Moralité et salut par la grâce seule

J’aborde la question difficile de cet article en exposant le paradoxe que je cherche à expliquer : Les conceptions optimistes de la moralité humaine tendent à être culpabilisantes et socialement oppressives, tandis que les approches plus critiques de nos capacités morales sont psychologiquement libératrices, et socialement propices à une meilleure intégration des personnes dont la moralité est jugée problématique.

Pour présenter ce paradoxe, je me sers de l’image d’un « baromètre » mesurant l’écart de moralité pouvant exister entre les êtres humains. Si nous plaçons son curseur au plus haut, nous considérons qu’il existe un écart très élevé entre la moralité des personnes, entre les justes et les injustes, entre les saints et les pécheurs, entre les bons et les méchants, et enfin entre les sauvés et les damnés. Si au contraire nous plaçons le curseur au plus bas, nous considérons qu’il n’existe aucun écart significatif de moralité entre les êtres humains, et que leurs différences de conduite observables, plus ou moins vertueuses, dissimulent une nature humaine commune, toujours fondamentalement problématique.

Le baromètre de moralité en position haute et basse

Il est relativement facile de comprendre que plus nous plaçons ce curseur en hauteur, plus nous considérons que l’homme est capable d’une conduite rationnelle, et plus notre jugement des mauvaises actions sera sévère. Dans sa forme douce, un tel enseignement moral implique un contrôle strict des relations humaines, notamment celles qui concernent la famille, l’intimité, les émotions et la sexualité. Dans sa forme sévère, le moralisme aboutit au rejet social et à la persécution des « pécheurs », à savoir de celles et ceux que l’on estime coupables de désobéir aux lois civiles ou sacrées, qui définissent le bien et le mal objectivement. Le moralisme politique ou religieux conduit à la violence, estimée nécessaire pour contrevenir aux dérapages des laxistes et maintenir l’ordre social du peuple.

Inversement, plus nous abaissons le curseur, plus nous sommes enclins à user de tolérance et de compassion envers celles et ceux dont le comportement ne parvient pas à se conformer aux standards moraux reconnus par la société. Selon cette position basse du baromètre moral, les personnes dont le comportement paraît extérieurement vertueux ne le sont pas nécessairement d’un point de vue intérieur. On peut expliquer ce paradoxe en admettant que les raisons d’une conduite morale ne sont pas toujours dénuées d’intérêt. Les individus qui en ont les moyens affichent un comportement valorisant afin d’obtenir une reconnaissance sociale enrichissante, en étant considérés comme des exemples moraux pour leurs semblables, des bienfaiteurs de la nation.

L’aspect théologique de la question morale

Selon la théologie chrétienne, ce paradoxe acquiert une résonnance typiquement évangélique. En effet, Jésus tend à considérer comme justes celles et ceux qui reconnaissent leur faiblesse morale, les « pauvres en esprit » (Matthieu 5,3), et comme prétentieux celles et ceux qui se posent en propres justes. Dans la parabole du Pharisien et du collecteur d’impôts, seul le second, qui se reconnait pécheur, « redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé » (Luc 18,9-14). Le paradoxe moral est ici explicite : les valeurs sont inversées. Jésus dénonce avec véhémence les jugements moraux, les « fardeaux accablants » (Luc 11,46) que les chefs religieux font peser sur le peuple, et en particulier sur les mal portants, les infirmes et les asociaux, dont la misère est associée à une faute morale. Il pousse sa dénonciation du moralisme jusqu’à se faire considérer comme « un ami des pécheurs » (Matthieu 11,19).

L’apôtre Paul, en particulier dans l’épître aux Romains, transcrit de manière théorique ce renversement opéré par Jésus, en affirmant que « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » (Romains 11,32). Il souligne que « personne ne sera justifié devant lui par les œuvres de la loi », c’est-à-dire par sa propre moralité, car la loi « ne donne que la connaissance du péché » (Romains 3,20). Les efforts moraux des hommes ne suffisent pas à leur assurer le salut éternel. Tous, nous nous débattons en nous-mêmes avec nos idéaux, nos culpabilités, nos tensions psychiques et nos désirs passionnels. Le curseur moral est ainsi placé en position d’écart minimum entre les personnes, faisant de la défaillance morale une caractéristique de l’humanité de l’homme.

Le problème du laxisme moral et sa solution évangélique

Paul est tout-à-fait conscient du risque de sa position morale paradoxale : Si le salut est obtenu par la seule grâce divine, au travers de la foi, toute exigence morale semble vaine, et à l’extrême, nous complaire dans la pratique du péché est une attitude plus sincère, car davantage conforme à notre nature. Mais ce raisonnement n’est pas cohérent, car le péché doit être défini à la fois comme un trait de notre nature et comme ce qui la détruit. La solution que Paul propose dans les chapitres 4 à 8 de sa lettre aux Romains représente à nouveau une formulation théorique de l’enseignement du Christ. Jésus explique en effet que tous les êtres humains n’ont pas reçu de Dieu les mêmes dons, et qu’à ceux qui ont reçus de Dieu plus de compétences morales, il sera demandé davantage. Les paraboles des mines (Luc 19) et des talents (Matthieu 25) exposent magistralement ce principe.

Cela signifie, en d’autres termes, que la moralité extérieure, le comportement vertueux dont un être humain peut se targuer, ne peut en aucune manière être attribué à un mérite personnel, mais provient d’un don de Dieu. Dans le vocabulaire de Paul, la possibilité d’obtenir la reconnaissance sociale par une conduite exemplaire est un fruit de la grâce divine, un fruit de l’Esprit (Galates 5,22), que le bienfaiteur doit recevoir avec gratitude, comme une grâce divine qui lui est faite, dans la mesure où il est lui-même le premier bénéficiaire de sa vertu. Dit autrement, ce que Dieu demande à l’homme, il doit le lui donner, car l’homme ne possède rien qui provienne de lui-même, pas même sa propre vie.

Oppression sociale et libération psychologique

Il me semble être en mesure, à ce point, de donner une explication au paradoxe que j’ai affirmé au début de cet article comme un axiome, sans le démontrer. Si les vertueux le sont par grâce, ils ne peuvent juger les infirmes moraux, dont la psychologie ne permet pas un comportement moral exemplaire, étant sujette à des dérèglements de divers ordres. Le curseur de la responsabilité morale des individus accuse moins d’écarts qu’en apparence, et surtout, la valeur morale des personnes ne peut pas être mesurée ! Hérédité génétique, blessures d’enfance, maltraitances sociales, contextes familiaux et libre arbitre sont des paramètres à jamais inextricables du comportement humain.

Sur le plan psychologique de l’expérience humaine, la grâce divine se traduit de la manière suivante : Ce n’est pas en étant contraints à la moralité, soit par la pression des lois et des coutumes sociales, soit par notre propre culpabilité, que nous parvenons à la délivrance du péché qui nous habite, c’est-à-dire à la victoire concrète sur nos traits de caractère les plus désagréables, pour nous-mêmes et pour celles et ceux que nous côtoyons.

Inversement, c’est en acceptant nous infirmités psychologiques et leurs conséquences morales, en en prenant acte lucidement, que nous nous donnons une chance d’en être ne serait-ce que très partiellement libérés. La gratitude et la patience envers soi-même jouent ici un rôle crucial. Le bouddhisme apporte d’ailleurs, sur cette question, un enseignement semblable fort instructif. A l’encontre de toute illusion sur la nature humaine, les problèmes de caractère sont loin d’être facilement guérissables. Nos agissements problématiques nous poursuivent la vie durant, avec des améliorations minimes, modérées ou importantes suivant les cas, sans qu’il faille en tirer le moindre jugement moral. Le Réformateur allemand Martin Luther, principal penseur du protestantisme, a exprimé cette vérité paradoxale par sa brève formule « pecca fortiter » (français: « pèche courageusement »). C’est en acceptant en soi le mal humain, les effets concrets du péché, que l’on s’en libère un tant soit peu.

2 réflexions sur « Moralité et salut par la grâce seule »

  1. Merci beaucoup pour cette réflexion, qui a l’avantage d’être à la portée de chaque lecteur, grâce à la clarté de votre style et de votre expression.

    Le texte évangélique qui m’est spontanément venu à l’esprit est dans Luc 6, 36 à 42. Sans vos explications, il pourrait être difficile à comprendre par un lecteur moderne.

    Je me souviens encore aujourd’hui que le pasteur qui a présidé ma confirmation utilisait souvent le mot « paradoxal » dans ses prédications, mais cela m’étonnerait que je connaissais la signification de ce mot à l’époque (aujourd’hui, je pense que le fait qu’il ait quitté le pastorat l’année suivante pour se lancer dans une carrière scientifique n’y était sans doute pas pour rien).

    Du coup, l’effet très probablement rétroactif de ma compréhension de ce mot me paraît aujourd’hui autant avoir affaire à la richesse et à la complexité de notre esprit qu’à ce que vous écrivez très justement de « nos infirmités psychologiques », « de nos problèmes de caractère » et de « nos agissements problématiques (qui) nous poursuivent la vie durant, avec des améliorations minimes, modérées ou importantes suivant les cas, sans qu’il faille en tirer le moindre jugement moral ».

    « Errare humanum est », comme vous l’écrivez très justement. Merci !

  2. Merci cher Monsieur Helmlinger pour la gentillesse et le soin avec lesquels vous répondez à mes articles, en partageant vos expériences personnelles liées à vos lectures de mes textes. Puissent nos lecteurs profiter de vos contributions. Avec mes amitiés. Gilles B.

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