Prédication : L’Evangile ou le monde en clair-obscur

Selon la théologie chrétienne, le monde est un tableau en clair-obscur. Il n’est ni diabolique (ce qui conduit l’intégriste à s’en distancier et à le condamner radicalement), ni paradisiaque (ce qui conduit l’illuministe à manquer d’esprit critique). Dans mon message, je tente de définir le mouvement de la foi de sorte à ce qu’il respecte cette approche réaliste du monde humain.

Epître aux Hébreux 11,1-16

1La foi est une manière de posséder déjà ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités que l’on ne voit pas. 

2C’est elle qui valut aux anciens un bon témoignage.

3Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été organisés par la parole de Dieu. Il s’ensuit que le monde visible ne prend pas son origine en des apparences.

4Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn. Grâce à elle, il reçut le témoignage qu’il était juste, et Dieu rendit témoignage à ses dons. Grâce à elle, bien que mort, il parle encore.

5Par la foi, Hénoch fut enlevé afin d’échapper à la mort et on ne le retrouva pas, parce que Dieu l’avait enlevé ; avant son enlèvement, en effet, il avait reçu le témoignage qu’il avait été agréable à Dieu. 

6Or, sans la foi, il est impossible d’être agréable à Dieu, car celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent.

7Par la foi, Noé, divinement averti de ce que l’on ne voyait pas encore, prit l’oracle au sérieux, et construisit une arche pour sauver sa famille. Ainsi, il condamna le monde et devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi.

8Par la foi, répondant à l’appel, Abraham obéit et partit pour un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait. 

9Par la foi, il vint résider en étranger dans la Terre promise, habitant sous la tente avec Isaac et Jacob, les cohéritiers de la même promesse. 

10Car il attendait la ville munie de fondations, qui a pour architecte et constructeur Dieu lui-même.

11Par la foi, Sara, elle aussi, malgré son âge avancé, fut rendue capable d’avoir une postérité, parce qu’elle tint pour fidèle l’auteur de la promesse. 

12C’est pourquoi aussi, d’un seul homme, déjà marqué par la mort, naquit une multitude comparable à celle des astres du ciel, innombrable, comme le sable du bord de la mer.

13Dans la foi, ils moururent tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues et saluées de loin et après s’être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. 

14Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; 

15et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; 

16en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ; il leur a, en effet, préparé une ville.

Evangile de Luc 12,49-59

49« C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! 

50C’est un baptême que j’ai à recevoir, et comme cela me pèse jusqu’à ce qu’il soit accompli !

51« Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. 

52Car désormais, s’il y a cinq personnes dans une maison, elles seront divisées : trois contre deux et deux contre trois. 

53On se divisera père contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère, belle-mère contre belle-fille et belle-fille contre belle-mère. »

54Il dit encore aux foules : « Quand vous voyez un nuage se lever au couchant, vous dites aussitôt : “La pluie vient”, et c’est ce qui arrive. 

55Et quand vous voyez souffler le vent du midi, vous dites : “Il va faire une chaleur accablante”, et cela arrive. 

56Esprits pervertis, vous savez reconnaître l’aspect de la terre et du ciel, et le temps présent, comment ne savez-vous pas le reconnaître ?

57« Pourquoi aussi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste ? 

58Ainsi, quand tu vas avec ton adversaire devant le magistrat, tâche de te dégager de lui en chemin, de peur qu’il ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre au garde et que le garde ne te jette en prison. 

59Je te le déclare : Tu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier centime. »

Prédication du 14 août 2022 en l’Eglise de Vauffelin, dans le Jura bernois, en Suisse

Le texte du onzième chapitre de l’épître aux Hébreux, dont l’auteur n’est pas connu, est demeuré célèbre pour sa description de la foi illustrée d’exemples tirés de l’Ancien Testament, la Bible juive, afin de convaincre de l’Evangile ses destinataires hébreux.

La foi y est décrite comme la possession anticipée de ce que l’on espère (v.1), et plus concrètement, comme l’attente d’une ville construite par Dieu (v.10), ou l’aspiration à une patrie céleste, jugée meilleure que les provinces de ce monde (v.16). Cet élan et cette quête de la foi (v.14) envers les réalités invisibles (v.1), au-delà des apparences (v.3), a pour effet que les croyants se reconnaissent comme « étrangers et voyageurs sur la terre » (v.13).

Cette mise en scène de la foi a trois conséquences importantes. Premièrement, elle comporte une critique du monde présent, car si les croyants recherchent une patrie invisible, hors de notre temps, c’est logiquement parce qu’ils sont déçus de ce monde, et ne se reconnaissent pas de manière satisfaisante comme citoyens d’aucun pays de la Terre. Ce point permet d’expliquer pourquoi la foi n’est pas anodine – elle suppose une critique de l’histoire humaine – et pourquoi les croyants sont souvent tenus à l’écart et mal-aimés. Dans ce sens, le texte affirme que Noé « condamna le monde est devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi » (v.7). Rappelons ici qu’en jugeant le monde, Noé le sauve.

Deuxièmement, la foi est décrite comme une lutte : Répondant à l’appel divin, Abraham obéit et part en nomade vers un pays inconnu, sans savoir où il va (v.8). Il n’obtient la descendance promise qu’après de longues années, « déjà marqué par la mort » (v.12).

Troisièmement, et c’est lié à ce qui précède, la foi suppose une attitude active : « Par la foi, Noé, divinement averti… prit l’oracle au sérieux, et construisit une arche pour sauver sa famille » (v.7). Et Sara, femme d’Abraham, « malgré son âge avancé, fut rendue capable d’avoir une postérité » (v.11). La foi suppose donc un effort bravant toute difficulté.

La présentation, par l’épître aux Hébreux, de la foi comme chemin vers la patrie céleste, suppose une vision du monde que je décris comme réaliste, par opposition à deux attitudes extrêmes qu’il nous faudra refuser vivement. Réaliste, c’est-à-dire équilibrée entre deux caractères : D’abord, le monde dans lequel le croyant évolue est perçu comme une Création divine, c’est-à-dire bonne, voulue par Dieu, telle que décrite dans le premier récit de la Création (Gn 1) du livre de la Genèse, premier livre de la Bible. Ensuite, cette Création est atteinte, endommagée, fragilisée, blessée par le mal, selon le deuxième récit de la Création (Gn 2 et 3), qui raconte l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden, paradis originaire, fait que la théologie chrétienne décrit par le terme de chute. Précisons que ce jardin primordial a ici une valeur symbolique et mythologique, et qu’il n’est pas question d’imaginer qu’il occupe le commencement chronologique de l’histoire humaine.

Cette vision réaliste d’une Création divine abîmée par la chute, qui conduit le croyant à chercher son salut hors de ce monde, s’oppose à deux doctrines extrêmes, que l’on voit malheureusement ressurgir périodiquement en marge du christianisme : D’une part, le pessimisme radical qui aboutit au dualisme. Le monde, entièrement mauvais, est le règne des ténèbres, dominé par le diable. Rien de bon ne s’y trouve, ce qui conduit le croyant à se désintéresser de toute réalité terrestre, sociale, politique, intellectuelle, etc. Cette conception du monde mène au fondamentalisme et à l’intégrisme intransigeant.

Inversement, l’optimisme illuministe accorde une confiance démesurée à l’humanité, ce qui conduit à fermer les yeux sur les réalités inadmissibles de l’histoire, qu’il serait nécessaire de condamner et de combattre. Cet hédonisme favorise une attitude en fin de compte égoïste, qui profite des biens de ce monde en se rassurant que tout ira bien.

La vision du monde que j’ai décrite comme réaliste, intermédiaire entre le pessimisme et l’optimisme exagérés, entraîne des conséquences pour la vie spirituelle des croyants. Dans la prière pour ses disciples que Jésus adresse au Père avant son arrestation, dans l’Evangile de Jean, il ne demande pas qu’ils soient ôtés du monde, mais qu’ils soient gardés du Mauvais (Jn 17,15). Puis il précise que comme Lui, ils ne sont pas du monde (v.16). Dans le monde, mais pas du monde : telle est la condition intermédiaire des disciples.

Conscients de leur faiblesse morale face aux tentations produites par les nombreuses distractions qui dans le monde éloignent de Dieu, certains croyants, déjà dans l’Eglise ancienne, ont choisi de se retirer dans l’isolement de la vie monastique, afin de prier pour le monde autour d’eux depuis leur monastère. Par la suite, d’autres croyants ont intériorisé cette manière d’être dans le monde sans être du monde. Thérèse d’Avila, par exemple, sainte catholique contemporaine de Luther, décrit la vie spirituelle comme un « château de l’âme » qui comprend sept demeures imbriquées les unes dans les autres. Ici, le monastère est pour ainsi dire intériorisé dans l’esprit du croyant, et plus celui-ci se recueille dans sa sphère intime, plus il s’approche également de Dieu qui vit en lui. Les protestants quant à eux, à la suite de Luther, ont insisté sur la nécessité de vivre dans le monde, et non isolés dans un couvent, afin de porter l’Evangile à tous les niveaux de la société. Cette intention d’évangélisation les a aussi conduits à traduire la Bible dans les langues parlées.

Nous pourrions conclure, pour aujourd’hui, que chacun.e de nous est responsable de mesurer le temps qu’iel consacre à la méditation, hors du monde, et la part de temps qu’iel consacre à sa présence dans le monde. Toute spiritualité est faite d’une tension entre ces deux moments du retrait et de l’engagement dans la vie sociale, culturelle et politique.

Cette conception de la foi comme quête d’une patrie spirituelle, et du monde comme clair-obscur, ni radicalement bon ni mauvais, nécessitant à la fois un engagement et un retrait spirituel, permet de comprendre notre texte d’Evangile sans être inutilement choqués par les déclarations apparemment contradictoires de Jésus, qui reflètent les tensions de la foi.

« C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre » (Lc 12,49). Dans la Bible, la symbolique du feu est ambivalente : il apporte autant le jugement que la lumière de la foi et la chaleur de l’amour. Ainsi, l’Evangile ne peut pas être platement compris comme une bonne nouvelle qui apporte le bonheur. Jésus inaugure et anticipe la fin de l’histoire humaine, qui comporte à la fois des aspects de grâce, de salut, d’amour et de jugement.

« Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur terre ? Non, je vous dis, mais plutôt la division » (Lc 12,51). Ici aussi, la paix et la division peuvent prendre un double sens : Alors que la paix peut renvoyer autant au partage qu’à l’indifférence, la division peut signifier soit le conflit violent, négatif, soit le débat engagé, constructif et positif. Cette affirmation percutante du Christ démarque l’Evangile d’une douceur superficielle.

« Esprits pervertis, vous savez reconnaître l’aspect de la terre et du ciel, et le temps présent, comment ne savez-vous pas le reconnaître ? » (Luc 12,56). Ici, c’est l’hypocrisie d’une connaissance de la nature (les signes météorologiques) qui se passerait d’un engagement politique conséquent (les signes du temps présent), qui semble être dénoncée. La critique suivante va dans le même sens : « Pourquoi aussi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste ? » (Lc 12,57). La chrétienne, le chrétien, sont des gens engagés, qui se prononcent sur les grandes questions culturelles, économiques et politiques de leur temps. Ce qui est condamné, en fin de compte, par Jésus, c’est l’indifférence opportuniste et blasée dans laquelle s’installent certaines personnes, qui n’ont plus aucun souci pour l’avenir de la vérité dans le monde, et laissent aller les choses comme elles vont. Résolument, le croyant n’est pas du monde, mais il est engagé dans le monde. Amen

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