Prédication : Vie ordrée et inévitables perturbations

Le christianisme propose une vision ordonnée de la vie, réfléchie dans ses pensées, sélective dans ses options, orientée vers un but. Mais dans cette religion, le Dieu obscur refait sans cesse surface; crucifié, il est aussi l’ange qui lutte avec Jacob une nuit durant, et fait de lui Is-ra-ël, l’homme qui lutte avec Dieu. Dans cette prédication, je confronte ces deux facettes claire et obscure de la spiritualité chrétienne.

Genèse 32,23-33 – Le passage du Yabboq par le patriarche Jacob

23 Cette même nuit, il [Jacob] se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants, et il passa le gué du Yabboq.24 Il les prit et leur fit passer le torrent, puis il fit passer ce qui lui appartenait, 25 et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore. 26 Il vit qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il heurta Jacob à la courbe du fémur qui se déboîta alors qu’il roulait avec lui dans la poussière. 27 Il lui dit : « Laisse-moi car l’aurore s’est levée. » – « Je ne te laisserai pas, répondit-il, que tu ne m’aies béni. »28 Il lui dit : « Quel est ton nom ? » – « Jacob », répondit-il. 29 Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. » 30 Jacob lui demanda : « De grâce, indique-moi ton nom. » – « Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ? » Là même, il le bénit. 31 Jacob appela ce lieu Peniel – c’est-à-dire Face-de-Dieu – car « j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve ».32 Le soleil se levait quand il passa Penouël. Il boitait de la hanche. 33 C’est pourquoi les fils d’Israël ne mangent pas le muscle de la cuisse qui est à la courbe du fémur, aujourd’hui encore. Il avait en effet heurté Jacob à la courbe du fémur, au muscle de la cuisse.

2ème épître de Paul aux Corinthiens 4,13-18 – Détresse et renouvellement dans la foi

13 Pourtant, forts de ce même esprit de foi dont il est écrit : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé, nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons. 14 Car nous le savons, celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera nous aussi avec Jésus et il nous placera avec vous près de lui. 15 Et tout ce que nous vivons, c’est pour vous, afin qu’en s’accroissant la grâce fasse surabonder, par une communauté accrue, l’action de grâce à la gloire de Dieu. 16 C’est pourquoi nous ne perdons pas courage et même si, en nous, l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. 17 Car nos détresses d’un moment sont légères par rapport au poids extraordinaire de gloire éternelle qu’elles nous préparent. 18 Notre objectif n’est pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas ; ce qui se voit est provisoire, mais ce qui ne se voit pas est éternel.

Evangile de Marc 5,21-43 – Guérison d’une femme et rappel à la vie de la fille de Jaïros

21 Quand Jésus eut regagné en barque l’autre rive, une grande foule s’assembla près de lui. Il était au bord de la mer. 22 Arrive l’un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros : voyant Jésus, il tombe à ses pieds 23 et le supplie avec insistance en disant : « Ma petite fille est près de mourir ; viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » 24 Jésus s’en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l’écrasait.

25 Une femme, qui souffrait d’hémorragies depuis douze ans 26 – elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout ce qu’elle possédait sans aucune amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré –, 27 cette femme, donc, avait appris ce qu’on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. 28 Elle se disait : « Si j’arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée. » 29 A l’instant, sa perte de sang s’arrêta et elle ressentit en son corps qu’elle était guérie de son mal. 30 Aussitôt Jésus s’aperçut qu’une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait : « Qui a touché mes vêtements ? » 31 Ses disciples lui disaient : « Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : “Qui m’a touché ?” » 32 Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela. 33 Alors la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. 34 Mais il lui dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal. »

35 Il parlait encore quand arrivent, de chez le chef de la synagogue, des gens qui disent : « Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ? » 36 Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue : « Sois sans crainte, crois seulement. » 37 Et il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques. 38 Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l’agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris. 39 Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte, elle dort. » 40 Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l’enfant et ceux qui l’avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l’enfant, 41 il prend la main de l’enfant et lui dit : « Talitha qoum », ce qui veut dire : « Jeune fille, je te le dis, réveille-toi ! » 42 Aussitôt la jeune fille se leva et se mit à marcher, – car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tout bouleversés. 43 Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la jeune fille.

Prédication du dimanche 4 juillet 2021 à Vauffelin dans le Jura bernois, en Suisse

Sans trop de risque de se tromper, on peut considérer que la foi chrétienne est une forme de spiritualité qui a pour objectif de mettre de l’ordre dans notre vie humaine. De l’ordre dans nos pensées, de l’ordre dans nos émotions, de l’ordre dans nos relations, intimes et professionnelles, de l’ordre dans notre rythme de vie, de l’ordre dans nos valeurs, etc.

Le sociologue allemand Max Weber, né en 1864 et mort en 1920, considérait que la religion chrétienne, tout comme le bouddhisme, a pour objectif de créer une « conduite rationnelle de vie » : une façon raisonnée, sage et bien mesurée de vivre sa vie. Selon ces deux grandes religions, le salut se trouve dans un mode de vie équilibré et bien réglé.

Bien sûr, une quantité d’éléments interviennent pour nous déstabiliser et introduire du chaos dans nos vies. La confusion sème le doute dans nos pensées, un nombre considérable de tentations perturbe nos émotions, des crises relationnelles mettent à mal nos vies de couple et de famille, nos relations de travail. Notre rythme de vie s’en trouve perturbé : nous ne trouvons pas le sommeil, nous mangeons trop pour compenser, etc.

L’apôtre Paul est le champion de l’enseignement d’une spiritualité ordrée et bien orientée. A ses yeux, la vie chrétienne consiste à lutter contre les tentations qui nous dévient et à supporter les détresses, les souffrances et les contrariétés qui attaquent notre mode de vie, en gardant notre esprit tendu vers le but, « la gloire éternelle ». La pensée théologique de Paul brille par sa capacité à résumer la vie de foi par de brèves formules dynamiques : « C’est pourquoi, dit-il, nous ne perdons pas courage et même si, en nous, l’homme extérieur va vers la ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour ». Les forces de destruction, qui agissent par les maladies, le vieillissement et les désirs parfois inconsidérés et invincibles du corps, sont compensées par la vie de l’esprit qui épuisée, retrouve en permanence de nouvelles forces divines.

Si la spiritualité chrétienne a tant de succès et s’est répandue dans le monde entier depuis deux millénaires, c’est parce qu’elle dirige l’objectif de la vie vers un monde éternellement stable et bienfaisant, à l’abris des vicissitudes de la réalité terrestre : « Notre objectif n’est pas ce qui se voit, dit Paul, mais ce qui ne se voit pas ; ce qui se voit est provisoire (donc perturbable), mais ce qui ne se voit pas est éternel (donc imperturbable) ».

Selon cette manière de définir la foi chrétienne, la révélation est tout-à-fait claire, transparente et sans surprises. Dieu nous entraine à mener une vie bien structurée, occupée avant tout à servir notre prochain et confiante en la grâce infinie de Dieu. Je cite encore Paul : « Et tout ce que nous vivons, c’est pour vous, afin qu’en s’accroissant la grâce fasse surabonder, par une communauté accrue, l’action de grâce à la gloire de Dieu ».

Cette manière systématique et doctrinale de concevoir la spiritualité chrétienne n’a pas fait que des heureux, et plusieurs courants opposés à la pensée de Paul, à toutes les époques, ont refusé de transformer ainsi la vie humaine en une école de recrues du soldat de la foi. Le débat entre l’ordre et le chaos, mais aussi entre l’obéissance et la liberté, a traversé l’histoire de la théologie et peut être observé déjà dans les deux Testaments de la Bible.

Dans le livre de la Genèse, un récit illustre de la façon la plus chaotique qui soit la relation entre l’homme et Dieu. Il s’agit de la lutte nocturne de Jacob à Penouël, alors qu’il vient de s’enfuir de chez son oncle Laban en emportant avec lui ses deux femmes, Léa et Rachel, filles de Laban. D’ailleurs, dans son ensemble, la vie croyante des patriarches du livre de la Genèse est très chaotique. Elle est faite de fuites en tous sens, de disputes de famille interminables, d’infidélités, de viols, de meurtres et de réconciliations temporaires.

Ce portrait de la vie humaine est totalement différent de celui que prône l’apôtre Paul. L’homme est ici avant tout l’esclave de ses passions et ses relations pâtissent de ses défauts de caractère : susceptibilité, versatilité, rancune, colère, angoisse, dépression, etc.

Fuyant son oncle Laban et craignant la rencontre avec son frère Esaü, dont il a usurpé l’identité avant la mort de leur père Isaac, Jacob franchit un passage clef, le gué du Jabboq. C’est alors que pour une raison que le texte ne dévoile pas, il se retrouve seul. Le récit affirme alors, de façon tout à fait énigmatique, qu’« un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu’au lever de l’aurore ». Voyant qu’il ne pouvait l’emporter contre Jacob, cet homme lui aurait heurté et déboité « la courbe du fémur », de sorte qu’au matin Jacob « boitait de la hanche ». Rien n’est dit de la provenance de cet homme, et c’est avec surprise que le lecteur découvre que Jacob considère cet inconnu comme étant Dieu lui-même. L’homme semble lui-aussi s’attribuer une identité divine : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ».

Le récit est si étrange qu’on se demande s’il s’agit d’un rêve de Jacob ou de la réalité. Les historiens des religions ont toutes les peines du monde à expliquer la présence d’un tel texte dans la Bible. Selon l’exégète Gerhard von Rad, ce passage appartient à « la préhistoire païenne barbare » et au genre des « agressions nocturnes d’un homme par une divinité », suivie de blessures, que l’on trouve aussi dans le livre de l’Exode 4,24-26.

Pour tout compliquer, Jacob obtient en fin de nuit d’être béni par cet homme divin, et il s’estime heureux de pouvoir survivre après avoir vu « Dieu face-à-face ». Que faut-il tirer de tout cela ? Le récit de la lutte de Jacob avec l’ange est ultracélèbre et la littérature théologique abonde à son sujet. Je retiens pour ma part, vis-à-vis de ce que j’ai dit tout à l’heure de la vie spirituelle ordrée de l’apôtre Paul, qu’ici le texte biblique admet que la relation à Dieu peut parfois être chaotique, imprévisible, incompréhensible, ténébreuse et pourtant riche de sens et source d’un profond renouvellement de la personnalité.

Voilà qui équilibre une vision trop proprette de la vie chrétienne. Dieu peut être inattendu. Il peut se manifester dans les pires situations, et une relation violente ne lui fait pas peur. Si le récit de la lutte avec l’ange peut être choquant, il révèle à juste titre la complexité de la psychologie humaine, et le caractère pathologique que peut prendre la foi religieuse. Nous pourrions dire qu’au cours de cette expérience, Jacob est pris de folie, tout simplement.

Et cela nous arrive plus fréquemment qu’il n’y paraît, et que nous ne pouvons l’admettre publiquement. Combien d’aspects de nos vies restent « à côté de la plaque » ? Qui, dans sa vie chrétienne, parvient à vivre comme Paul le décrit, dans une persévérance sans faille au travers des épreuves de la vie ? Qui n’est jamais stressé ? Qui maîtrise toutes ses émotions ? Qui est toujours parfaitement altruiste, sans la moindre trace d’égoïsme ?

Dans le récit de l’Evangile de ce matin, Jésus apparaît surmené, lui aussi, par la vie. La demande pressante d’un chef de synagogue au sujet de sa fille mourante est court-circuitée par le contact d’une femme atteinte d’hémorragies. Jésus, en précurseur des revendications féministes, prend soin de la femme, et finit par arriver trop tard chez le prêtre… Jésus aussi était en proie à l’imprévu, et sa vie n’était pas parfaitement réglée.

Pour conclure, la complexité de notre psychisme, ainsi que les difficultés de la vie qui surviennent à l’improviste, ne compromettent pas radicalement, à mon sens, les objectifs spirituels enseignés par l’apôtre Paul, mais elles en relativisent les effets. La méditation quotidienne apporte à l’évidence un « mieux vivre », mais elle ne résout pas tout. Il nous faut croire en nous-mêmes tout en reconnaissant la fragilité de notre vie spirituelle, sans cesse bouleversée par les événements de la vie, ou par Dieu lui-même. Amen

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.