J’ouvris la bouche et il me fit manger ce rouleau. 3 Il me dit : « Fils d’homme, nourris-toi et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai : il fut dans ma bouche d’une douceur de miel.

Apocalypse de Jean, chapitre 10

1 Et je vis un autre ange puissant qui descendait du ciel. Il était vêtu d’une nuée, une gloire nimbait son front, son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. 2 Il tenait dans la main un petit livre ouvert. Il posa le pied droit sur la mer, le pied gauche sur la terre,

3 et cria une voix forte, comme rugit un lion. Quand il eut crié, les sept tonnerres firent retentir leurs voix. 4 Et quand les sept tonnerres eurent retenti, comme j’allais écrire,
j’entendis une voix qui, du ciel, me disait : Garde secret le message des sept tonnerres et ne l’écris pas.

5 Et l’ange que j’avais vu debout sur la mer et sur la terre leva la main droite vers le ciel 6 et jura, par celui qui vit pour les siècles des siècles, qui a créé le ciel et ce qui s’y trouve, la terre et ce qui s’y trouve, la mer et ce qui s’y trouve : il n’y aura plus de délai. 7 Mais aux jours où l’on entendra le septième ange, quand il commencera de sonner de sa trompette, alors sera l’accomplissement du mystère de Dieu, comme il en fit l’annonce à ses serviteurs les prophètes.

8 Et la voix que j’avais entendue venant du ciel me parla de nouveau et dit : Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. 9 Je m’avançai vers l’ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit : Prends et mange-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. 10 Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères.

11 Et l’on me dit : Il te faut à nouveau prophétiser sur des peuples, des nations, des langues et des rois en grand nombre.

Prédication du 2 juillet 2023 à Orvin, dans le Jura bernois, en Suisse

La flèche irréversible du temps

M’étant rendu dernièrement à Arolla, dans les hautes Alpes valaisannes, en Suisse, j’ai constaté que le Bas Glacier d’Arolla, sur lequel j’avais suivi une semaine d’école d’alpinisme de glace en 1985, avait presque entièrement disparu, et ne subsistait qu’au pied du Mont Collon, en une zone dangereuse en raison des chutes de pierres et de séracs.

Je me suis senti dépouillé, spolié de ma jeunesse, conscient que jamais plus de mon vivant ce glacier n’allait se reconstituer. Notre histoire comprend des non-retours, des situations irrémédiables. Les physiciens parlent de la flèche du temps pour décrire le fait que l’avance du temps n’est pas toujours réversible. Cela est particulièrement vrai en biologie : les espèces évoluent sans cesse sans jamais revenir à l’identique, et les êtres vivants naissent, se développent, vieillissent et meurent sans possibilité d’arrêter ou d’inverser ce processus.

Dès lors, ce progrès à sens unique de l’histoire jette en tout temps le spectre de la fin sur notre vécu humain. La fonte du Bas Glacier d’Arolla est-elle un simple événement de l’histoire parmi des milliers d’autres, ou fait-elle partie des signes avant-coureurs d’une catastrophe à très large échelle terrestre, due au réchauffement climatique planétaire ?

L’Apocalypse combine l’orientation vers une fin et l’imprévisible complexité de l’histoire

Cet exemple concret actuel montre ce que le récit de l’ensemble de l’Apocalypse montre de manière particulièrement convaincante : Les événements de l’histoire sont à la fois extrêmement nombreux et variés, répartis sur de plus ou moins longues périodes, souvent imprévisibles, comportant une part de bonheur et de malheur, suscitant de nombreux débats, et néanmoins orientés en sens unique vers la poursuite et la fin de l’histoire.

Du moins, c’est ce que suppose la foi chrétienne, qui accorde à l’histoire humaine, et à chacune de nos vies, une raison d’être, un sens et une destination. Cette orientation vers une fin semble être planifiée d’avance par Dieu, tout en nécessitant notre collaboration.

Les deux premières séries de malheurs et les 144’000 élus

Le chapitre 10 de l’Apocalypse fournit un excellent exemple de perception complexe de l’histoire. Le chapitre et demi qui précède, depuis (8,6), décrit l’effet des six premières trompettes, elles-mêmes précédées de l’ouverture des sept sceaux, depuis le chapitre 6. Deux séries de malheurs variés se sont donc déjà abattues sur la Terre, entrecoupées par la description des 144 mille élus (un chiffre symbolique) qui « ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau, c’est pourquoi ils se tiennent devant le trône de Dieu » (7,14-15). Il est dès lors difficile de situer ces élus par rapport au reste des hommes : subissent-ils l’épreuve historique des sceaux et des trompettes comme les autres hommes, ou sont-ils déjà en sécurité auprès de Dieu (7,15-17) ? Le texte ne le précise pas.

L’autre ange puissant et le report de la septième trompette

On s’attend donc, au début du chapitre 10, au retentissement de la 7e trompette, mais cette dernière ne sonnera qu’un chapitre et demi plus tard (11,15), car le récit est à nouveau interrompu par « un autre ange puissant qui descendait du ciel » (10,1). Il est impossible de déterminer si cette nouvelle parenthèse succède aux six premières trompettes, ou s’il s’agit d’une explication parallèle, ou d’une glose hors temps qui interrompt le récit.

Le « petit livre ouvert » (10,2) que tient l’« autre ange » ne semble pas être le livre que l’agneau immolé reçoit dans la vision inaugurale du chapitre 5, qui était encore scellé. Sa fonction ne sera décrite qu’à la fin de notre chapitre 10, car le récit est à nouveau entrecoupé par un cri de cet « autre ange », suivi de la voix de sept tonnerres (10,3).

Le message tenu secret des sept tonnerres

Se produit alors un événement unique dans l’ensemble de l’Apocalypse, dont l’auteur s’apprête à écrire « le message des sept tonnerres » : Une voix venue du ciel lui demande de garder secrète et de ne pas écrire cette partie de la prophétie (10,4). Le mot apocalupsis signifie révélation en grec, et habituellement, les prophéties sont décrites ; mais ici, cette insistance particulière sur le silence vient rappeler que même selon ce livre prophétique qui clôt la Bible chrétienne, l’avenir et le sens de l’histoire demeurent en partie inconnus.

L’accomplissement du mystère de Dieu

Changeant à nouveau de sujet, l’« autre ange », qui tient toujours le petit livre, se met à jurer « par celui qui vit au siècles des siècles », à savoir le créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout ce qui s’y trouve, qu’« il n’y aura plus de délai » (10,6). Alors que nous ne sommes qu’à la moitié du récit de l’Apocalypse, qui compte 22 chapitres, le récit prend à nouveau l’accélérateur, comme si tout était déjà presque terminé, avec une déclaration qui condense l’ensemble du livre : « quand il [le septième ange] commencera de sonner de la trompette, alors sera l’accomplissement du mystère de Dieu, comme il en fit l’annonce à ses serviteurs et prophètes » (10,7). Cette mention de « l’accomplissement du mystère de Dieu » n’apparaît qu’ici dans le livre de l’Apocalypse, et elle est centrale ! Elle signifie en clair que l’histoire humaine à un sens, qu’elle se dirige vers son accomplissement, vers sa destination et son but ultimes, mais que ce sens est encore « un mystère ». Ceci explique à la fois pourquoi la prophétie est si dense, et pourquoi elle est encore si brouillée.

Un autre aspect doit être souligné, qui nous permettra de comprendre le sens du petit livre tenu par l’« autre ange » : Selon la théologie de l’Apocalypse, l’accomplissement de l’histoire humaine est à la fois toujours futur, encore caché et inachevé, dans « les douleurs de l’enfantement » (12,2), et à la fois déjà passé et présent, accompli. En effet, le sens de l’histoire humaine est intimement lié à la victoire du Christ, clairement annoncée au début de l’Apocalypse (1,6-8) comme déjà réalisée mais non encore accomplie dans la réalité.

Ce n’est pas un hasard si la fin de ce passage mentionne que Dieu fit l’annonce de cet accomplissement « à ses serviteurs et prophètes » (10,7). Ici l’auteur de l’Apocalypse admet qu’il ne révèle en fait rien de radicalement nouveau, dont on ne trouve pas mention dans les précédentes Ecritures juives et chrétiennes. Et c’est à partir de là qu’il nous faut comprendre l’histoire du petit « livre ouvert dans la main de l’[autre] ange » (10,8).

La prédication douce et amère de l’Evangile

L’exégèse montre ici sans le moindre doute – autant les théologiens catholiques, réformés et évangéliques le reconnaissent – que le récit s’inspire fortement du livre du prophète Ezéchiel, comme bien d’autres passages de l’Apocalypse. Dans l’Ancien Testament, il est demandé au prophète Ezéchiel de manger un « livre enroulé » (Ez. 2,9), où sont « écrits des plaines, des gémissements et des cris » (2,10), mais qui sera dans sa « bouche d’une douceur de miel » (3,3). La reprise de ce récit dans l’Apocalypse ajoute que le livre sera petit et qu’il deviendra amer aux entrailles du prophète (10,9-10). Signalons qu’une telle dépendance littéraire empêche de lire l’Apocalypse comme si les visions, les voix et même les nourritures dont l’auteur a bénéficié avaient été des expériences réelles. L’amertume est d’ailleurs déjà évoquée chez Ezéchiel par les plaintes, les gémissements et les cris.

Comment pouvons-nous interpréter cette fin du chapitre 10 de l’Apocalypse ? Le récit suggère que le petit livre comestible représente la substance de la prophétie que l’auteur Jean doit écrire, à savoir la Parole de Dieu, qui se présente à lui sous ses deux aspects doux et amère. On peut y voir la croix et la résurrection du Christ, à savoir le message de l’agneau immolé qui se tient au cœur de l’Apocalypse, ou encore l’amertume et la douceur que représentent à la fois les prophéties de jugement des impies et celles du salut festif octroyé au peuple fidèle et saint à la fin des temps. La parenthèse retourne enfin au récit avec le rappel de la nécessité de persévérer dans l’annonce de l’Evangile (10,11). Amen.

2 réflexions sur « Prédication : L’Apocalypse, un récit dense et brouillé »

  1. Merci à vous d’avoir abordé ces textes si difficiles, même si vous êtes par la force des choses, plus « initié » que nous, car cela peut justement encourager les  présumés «  non initiés » que nous sommes à faire de même !

    Je me limiterai juste à une remarque concernant les deux occurrences des chiffres 7 et 12 dans le texte biblique, et à un commentaire à ce sujet.

    Sauf erreur, je crois avoir compris que le chiffre « sept » était universellement valorisé dans toute l’Antiquité car symbolisant la plénitude (quatre = le terrestre, le corps, etc… + trois = l’esprit, le divin, le céleste, etc…) et que le chiffres « douze » correspondait plutôt à un marqueur identitaire propre à Israël (les douze tribus, etc…)

    Or, il est remarquable qu’on trouve les deux chiffres avec leur valeur symbolique dans tout le texte biblique (AT et NT), ce qui montre, s’il en était besoin, la vocation, a priori universaliste, de la pensée biblique….

    Je mentionnerai juste deux passages bibliques : – les 14 paires de contraires du texte de l’Ecclésiaste (14 =2 x 7) (Qohélet, ch. 3), et – les 7 bénédictions du psaume 103 (« Mon âme bénit l’Eternel », etc.). On peut noter en particulier que dans ce psaume la septième bénédiction n’intervient que tout à la fin, et il est remarquable que celle-ci émane justement du sujet qui prie, dont c’est la quatrième bénédiction, alors que les trois autres bénédictions émanent au contraire d’instances guidées par Dieu (Anges, Armées, Oeuvres).

    Concernant le texte de l’Apocalypse, je noterai juste que lorsque le septième ange fait retentir sa trompette, vingt-quatre anciens (24= 12 x 2) tombent face contre terre. Etc… (Ap.. 11, 16). Loin de vouloir extrapoler trop rapidement et à l’excès, on pourrait cependant discerner ici une fois de plus le désir d’universalité du texte biblique (et donc, sous sa forme juive ou chrétienne : il me semble d’ailleurs extrêmement réjouissant que les deux corpus, juif et chrétien, soient profondément en accord sur ce plan). .

    En conclusion, merci d’excuser le « non initié » de s’étre ainsi avancé, mais c’était avec de la bonne volonté…

    Bien cordialement,

    Wilfred Helmlinger

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