Spiritualité(s) : une bataille du singulier et du pluriel

Les six brefs articles ci-dessous étaient originellement liés au Festival de spiritualités s’étant tenu au CIP (Centre interrégional de perfectionnement) à Tramelan, dans le Jura Bernois, en Suisse, du 28 septembre au 1er octobre 2023.

Voir également mon article Festival de spiritualités. Quelques réflexions personnelles.

Aux origines du mot spiritualité

Le mot français spiritualité a des origines chrétiennes, contrairement au mot religion. La religio désignait à l’origine un ensemble de pratiques sociales et culturelles spécifiques à l’Empire romain, touchant à la civilité, aux coutumes morales, à divers cultes (dont celui de l’Empereur) et enfin à l’attention scrupuleuse envers le monde surnaturel. On perçoit ainsi d’emblée la dimension collective et institutionnelle de la religio.

Rien de tel concernant l’adjectif spiritualis, qui a donné le substantif spiritualitas au cinquième siècle de notre ère, dont dérive le mot français spiritualité. L’étymologie de « spiritus » (esprit) provient de l’indo-européen. Elle fut peut-être à l’origine une onomatopée imitant du bruit du vent ou du souffle des êtres vivants : « spss ». Dans l’Eglise ancienne, spiritualis était utilisé pour traduire en latin le grec pneumaticos dans la première épître de Paul aux Corinthiens. L’apôtre y distingue l’homme naturel, qui ignore tout des réalités divines, et l’homme spirituel, « qui juge de tout » (1 Cor 2,14-3,3).

Spécifiquement chrétien jusqu’à la fin du Moyen Âge, le sens du mot spiritualité a aujourd’hui complètement éclaté. Il désigne n’importe quelle pratique réunissant des aspects méditatifs, thérapeutiques, de bienêtre et de sagesse, reliant d’innombrables manières la vie intérieure, le soi profond, au monde surnaturel. Contrairement à une prétention parfois revendiquée, aucun individu ne confectionne sa spiritualité sans s’inspirer d’une ou plusieurs traditions religieuses. La spiritualité ne désigne donc pas nécessairement l’individualisme religieux, ni la sortie de la religion, mais plutôt l’intériorisation vécue d’un certain nombre de traditions religieuses, ésotériques, divinatoires, contemplatives, etc.

La spiritualité, c’est quoi ?

Rien et tout à la fois. La spiritualité est un concept élastique, à géométrie variable. Contrairement aux mots descriptifs qui désignent des entités réelles, comme l’arbre, la fournaise, mais aussi la joie, la pensée, etc., il est probable que le mot spiritualité soit avant tout un performatif, à savoir un mot qui crée lui-même ce qu’il désigne.

Les dictionnaires admettent généralement trois sortes de définitions : 1) En philosophie, la spiritualité désigne le caractère de ce qui n’est pas matériel. On pourrait parler de la spiritualité des mathématiques, par exemple. 2) En sciences humaines, la spiritualité désigne ce qui concerne la vie spirituelle, les états d’âme, la méditation, la prière, etc. 3) En sciences religieuses, une spiritualité est un ensemble de principes qui définissent la vie spirituelle d’un groupe, comme la spiritualité ignatienne, shintoïste, etc.

Remarquons que la définition 1) entache souvent la définition 3). Par exemple, les chrétiens ont tendance à penser que la spiritualité concerne davantage l’âme et l’esprit que le corps, ce qui ne correspond pas à la spiritualité qui se dégage des Evangiles, par laquelle Jésus valorise et prend soin de notre être corporel, psychique et spirituel comme d’un tout.

Enfin, la spiritualité peut être définie sur le plan anthropologique ou théologique. Dans le premier cas, on affirme que la spiritualité est une qualité de tout être humain, religieux ou non, aux côtés de la digestion et de la volonté, par exemple. Dans le second cas, la définition est beaucoup plus restrictive. La spiritualité désigne la relation à Dieu dans le cadre de la foi monothéiste, ou d’autres croyances religieuses mettant l’homme en relation avec le monde spirituel, comme le chamanisme, le spiritisme ou le tarot, par exemple.

De l’utilité de la spiritualité

Demander à quoi sert la spiritualité est à peu près équivalent à demander à quoi sert la vie. Il est probable que la vie et la spiritualité ne soient utiles à rien d’autre qu’elles-mêmes, ou à d’autres vies et spiritualités vécues. C’est le cas si on les considère comme des dons de Dieu ayant une valeur, une dignité et un sens intrinsèques, propres à soi.

Notre vie en ce monde n’est qu’un fragment de tout ce qui peut s’y vivre, ce qui nous conduit à devoir choisir entre d’innombrables options de vie. Cet effort de définir notre chemin nous fait parfois ressentir une part d’insuffisance vis-à-vis de nous-mêmes. Ce sont ces choix nécessaires et difficiles, impliquant de subtiles balances d’émotions et de valeurs, qui nous incitent parfois à consulter divers conseillers humains, divins, angéliques ou de tout autre nature. Ainsi, le travail sur soi que représente la spiritualité peut être définit comme notre réponse à une certaine désorientation humaine.

Fondamentalement, la spiritualité consiste donc en une stratégie pour vivre sa vie présente et future. Selon cette définition, chaque être humain développe une spiritualité, qu’il le veuille ou non et en soit conscient ou non. Chaque spiritualité individuelle n’est pas toujours entièrement bienveillante ni compatible avec notre culture occidentale postchrétienne. Que l’on pense par exemple aux arts martiaux, qui combinent spiritualité et combat, non sans le jeu d’une certaine violence ; ou à la magie noire, qui jette des malédictions.

Mesurer l’importance de la spiritualité

Nous pouvons mesurer l’importance de la spiritualité en nous posant la question suivante : Un homme pourvu d’un corps (soma) et d’une âme (psyché) serait-il un être humain à part entière, ou une troisième dimension, distincte de la vie somatique et psychique, est-elle nécessaire pour que notre nature humaine soit accomplie ?

La réponse dépend de ce que l’on nomme corps, âme et esprit. Le corps désigne en général l’ensemble des parties de l’organisme tangible. La question de la distinction entre l’âme et l’esprit est plus délicate. Il ne s’agit pas nécessairement de les considérer comme des entités immatérielles qui s’ajouteraient au corps comme trois pièces soudées l’une à l’autre. L’âme et le psychisme d’un côté, l’esprit et la spiritualité de l’autre, peuvent être plus facilement envisagés comme des domaines entrecroisés de la vie humaine. Selon cette approche, la spiritualité désigne l’activité de l’être humain gérant sa vie dans son ensemble en lien au monde surnaturel, et non seulement celle de l’esprit.

Mais en quoi la spiritualité excède-t-elle la vie psychique ? Les fonctions de l’âme généralement reconnues sont les émotions, les sentiments, les pensées, la conscience, la volonté, l’imagination, la mémoire et les états modifiés de conscience comme le sommeil. Ces fonctions psychiques sont nécessaires au maintien vital de l’être humain et de la plupart des animaux supérieurs. Or, la spiritualité ne s’inscrit pas dans cette liste. Elle est une programmation particulière de la vie somatique et psychique en lien à l’ensemble de ce qui existe. Sans cette orientation de la vie qui lui donne sens, et qui relève à la fois de la personnalité et de la culture, l’homme n’est pas entièrement humain. Dans ce sens, la spiritualité fait pleinement partie de la structure de l’existence humaine.

Faut-il parler de spiritualités au pluriel ?

Parmi les grands principes actuels définissant la spiritualité, il y a celui qui affirme que vouloir définir ce qu’est LA spiritualité conduit à en définir UNE parmi beaucoup d’autres possibles. N’étant pas divins, nous ne parvenons jamais à définir l’exact chemin de nos vies, ni à percevoir les choses exactement comme elles sont. La spiritualité est donc toujours une recherche, et cette quête est fondamentalement différente pour chaque individu. Selon cette logique, il y a autant de spiritualités qu’il y a d’êtres humains sur Terre.

Dans l’Ancien Régime, le religion était imposée aux individus de sorte que la spiritualité, à savoir les choix personnels d’orientation de vie inspirés par la religion, se vivaient à l’intérieur de cet unique cadre religieux. Notre culture démocratique a rejeté ce modèle autoritaire de religion contraignante. Les fonctions de la religion et de la spiritualité se sont pour ainsi dire inversées. De nos jours, ce sont les individus qui choisissent leur spiritualité, et ce choix détermine leur rapport à la religion.

Dans nos sociétés pluralistes, nous avons tendance à considérer les nombreuses spiritualités en vogue comme étant une richesse culturelle. Or, ce faisant, nous avons généré un nouveau paradoxe, car il est désormais difficile de choisir entre les innombrables offres spirituelles présentes sur le marché. Nous aurions donc besoin d’une spiritualité préalable, qui nous aide à choisir et définir notre spiritualité. Or il est douteux qu’une telle spiritualité puisse exister, car il faudrait à nouveau la choisir. Le pluralisme religieux conduit ainsi de nombreux individus à vivre leur spiritualité dans le flou le plus total, à l’écart des traditions spirituelles et religieuses historiques (christianisme, druidisme, horoscope, etc.) sans en faire partie et sans les avoir entièrement rejetées.

Dialoguer entre spiritualités

Au tournant des XXe et XXIe siècle, la théorie dominante au sujet des différentes traditions spirituelles et religieuses affirmait que leurs différences sont secondaires et ne méritent même pas d’être relevées, car chacune exprime à sa façon un fond sacré commun, qui demeure ineffable. Ainsi, tout débat, tout désaccord, toute militance envers l’un ou l’autre de ces courants était tué dans l’œuf avant même d’être engagé. L’idée subjacente était que toutes les spiritualités et religions se valent, et que par conséquent, personne n’a le droit d’élever le petit doigt envers les croyances de son prochain.

Où en sommes-nous aujourd’hui dans le dialogue entre spiritualités ? La chape d’uniformité imposée aux croyances me semble s’être estompée ces dernières décennies, laissant place à un dialogue plus sincère entre les traditions, et donc aussi plus respectueux de leurs différences doctrinales. Nous admettons aujourd’hui qu’être bouddhiste, c’est croire autrement qu’en étant chrétien ou astrologue. La complémentarité et la collaboration entre les tendances doctrinales est aujourd’hui perçue comme enrichissante, permettant de valoriser les différences et les spécificités. Ce sont les affirmations d’exclusivité qui continuent de poser un problème à l’ouverture d’esprit.

Déjà au sein du christianisme, être catholique, ce n’est pas être orthodoxe, réformé ou évangélique, et leurs différences ne sont pas irrationnelles, elles peuvent être décrites. Être catholique, c’est être ouvert à une manifestation diversifiée du sacré : Dieu, Jésus, Marie, les anges et les très nombreux saints font partie du cortège, tandis que le protestant ne vénère que Dieu seul, dans sa transcendance, sans autres intermédiaires que la prédication de l’Evangile du Christ. La comparaison ainsi posée entre la foi incarnée et la foi rationnelle peut-elle conduire à une évolution de ces positions ? C’est une tout autre question !

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