Noël selon Matthieu et selon Luc : Deux récits incomparables

Données de base de la question : Spécificités des quatre Evangiles bibliques

Les récits de Noël célébrant la naissance de Jésus (Noël vient du latin natalis, de naissance) que l’on trouve au début des Evangiles du Nouveau Testament sont de nature très différente, et relatent des événements historiques difficilement compatibles. Quelles conséquences devons-nous en tirer ? C’est l’objet de ce texte.

Seuls les Evangiles de Matthieu et de Luc débutent avec de véritables récits de Noël. L’Evangile de Marc, le plus ancien, ne comprend aucun récit de la naissance de Jésus et commence avec l’apparition de Jean le Baptiste, le précurseur et l’annonciateur de la venue de Jésus en tant que Messie (Christ en grec).

L’Evangile de Jean, le plus tardif, est très différent des trois autres (Matthieu, Marc et Luc). En lieu et place d’un récit de la naissance de Jésus, il débute par un hymne philosophique et théologique, qui annonce que le Verbe (logos en grec), qui était au commencement avec Dieu et qui était Dieu, par lequel tout fut créé, s’est fait chair (Jn 1,14), c’est-à-dire qu’il est devenu homme. Le texte se poursuit avec le témoignage de Jean le Baptiste.

Signalons que le quatre Evangiles comprennent par ailleurs une allusion aux parents de Jésus et à sa fratrie (Mt 13,55 ; Mc 6,3 ; Lc 4,22 ; Jn 6,42), mais il ne s’agit pas de véritables récits. Seul Marc évite de laisser entendre que Joseph est le père de Jésus. En Jean 18,41, il se peut également que les Pharisiens, qui répliquent à Jésus : « nous ne sommes pas nés de la prostitution ! » (Jn 8,41) supposent que son père est inconnu.

Les deux concurrents restants en lice sont donc les Evangiles de Matthieu et de Luc, dont on a l’habitude, à Noël, de fusionner les deux récits initiaux pour produire le tableau classique de la crèche, avec d’un côté les « rois » mages, provenant de l’Evangile de Matthieu uniquement, et de l’autre les bergers, provenant de l’Evangile de Luc uniquement. Or, cette fusion évite le constat que les deux récits évangéliques de Noël sont presque entièrement différents et incompatibles du point de vue de la séquence et de la tonalité des faits relatés.

Le récit de la naissance de Jésus selon l’Evangile de Matthieu

L’histoire racontée dans l’Evangile de Matthieu décrit les faits suivants : Au premier chapitre, Joseph, désireux de répudier Marie secrètement car elle est enceinte « avant qu’ils aient habité ensemble » (Mt 2,18), reçoit en songe l’annonce, par un ange du Seigneur, que « ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint » (Mt 1,20). A son réveil, Joseph prend chez lui Marie, sans avoir de relations conjugales avec elle avant la naissance de l’enfant qu’il nomme Jésus. Remarque importante : Ce récit ne comporte aucune indication de lieu.

Sans transition, le deuxième chapitre débute avec le récit des mages, qui se déroule en un temps indéterminé après la naissance de Jésus : « Jésus étant né à Bethleem en Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d’Orient… » (Mt 2,1). Précisons dès maintenant, afin d’éviter toute confusion, qu’il n’est parlé ni d’un recensement romain, ni d’un voyage de Joseph et Marie depuis Nazareth, ni d’un accouchement dans une « crèche », ni d’une visite de bergers. Tous ces faits appartiennent uniquement au récit de Luc. Selon Matthieu, Jésus naît à Bethleem dans une maison ordinaire (oikos, Mt 2,11) et non dans une mangeoire ou une crèche (phatné, Lc 2,7), sans que soient précisées les raisons du lieu de sa naissance.

La suite de l’histoire de Matthieu est un enchaînement de quiproquos : Les mages arrivent à Jérusalem, ayant « vu son astre à l’Orient » (Mt 2,2). Cet objet céleste ne les a pas guidés depuis l’Orient, une lecture attentive montre que l’astre les guidera seulement depuis Jérusalem jusqu’ « au-dessus de l’endroit où était l’enfant » (Mt 2,9), c’est-à-dire sur une distance de moins de dix kilomètres, non sans le concours des indications des grands prêtres et des scribes (Mt 2,4-6).

C’est donc au travers des mages, venus s’enquérir du lieu de naissance du Messie (Mt 2,4) « roi des Juifs » (Mt 2,2), qu’Hérode apprend sa naissance et décide de se servir de leurs indications pour tuer l’enfant. Ces voyageurs étrangers, qui offrent à Jésus des cadeaux, « de l’or, de l’encens et de la myrrhe » (Mt 2,11), déclenchent donc sans le savoir la catastrophe en laquelle culmine ce récit de « Noël », étant « divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode » (Mt 2,12) : Une fois les mages partis, l’ange avertit Joseph de fuir en Egypte avec Marie et Jésus ; mais Hérode, « se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethleem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans » (Mt 2,16). Un tel scénario, qui selon la Bible TOB 2010 « correspond bien aux mœurs d’Hérode » (p. 2099), atteint la violence du terrorisme moderne. Il est donc la plupart du temps exclu des récits de Noël divulgués aux enfants. Théologiquement, on s’étonnera que selon cette version de l’histoire, Dieu protège son Messie en permettant sa fuite en Egypte par l’avertissement de Joseph en songe, mais n’évite pas le massacre des enfants de Bethleem, condamnés en raison de sa naissance.

Le dernier paragraphe de ce deuxième chapitre de Matthieu, avant la présentation du ministère de Jean le Baptiste au troisième chapitre, fournit indirectement une indication géographique qui rend le récit de Matthieu passablement incompatible avec le récit de Luc. En effet, l’ange du Seigneur apparaît une troisième fois à Joseph, et lui certifie qu’il peut retourner en Israël avec Marie et Jésus, car « ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant » (Mt 2,20). Or, cette annonce angélique est un peu trompeuse, car « apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il [Joseph] eut peur de s’y rendre ; et divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée et vint habiter une ville appelée Nazareth » (Mt 2,22). Un quatrième songe corrige donc le troisième. Le récit donne ainsi l’impression que Joseph voulait retourner en Judée, vraisemblablement à son lieu d’habitation antérieur, mais que la crainte du nouveau souverain hérodien l’a réorienté vers la destination de Nazareth en Galilée, plus au nord. En tous les cas, rien ne laisse supposer dans le récit de Matthieu que Joseph et Marie aient habité Nazareth avant la naissance de Jésus.

Le récit de la naissance de Jésus selon l’Evangile de Luc

Précisons d’emblée que le récit de Luc ne relate ni les doutes de Joseph et son choix de répudier Marie, ni aucun de ses quatre songes angéliques, ni la désignation de Jésus comme Emmanuel selon la prophétie d’Esaïe 7,14, ni la visite des mages, ni la persécution et le massacre d’Hérode, ni la fuite en Egypte, ni le retour d’Egypte à Nazareth. Si ces événements sont réels, ne pas les avoir mentionnés semble extrêmement grave et incompréhensible de la part de Luc ! En effet, cet évangéliste prétend explicitement écrire un récit historique, « d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début des témoins oculaires » (Lc 1,2). Il faut se rendre à l’évidence, l’histoire de Luc est très différente.

Les points convergents entre les deux récits se situent pour la plupart entre les deux annonciations angéliques (soit à Joseph en Matthieu 1,18-25, soit à Marie en Luc 1,26-38), et concernent de près des éléments doctrinaux. Cette liste comprend : les noms de Joseph descendant de David, de Marie et de Jésus désigné Sauveur, l’impossibilité de sa conception par un acte conjugal de Joseph et Marie, sa naissance virginale par le Saint-Esprit à Bethleem, ainsi que la mention d’une habitation à Nazareth, avant ou après sa naissance. Les évangélistes Matthieu et Luc semblent ainsi partager certaines traditions doctrinales, mais ils les mettent en forme au sein d’histoires très différentes l’une et l’autre.

Le récit de Luc, si l’on fait abstraction des longs passages au sujet de la naissance de Jean le Baptiste dans le premier chapitre, est plus simple que celui de Matthieu. Il ne s’agit pas du tout d’une intrigue politique, religieuse et meurtrière comme chez Matthieu. Le récit de Luc commence par l’annonce de la naissance de Jésus à Marie, par l’ange Gabriel à Nazareth en Galilée (Lc 1,26-38). La jeune fille s’en étonne, n’ayant pas de relations conjugales, et l’ange lui explique que l’Esprit Saint viendra sur elle (Lc 1,35).

Le drame commence au début du deuxième chapitre, avec l’annonce du décret de César Auguste de « recenser le monde entier » (Lc 2,1), mais ses conséquences sont plus légères que chez Matthieu. Elle ne nécessitent pas une fuite en Egypte (à distance d’environ 400 km par le désert) mais un trajet de Nazareth à Bethleem (à distance d’environ 100 km par les montagnes de Samarie). Il n’y a pas de crimes, mais une situation d’inconfort et de précarité lors de l’accouchement de Marie, qui survient à Bethleem, sans doute dans une étable, « parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes » (Lc 2,7).

Ce récit très sobre est suivi de l’apparition nocturne d’un « ange du Seigneur » (Lc 2,9), puis de l’ « armée céleste en masse » (Lc 2,13), à des bergers « qui vivaient aux champs et montaient la garde pendant la nuit auprès de leurs troupeaux » (Lc 2,8). Une fois les anges partis, les bergers se concertent, puis se rendent en hâte à Bethleem. Contrairement aux mages guidés par un astre vers la maison où Jésus est né, les bergers trouvent la crèche sans difficultés par leurs propres moyens. Puis, ayant fait connaître le message des anges à tous ceux qui les entendaient et à Marie (Lc 2,18-19), ils retournent à leur champs en chantant « la gloire et les louanges de Dieu » (Lc 2,20).

Les récits suivants de Luc, de la circoncision (Lc 2,21) puis de la présentation de Jésus au Temple de Jérusalem (Lc 2,22-39), supposent un certain nombre d’allées et venues régulières de Jésus et de ses parents entre Nazareth et Jérusalem (Lc 2,22.39.41.45.51).

Conclusion : Différences théologiques entre les récits de Matthieu et de Luc

Sur le plan émotionnel, le climat du récit de Matthieu est tragique. Il se compose de deux intrigues, celle de Joseph se sentant trompé par Marie (Mt 1), suivie de celle d’Hérode se sentant joué par les mages (Mt 2). Matthieu décrit ainsi la marche angoissante de la sainte famille, guidée et sauvée du malheur par des avertissements angéliques successifs à Joseph. Un tel récit correspond à la tonalité du prologue de l’Evangile de Jean, selon lequel « la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise » (Jn 1,5). Dans ce décor sombre, qui préfigure déjà la croix dès la plus jeune enfance de Jésus, les mages représentent les prémisses de l’adoration du Christ par les nations païennes.

Le récit de Luc, tout autrement, se veut joyeux d’un bout à l’autre, malgré la précarité et l’inconfort d’un voyage forcé. Il élimine toute violence. Les premiers mots de l’ange Gabriel à Marie sont : « Sois joyeuse, toi qui as la faveur de Dieu » (Lc 1,28), tandis que les premiers mots de l’ange du Seigneur à Joseph sont « ne crains pas » (Mt 1,20). La visite des bergers chez Luc, en lieu et place de celle des mages chez Matthieu, est aussi entièrement joyeuse, bien que nocturne. Par la voix de l’ange, Luc souligne habilement le contraste entre l’importance mondiale, si ce n’est cosmique, de l’événement et sa modeste apparence : « ll vous est né […] un Sauveur qui est le Christ Seigneur, et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire » (Lc 2,12).

Considéré dans son ensemble, le récit de Matthieu est avant tout une histoire de Joseph et de sa famille : Son fil conducteur est donné par les questionnements et les songes divinement inspirés de l’homme Joseph, « père » conducteur et protecteur de sa famille. Dans le récit de Matthieu, le nom de Joseph apparaît 7 fois et le nom de Marie 4 fois. Le récit de Luc est nettement plus féministe, il est centré sur l’annonce de l’ange Gabriel à Marie, puis sur sa joie et ses questionnements en tant que mère du Sauveur. Dans le récit de Luc, le nom de Marie apparaît 12 fois et le nom de Joseph seulement 3 fois.

On perçoit ainsi que les deux évangélistes ont présenté les événements de Noël de manière à souligner deux aspects différents de la spiritualité chrétienne : Celui de la confiance en Dieu face à l’adversité et parfois à la violence de la vie humaine, chez Matthieu ; et celui de la joie christique face à l’instabilité et à l’inconfort de l’existence terrestre, chez Luc. Ces récits n’ont pas une valeur avant tout historique, mais paradigmatique : Ce sont des modèles de situations instructives pour la vie chrétienne. La naissance de Jésus illustre la condition de toute naissance et de toute vie humaine. En Christ, Dieu a endossé notre condition humaine incertaine et fragile, à jamais dénuée de certitudes. La foi n’est pas un bien que Joseph et Marie possèdent de façon inamovible. Elle est un don étonnant qui est sans cesse renouvelé au travers des songes et des signes reçus de Dieu. Ainsi, l’histoire est mise au service d’un enseignement selon lequel la vie chrétienne n’est jamais entièrement tranquille, le croyant étant appelé à trouver sa confiance et sa joie en Christ, et non dans la tentative désespérée de sécuriser sa vie de façon complète et définitive en ce monde.

2 réflexions sur « Noël selon Matthieu et selon Luc : Deux récits incomparables »

  1. Merci pour cette synthèse critique mais fidèle des récits de Noël évangéliques.

    Mais personnellement, il me semble aujourd’hui difficile de se limiter strictement à ces méandres interprétatifs des quatre Evangiles, sans en imaginer un cinquième, à savoir celui que nous inspire les lectures modernes :

    Je n’aborderai qu’un seul point : la naissance virginale de Jésus. Ainsi, Matthieu cite le texte « prophétique » d’Esaïe, dont le contexte date du 8e siècle avant J.-C., et où il dit que la Jeune femme (sans doute l’épouse royale, ou la jeune femme par excellence) mettra au monde un enfant qui sera appelé Emmanuel. On a là assurément une conception (sic) du Messie qui date de cette époque.

    Mais au 2e siècle avant J.-C. La Septante traduit « Alema » ( = jeune femme) par « Parthenos » (= vierge), sans doute influencée par la culture grecque (la déesse Athena), certes ! Mais les traducteurs de la Septante étaient bel et bien des Juifs. Et on apprend donc qu’il existait à l’époque une tradition juive de la naissance virginale du Messie…

    Ce que je retiens de tout cela, c’est que Matthieu et Luc sont bien fidèles, peut-être à leur insu ! , de la tradition juive qui les précédait, mais que le lecteur moderne n’est pas obligé de suivre tout cela aveuglément et comprend parfaitement que le Messie Chrétien est vraiment Nouveau !

    Bien cordialement, et Joyeux Noël !

    Wilfred Helmlinger

  2. Bonjour Monsieur Helmlinger,
    merci pour votre intéressant partage.

    Le point que vous abordez, la naissance virginale de Jésus, est en effet un des nombreux sous-chapitres que l’on pourrait ajouter à mon article. Ce point fait d’ailleurs l’objet de ma dernière prédication : La naissance virginale de Jésus l’Emmanuel.

    La discussion au sujet de la prophétie de la jeune femme qui enfante l’Emmanuel (Es 7,14), adressée au roi Akhaz, est particulièrement complexe, et je ne pense pas que l’on puisse affirmer que l’ « On a là assurément une conception (sic) du Messie qui date de cette époque ». L’interprétation messianique est certes l’interprétation chrétienne traditionnelle de ce passage d’Esaïe. Or Edmond Jacob, dans son commentaire (Esaïe 1-12, Genève, Labor et Fides, 1987, p.117-118) ne propose pas moins de 8 significations différentes possibles de ce personnage qui n’apparaît qu’en ce passage dans la Bible juive. Je partage l’avis de cet exégète selon lequel « L’interprétation messianique traditionnelle a fait surestimer le texte; on a eu tendance à l’isoler de son contexte historique qui est celui de la guerre syro-ephraïmite pour le lire dans une perspective eschatologique » (p.110).

    Les prophéties de la Bible juive citées dans le Nouveau Testament chrétien sont d’ailleurs généralement sorties de leur contexte et donc interprétées de manière ultra-libérale, comme c’est le cas ici.

    Vous avez raison de signaler que la Septante traduit le mot hébreu « jeune femme » par le mot grec « vierge », et que Matthieu cite Es. 7,14 selon la Septante. L’interprétation chrétienne est donc marquée ici par la traduction grecque de la Bible juive, dite des Septante, réalisée selon la tradition à Alexandrie en Egypte au IIIe siècle avant Jésus-Christ, par 70 traducteurs juifs.

    Joyeux Noël à vous aussi,
    avec mes amitiés.
    Gilles B.

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