Enquêtes sur l’origine du mal

Galerie de sécurité du tunnel routier du Saint Gotthard. Photo G.B. 1986

Cet article a été publié, sous une forme bien plus courte, dans le quotidien Journal du Jura, le weekend du 12 et 13 février 2022 en tant que billet dominical.

Le premier récit de la Création dans le livre de la Genèse

Expliquer l’origine du mal est un exercice délicat, peut-être impossible. Je présente ici succinctement cinq tentatives d’explication, à discuter. Les deux premières correspondent aux deux récits de la création placés au début du livre de la Genèse. Dans le premier récit biblique de la Création, il est dit qu’au commencement, « la terre était informe et vide (hébreu : tohou bohou) et la ténèbre à la surface de l’abîme » (Genèse 1,2). A l’origine, selon ce texte, le monde était donc chaotique et obscur (le texte ne dit pas pourquoi), puis Dieu a mis de l’ordre : « il sépara la lumière de la ténèbre » (Genèse 1,4b). Nous avons là une explication cosmique du bien et du mal, qui ne fait pas intervenir la responsabilité de l’homme, contrairement au second récit de la Création dans le livre de la Genèse, qui occupe les chapitres 2 et 3 de ce premier livre de la Bible.

Le deuxième récit de la Création dans le livre de la Genèse

Le deuxième récit biblique de la Création concerne plus spécifiquement le mal humain. Dans le jardin d’Eden apparait subitement un serpent, « la plus astucieuse de toutes les bêtes que le Seigneur Dieu avait faites » (Genèse 3,1). Le texte ne dit ni pourquoi ni comment ce serpent apparaît. Toujours est-il qu’il tente Adam et Eve de commettre un acte défendu par Dieu, en niant les conséquences mortelles de cet acte, dont Dieu les a préalablement avertis. Parmi toutes les explications possibles du mal humain, ce récit de la tentation figure parmi les plus abouties et les plus discutées, mais elle suppose de définir l’origine de cette tentation. Comme le supposent certaines lectures fondamentalistes de la Bible, imaginer que des anges déchus, menés par Satan (symboliquement représenté dans le récit par un serpent), ont tenté les hommes, ne fait que repousser le problème et risque de déresponsabiliser l’homme. En effet, il s’agit alors d’expliquer comment ces anges, créatures de Dieu, ont été eux-mêmes séduits par le mal.

Ce récit semble montrer que le mal humain apparaît en même temps que la liberté de vivre de façon autonome vis-à-vis de Dieu, qui permet à l’homme de ne pas être une simple marionnette exécutant les volontés divines. Ainsi, on pourrait penser que la possibilité du mal est le prix à payer pour que l’homme puisse devenir un véritable vis-à-vis de Dieu, ce qui revient à donner une certaine « raison d’être » à l’irruption du mal. Ensuite, le mal a des conséquences sur toute la création du monde vivant, présentée dans ce second récit comme postérieure à l’homme (Genèse 2,5) et exclue à sa suite du paradis terrestre (Genèse 3,14-24). L’ensemble de ces considérations souligne le caractère mythologique du récit. Il ne s’agit pas d’une histoire réelle, mais d’une mise en scène théologique imaginaire qui permet d’illustrer l’origine du mal et la condition humaine telle que chaque être humain la vit. Une étude très complète de la réception de ce texte au cours des âges est présentée dans le livre du dominicain Jean-Michel Maldamé, Le péché originel, Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Paris, Cerf, 2008.

Le Tsimtsum de la Cabale juive

Une autre explication religieuse du mal, inspirée de la Bible, apparaît dans la Cabale juive du XVe et du XVIe siècle, en Espagne puis à Safed en Galilée, où Rabbi Isaac Louria (1534-1572) décrit l’histoire du monde comme un drame cosmique en trois étapes très détaillées. Au commencement, Dieu, qui remplit tout l’espace, se retire afin de créer une zone vide et libre à l’intérieur de lui: ainsi apparaît le monde. Ce retrait de Dieu est appelé Tsimtsoum. Puis, dans cette zone ténébreuse, des rayons de lumière divine jaillissent pour former l’homme primordial (Adam Qadmom), mais les étincelles de lumière qui sortent des yeux des hommes déstabilisent le monde et font éclater ses bases solides : c’est la brisure, la Chevira. Vient ensuite la troisième étape, le temps présent, le Tiqoun, lors duquel les hommes, par leurs prières et leurs actes bienfaisants, sont responsables de réparer la brisure du monde en séparant le bien du mal, mais ils sont désormais imparfaits. A lire à ce sujet, l’ouvrage de Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Spiritualités vivantes, Paris, Albin Michel, 1992.

Le « mal » conçu comme le chaos en physique

D’une autre manière, la conception scientifique du monde fournit aussi un certain nombre de concepts qui peuvent être mis en rapport avec l’idée du « mal ». L’Univers, selon la science moderne, contient d’énormes quantités de matière et d’énergie en perpétuelle transformation, qui peuvent produire des tensions dévastatrices à tous les niveaux: universel, galactique, stellaire, planétaire, géographique, local, microscopique. Suivant comment l’énergie et la matière sont « canalisées », elles peuvent être soit constructrices soit destructrices de systèmes structurés, mais le retour du chaos, qui se mesure par un degré d’entropie croissant dans un système physique, n’est jamais loin. Cette tension entre la stabilité et l’instabilité, l’ordre et le chaos, se manifeste particulièrement dans le monde vivant: Au niveau des écosystèmes, la nature est fragile et sujette à la destruction par de multiples facteurs non humains et humains. Au niveau individuel, une blessure, une maladie ou la vieillesse peuvent suffire à déstabiliser les équilibres de l’organisme et provoquer la mort.

On voit bien par quels mécanismes le « mal » déstructurant agit, mais même avec la théorie du Big Bang, aujourd’hui controversée, ces considérations sur la nature physique de l’Univers ne permettent pas d’expliquer scientifiquement les origines de ce que nous considérons comme étant « mal ». Parmi les tentatives scientifiques d’intégrer les notions d’entropie et d’auto-organisation à tous les niveaux de l’évolution du cosmos à l’Homme: le livre de François Roddier, Thermodynamique de l’évolution. Un essai de thermo-bio-sociologie, Artignosc-sur-Verdon, Editions Parole, 2012.

Conclusion: Les limites de la théodicée

Force est de constater que chacune de ces quatre approches religieuses et scientifique laisse un goût d’inachevé dans l’explication du mal. Même si nous comprenons que nous sommes impliqués dans la responsabilité du mal, et que nous pouvons influencer le cours des événements en bien ou en mal, cela n’explique pas l’origine profonde de l’existence du mal, qui reste un mystère pour le croyant et l’incroyant. Pour le théologien, l’explication théorique de l’origine du mal porte le nom de théodicée (« justice de Dieu » en grec). Le problème posé par la théodicée peut être exprimé très simplement : Comment se fait-il que le mal existe si l’on admet que Dieu est bon ? La réponse, par contre, recherchée par d’innombrables théologiens, s’avère des plus délicates. Pour conclure sous la forme d’une boutade ou d’un paradoxe, une cinquième solution admet que le mal est par définition ce qui ne devrait pas être, et donc qu’il ne s’explique pas et ne se justifie pas, mais une telle réponse ne me semble pas plus satisfaisante que les quatre précédentes.

9 réflexions sur « Enquêtes sur l’origine du mal »

  1. Intéressant, merci, mais j’hésite de voir en ces cinq explications le « mal ». Pour moi elles décrivent plutôt la condition humaine. Mais pas le Mal… la pierre de touche, le scandale, la Shoah… Dieu, après la Shoah ? Adorno, Jonas, Wiesel, Fromm…
    A poursuivre.

  2. Cher Monsieur, merci pour votre réponse, quoi pourrait bien, à mon sens, constituer une suite à mon article, montrant que l’explication de l’origine du mal n’est pas l’objectif central de ces récits, ou du moins pas le seul objectif, mais qu’ils visent comme vous le précisez à décrire la condition humaine telle que nous l’éprouvons, au travers de récits imagés et mythologiques. Je n’évacuerais cependant pas la question du mal, qui reste un défi important adressé à la philosophie et à la théologie (Voir à ce sujet le très bref texte de Paul Ricoeur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1996). Le deuxième récit biblique de la Création met d’ailleurs en scène « l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Genèse 2,17).

  3. Je suis abonné à l’hebdomadaire « Réforme ».
    Ce week-end, en version numérique et en audio le sujet traité,est « d’où vient le mal ? Pourquoi le mal ou le malheur ? ».
    C’est une vision philosophique qui balaie en 31′ les époques, en s’achevant sur la réflexion de Paul Ricoeur.
    C’est passionnant et extrêmement riche en enseignements.
    Référence : l’académie numérique protestante – regards protestants – campus protestant

  4. Une ‘réponse’ qui n’en est pas une non plus, mais qui interpelle vient du poète australien Les Murray (peut-être l’amour de Dieu nous protège de la réponse?)

    The Knockdown Question:

    Why does not God spare the innocent?
    The answer to that is not in
    the same world as the question
    so you would shrink from me
    in terror if I could answer it

  5. Merci cher Monsieur pour ce partage. Oui, ces vers semblent se rapprocher de ma cinquième suggestion, si je perçois bien.

  6. Hello Gilles,
    merci pour ta réponse par mail,
    Je suis un peu surpris… car les deux observations principales que tu mentionnes semble être admises TRES largement par les scientifiques. Et en encore plus depuis la récente observation de l’accélération de l’expansion de l’univers qui semble venir encore renforcer le thèse de la fin thermique de l’univers… Ce qui parait clairement admis – je n’ai personnellement rien lu récemment sur une controverse parmi les savants ( à part des créationnistes littéralistes) – c’est que l’univers doit avoir eu un début – big bang ou autrement.
    Pour la petite histoire, Einstein qui est le premier à avoir donné les bases à une expansion de l’univers, s’est d’abord opposé fermement à cette idée au point qu’il a introduit dans ses calculs une constante artificielle pour éviter la conséquence d’un commencement à l’univers. Il s’y est rallié ( en rencontrant personnellement Hubble) et il aurait dit que ne pas admettre cette conclusion a été la plus gosse erreur de sa vie.
    Amitié
    Heinz

  7. Information aux lecteurs: Heinz répond ci-dessus à la réponse que j’ai donnée à sa première question, que je publie ci-dessous:

    Question de Heinz du 9 mars 2022 : Hello Gilles, j’ai lu ton article et je me demandais ce que tu entends quand tu dis qu’aujourd’hui la théorie du big bang est controversée !

    Ma réponse du 9 mars 2022 : Bonjour Heinz, merci pour ta demande. La théorie du Big Bang est aujourd’hui controversée pour plusieurs raisons, en voici 5 principales :
    1- Passer de rien à quelque chose n’est pas une théorie physique mais un acte de foi. Zéro ne peut pas donner un.
    2- L’instant 0 du Big Bang suppose une masse dans un volume nul, ce qui donne une densité infinie, valeur dont on ne sait que faire en physique.
    3- La théorie du Big Bang repose sur des observations principales, qui ne sont pas suffisantes pour établir la théorie avec une complète certitude : 1) Par effet Doppler, le décalage des raies spectrales des galaxies lointaines vers le rouge, ce qui indique qu’elles s’éloignent, et donc que l’Univers s’agrandit à partir d’un point initial. 2) Le fonds diffus cosmologique, qui est un rayonnement observé dans toutes les directions de l’Univers, à très basse énergie (température de 3 degrés Kelvin), qui peut s’expliquer comme étant un reste de la résonnance de l’événement du Big Bang, survenu il y a 13,8 milliards d’années environ.
    4- Enfin, cette théorie échafaudée par le chanoine catholique et astrophysicien George Lemaître n’est pas dénuée de rapports avec l’idéologie chrétienne de la création, même si Lemaître a refusé que le Pape se serve de sa théorie pour « prouver » l’existence de Dieu.
    5- Les théories astrophysiques cherchant à contourner l’hypothèse du Big Bang sont aujourd’hui nombreuses.
    Amitiés à toi
    Gilles

  8. Et voici maintenant ma réponse à la réponse que Heinz a publiée ci-dessus sur mon site le 11 mars 2022: Plusieurs revues scientifiques ont rendue publique ces dernières décennies la controverse au sujet du Big Bang, en voici quelques unes:
    – Science&Vie No 1054 Juillet 2005: Qu’y avait-il avant le Big Bang ? La question divise les cosmologistes. Le Big Bang ne reste qu’une hypothèse. Des expériences pourraient trancher.
    – Science&Vie No1063 Avril 2006: Big Bang Il n’a peut-être jamais eu lieu. L’observation d’une vieille galaxie sème le trouble. Et si les astronomes s’étaient trompés… L’Univers pourrait exister depuis toujours.
    – Pour la science No 375 Janvier 2009: Big Bang ou grand rebond? La naissance de l’Univers: une nouvelle hypothèse. Notre Univers ne serait pas né avec le Big Bang: un univers préexistant se serait effondré sur lui-même, avant de « rebondir » et de se dilater de nouveau. C’est ce que suggèrent certaines propriétés de la théorie de la gravitation quantique à boucles.
    – Pour la science. Hors-série. No 97 Novembre-Décembre 2017 Et si le Big Bang n’avait pas existé ? Repenser l’instant zéro. Inflation: Un scénario débattu, mais solide. Les théories du trou noir 4D, la théorie des cordes. Matière noire: Pourquoi elle nous échappe.
    – Je signale encore, pour une reprise plus globale du thème, l’ouvrage de Trinh Xuan Thuan, Ilya Prigogine, Albert Jacquard, Joël de Rosnay, Jean-Marie Pelt, Henri Atlan, Le monde s’est-il crée tout seul ?, Paris, Albin Michel, 2008.
    Conclusion: La controverse au sujet du Big Bang est une évidence depuis les dernières décennies. Certaines de ces revues peuvent encore être commandées.

    Remarque de Gilles sur le plan de la réflexion philosophique au sujet de la notion de temps: Attention à ne pas absolutiser ou « sacraliser » la notion de temps, qui n’est plus une donnée absolument linéaire en physique moderne. Les idées de début et de fin doivent elles-mêmes être repensées lorsque la physique élabore des constructions théoriques (comme celle de la relativité) dans lesquelles le temps devient lui-même une variable du système, et non plus un fondement intouchable par les autres composantes du système.
    Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) est un des premiers philosophes des sciences à avoir repensé le temps dans le cadre de son « esthétique transcendantale », le considérant comme une condition a priori de la connaissance humaine (donc transcendantale, formatant l’expérience humaine et ne faisant pas partie de la « réalité ») et non plus comme une grandeur métaphysique intouchable. Ces considérations ont ouvert la réflexion sur ce qu’il en est de la subjectivité du temps, puis cette thématique a été remise au goût du jour un peu plus d’un siècle plus tard par la physique relativiste et quantique, sous un angle scientifique qui n’a pas tardé à rebondir sur le questionnement philosophique au sujet du temps.

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