Prédication : L’exemple de la veuve pauvre

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Evangile de Marc 12,41-44 : L’offrande de la veuve pauvre

41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l’argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup. 42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. 43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit : « En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. 44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. »

Prédication au culte du Synode de l’Arrondissement jurassien de refbejuso,
le 13 novembre 2021 à Saignelégier dans les Franches Montagnes.

« Tous ont donné de leur superflu, mais la veuve pauvre, qui manque de tout, a donné tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». Voici des paroles de Jésus qui nous interpellent, parce que le don de soi, voire le sacrifice de soi, est un sujet tabou dans la foi réformée, alors même que nous donnons souvent beaucoup de nous-mêmes pour l’Eglise, sans thématiser explicitement cette attitude.

Nous réformés, acceptons l’idée du don : nous avons par exemple une cible missionnaire dont nous sommes fiers, même si nous ne parvenons plus à l’atteindre entièrement. Si le don nous est familier, en revanche, nous sommes en délicatesse avec l’idée du don de soi, dont nous craignons le côté écrasant et culpabilisant. Peut-être sommes-nous donc concernés par la critique de ce texte, qui invite à donner au-delà de son superflu ?

Pour tenter de répondre, en première analyse, je vais souligner le caractère provocateur de ces paroles du Christ. Nous avons l’habitude de considérer Jésus avant tout comme un maître spirituel, et nous oublions que sa prédication était aussi fortement polémique. Je vais décrire trois éléments de notre texte qui ont pour but de nous déstabiliser.

Premièrement, Jésus se permet de contredire la réalité des faits. C’est même tellement évident que cela passe inaperçu, tant nous sommes habitués, en tant que chrétiens, à ce type de discours. Nous pourrions dire qu’il ment : En effet, il prétend que la veuve pauvre est celle qui a donné le plus, alors qu’en réalité, elle est celle qui a donné le moins ! Elle a donné « deux petites pièces », tandis que les riches ont donné « beaucoup d’argent ». Jésus provoque donc en affirmant le contraire de ce qui est objectivement vrai.

Mais pourquoi tient-il à fausser ainsi la réalité ? Là aussi, nous avons une réponse toute prête : En niant l’évidence, Jésus veut nous suggérer qu’il existe un autre barème possible pour évaluer les dons, que celui de leur valeur pécuniaire. Et cet autre barème, c’est le ratio des dons par rapport à la fortune du donateur. Proportionnellement à sa richesse, la veuve pauvre a effectivement donné beaucoup plus que tous les riches réunis !

Cela dit, nous connaissons le risque de ce genre de jugements : ils finissent par banaliser la pauvreté, au point d’en faire une sorte de vertu. On a souvent reproché aux chrétiens d’avoir tendance à parler un peu trop symboliquement des valeurs, en négligeant l’importance des réalités matérielles. Concrètement, pour atteindre la cible missionnaire, nous avons besoin des dons des riches, et pas seulement de ceux des « veuves pauvres » !

La deuxième provocation de Jésus est une exagération. Il prétend en effet que la veuve pauvre a donné « tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». Or, si on le prend au mot, c’est surfait, car si la veuve pauvre avait vraiment donné l’indispensable,
elle en serait morte, par définition, or le texte suppose qu’elle a continué de vivre.

Pour être précis, il faudrait dire que le don de la veuve pauvre a péjoré concrètement son niveau de vie, et qu’il ne s’agissait pas de son superflu, comme c’est le cas du don des riches. Par ce don, elle s’est privée d’un bien qui aurait amélioré sa propre qualité de vie, comme un meilleur logement, une nourriture plus riche, ou des soins médicaux.

Or, si c’est le cas, il faut admettre que l’éthique de Jésus devient douteuse : Faut-il aller jusqu’à baisser sa propre qualité de vie pour améliorer celle des autres ? La question est d’autant plus épineuse que les critères de niveau de vie diffèrent considérablement d’une culture à l’autre : Pour nous Suisses, l’assurance maladie est un bien indispensable, devenu même obligatoire, alors que pour la majorité de la population mondiale, il s’agit d’un luxe inatteignable. Devrions-nous donc réduire nos budgets de santé en faveur de l’entraide internationale de la Suisse ? Nous voyons que nous avons tendance à être enfermés dans une bulle de richesse, de laquelle il nous est devenu quasiment impossible de sortir.

J’évoque brièvement la troisième provocation de Jésus, qui est sans doute la plus importante. Une veuve pauvre était de son temps marginalisée, insignifiante d’un point de vue social et économique. Or, en la citant en exemple, Jésus fait d’elle une personnalité au statut indéboulonnable pour toute la chrétienté, une sainte. Rappelons que Jésus avait la critique plus facile que le compliment. Rares sont les personnes qu’il félicite, et cet honneur revient en général à des personnalités dévalorisées, afin de renverser les valeurs.

Ayant pris acte des aspects provocateurs de notre texte, je vous invite maintenant à réfléchir à son enseignement non polémique. Quelle attitude spirituelle positive Jésus a-t-il voulu enseigner à ses disciples en prenant pour exemple cette veuve pauvre ?

Dans l’histoire de l’Eglise, cette question a connu des succès et des réponses fort variées. Celle de l’Eglise du Moyen-Âge, avant la Réforme, a le plus marqué la chrétienté. Elle affirme simplement que par amour, et pour imiter le Christ, le chrétien doit donner sa vie et ses biens entièrement au service des autres. Cet idéal d’une vie sacrifiée a conduit les moines des ordres mendiants à vivre dans le plus complet dénuement. L’exemple le plus célèbre est sans doute le moine Saint-François d’Assise, surnommé il poverello, « le petit pauvre ». Ce fils d’un riche notable de la ville d’Assise voulut se distancier à un tel point de toute richesse matérielle, qu’il fut trouvé nu, et qu’on le revêtit d’une tunique.

De nombreux passages des Evangiles semblent prôner un tel don de soi, notamment ceux où Jésus enseigne que quiconque ayant tout quitté, maisons et famille, à cause de Lui et de l’Evangile, recevra au centuple dans cette vie et dans la vie éternelle (Mc 10,29-30).

En faveur de cette hyper-générosité, on peut avancer qu’« on n’a rien sans rien ». Psychologiquement, après une journée de dur labeur, on ressent la satisfaction du travail accompli. Paradoxalement, le don de soi serait donc ce qui conduit à la réalisation de soi. Autrement dit, se mettre au service de son prochain permettrait de trouver un sens à sa vie.

Mais cette piété radicale du don a aussi généré bien des misères, et la Réforme protestante dans son ensemble s’est employée à lutter contre cette exigence chrétienne de la pauvreté et du don de soi. L’Eglise romaine en était venue à devoir racheter les âmes de celles et ceux qui croupissaient au Purgatoire, en raison de leur manque de dévotion durant leur vie terrestre. Martin Luther en premier a martelé sa vie durant que l’on est sauvé que par la grâce de Dieu, et non par ses sacrifices personnels, qu’il estimait contre-productifs. En effet, Luther considérait que le besoin religieux de s’auto-sacrifier était le reflet d’une prétention orgueilleuse inconsciente à vouloir s’auto-justifier devant Dieu. Dès la Réforme, la chrétienté s’est ainsi trouvée complètement divisée sur la question du don de soi.

Remplaçant la pauvreté chrétienne, le succès personnel et la richesse matérielle sont devenus les signes de la bénédiction de Dieu, et la Réforme protestante du XVIème siècle a ainsi participé au développement de l’individualisme moderne, qui libère du don de soi.

Mais l’histoire tend à se répéter, et contrairement au XXème siècle, qui fut avant tout consumériste, capitaliste et progressiste, le XXIème siècle voit surgir une nouvelle spiritualité écologique, éco-responsable, une sorte d’ascèse moderne qui s’oppose à l’égoïsme, et qui remet au goût du jour une forme de don de soi en faveur de la nature et de l’humanité. Ce n’est donc pas par hasard que les écologistes ont pour saint patron François d’Assise. Cela dit, l’écologie, avec son idéal de vie paisible et proche de la nature, pourrait aussi véhiculer une nouvelle forme camouflée de quête de bonheur personnel, qui loin de s’opposer à l’individualisme moderne, aurait pour effet indirect de le renforcer.

Vous m’avez compris, ma position sur la question du don de soi est à la fois nuancée et œcuménique : J’estime que tant la piété catholique du don de soi, tant la piété protestante de la grâce et de la liberté, tant le questionnement écologique contemporain, ont leur mot à dire dans le grand projet de vie chrétienne. Amen.

Compléments ajoutés sur ce site après le message

Post-scriptum : Précision ajoutée après la prédication au culte, uniquement sur ce site: Il ne s’agit donc pas, à mon sens, d’adhérer sans autre à l’une ou l’autre de ces postures en présence, ni de chercher à les harmoniser au mieux, mais d’ouvrir une plateforme de débat et d’échange qui tienne compte des divers aspects de la question du don de soi, tels qu’ils se présentent dans notre conjoncture du XXIème sicle, qui n’est identique à aucune situation historique précédente. Parmi les partenaires significatifs de ce dialogue, il faudrait encore ajouter la posture des sagesses orientales importées en Occident, notamment post-bouddhistes, qui marquent en profondeur nos mentalités et se substituent souvent au message proprement évangélique et biblique, tout en en ayant assimilé certains points essentiels.

Complément au sujet de la conception du don de soi chez les Réformateurs protestants: Ces derniers ont tendance à proportionner le don de soi, compris comme l’engagement personnel dans une fonction spécifique, aux charismes ou talents reçus de Dieu. Dans la théologie réformée issue de la Réforme, le fidèle est censé rendre à Dieu ce que Dieu lui a donné, à savoir ses compétences dans un domaine spécifique des activités humaines, c’est-à-dire dans une profession. C’est ainsi que Luther invente le mot Beruf (profession), en parallèle au mot Berufung (vocation). Pour les Réformateurs, toute profession est une vocation particulière, Dieu appelant chacun à le servir selon ses charismes reçus. La théologie de la vocation de Calvin découle elle-aussi de ce principe: Si un croyant tente de donner davantage que ce que ses dons reçus lui permettent de réaliser, il tombe dans l’orgueil et ne peut que s’épuiser dans l’insuccès. Inversement, si un croyant ne met pas à profit dans sa vie personnelle les dons reçus de Dieu, il tombe dans l’oisiveté et manque sa vocation, ce qui est un déficit à la fois pour lui et pour les destinataires de son action. L’éthique protestante est donc une ascèse modérée, une voie médiane comme l’est aussi le bouddhisme originaire (sentier du milieu), un juste milieu entre le sacrifice exagéré de soi, décourageant et mortifère, et le repli individualiste, qui capitalise les dons sans les partager.

Complément au sujet de l’éco-spiritualité contemporaine: On remarquera que les concepts en vogue de « sobriété responsable », ou « sobriété heureuse », ou encore « sobriété énergétique », ont explicitement le caractère d’une nouvelle forme d’ascèse modérée, à mi chemin entre l’ascèse sacrificielle et le consumérisme capitaliste. « Sobriété » signifie en effet, selon le Petit Robert, « Comportement d’une personne, d’un animal qui boit et mange avec modération. Austérité, frugalité, abstinence, continence, retenue, réserve en une activité quelconque ». Il est à ce titre étonnant que les Eglises réformées, traditionnellement réticentes aux différentes formes d’ascèse, embrassent ces nouveaux concepts sans le moindre sens critique, ou du moins, en « laissant dire », même en leur sein, sans pour autant réformer leur théologie afin d’y intégrer explicitement ces concepts. La théologie écologique, aujourd’hui encore, reste une théologie spécifique, verte, engagée, militante. Il est difficile d’estimer dans quelle mesure elle fait l’objet, dans la théologie réformée « officielle », académique d’une part, et dans les Eglises d’autre part, d’une révision fondamentale des relations aux diverses formes ascétiques que peut prendre la spiritualité chrétienne.

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