Prédication du souvenir : Le deuil d’après la parabole des dix mines

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Du point de vue de l’Evangile, le deuil n’est pas un épisode exceptionnel de l’existence humaine. Selon la parabole des dix mines, la vie chrétienne dans son ensemble est à vivre dans le deuil de la présence de Dieu, après la mort du Christ. Un tel deuil confère au croyant la responsabilité des biens que Dieu lui a confiés. La vie trouve ainsi un sens dans et malgré le deuil, sans enlever au souvenir des défunts sa tonalité triste.

Evangile de Luc 19,11-27 – La parabole des dix mines

11 Comme les gens écoutaient ces mots, Jésus ajouta une parabole parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’eux se figuraient que le Règne de Dieu allait se manifester sur-le-champ. 12 Il dit donc : « Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour se faire investir de la royauté et revenir ensuite. 13 Il appela dix de ses serviteurs, leur distribua dix mines et leur dit : “Faites des affaires jusqu’à mon retour.” 14 Mais ses concitoyens le haïssaient et ils envoyèrent derrière lui une délégation pour dire : “Nous ne voulons pas qu’il règne sur nous.” 15 Or, quand il revint après s’être fait investir de la royauté, il fit appeler devant lui ces serviteurs à qui il avait distribué l’argent, pour savoir quelles affaires chacun avait faites. 16 Le premier se présenta et dit : “Seigneur, ta mine a rapporté dix mines.” 17 Il lui dit : “C’est bien, bon serviteur, puisque tu as été fidèle dans une toute petite affaire, reçois autorité sur dix villes.” 18 Le second vint et dit : “Ta mine, Seigneur, a produit cinq mines.” 19 Il dit de même à celui-là : “Toi, sois à la tête de cinq villes.” 20 Un autre vint et dit : “Seigneur, voici ta mine, je l’avais mise de côté dans un linge. 21 Car j’avais peur de toi parce que tu es un homme sévère : tu retires ce que tu n’as pas déposé et tu moissonnes ce que tu n’as pas semé.” 22 Il lui dit : “C’est d’après tes propres paroles que je vais te juger, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme sévère, que je retire ce que je n’ai pas déposé et que je moissonne ce que je n’ai pas semé. 23 Alors, pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque ? A mon retour, je l’aurais repris avec un intérêt.” 24 Puis il dit à ceux qui étaient là : “Retirez-lui sa mine, et donnez-la à celui qui en a dix.” 25 Ils lui dirent : “Seigneur, il a déjà dix mines !” – 26 “Je vous le dis : à tout homme qui a, l’on donnera, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. 27 Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi.” » 28 Sur ces mots, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.

Remarque: On notera que le verset 27, qui n’est pas indispensable à la logique du récit, est d’une violence inouïe qui a laissés perplexes bon nombre d’exégètes.

Prédication du dimanche du souvenir 20 novembre 2022 à l’Eglise de Vauffelin, dans le Jura bernois en Suisse

L’Evangile, le message qui provient de Jésus, le Christ, n’a jamais caché la réalité de la mort. Au contraire, la mort a toujours fait partie intégrante du message du Christ, dès les origines, avant même que la tragique perspective de sa mort sur la croix ne se dessine.

Si l’Evangile ne craint pas d’évoquer cette réalité humaine qu’est la mort, c’est parce qu’il intègre la finitude de notre vie terrestre, comprise entre la naissance et la mort, dans le plan du salut de Dieu, qui excède nécessairement cette vie temporaire, cette épreuve terrestre, dans la mesure où Dieu est pensé comme éternel, ineffable, non limité par le temps.

L’Evangile fait éclater les limites de notre nature biologique, terrestre, en nous plaçant dès à présent face à l’appel de Dieu qui nous invite à une foi responsable, un appel que Jésus exprime dans notre texte au moyen d’une parabole, c’est-à-dire d’un récit symbolique.

Le récit de la parabole, comme c’est habituellement le cas des récits de Jésus, est très simple : Il est question d’un maître qui s’en va et qui revient. Et dans l’intervalle, il confie ses biens à des serviteurs, et c’est ici que l’intrigue se passe : Ayant confié à dix serviteurs la même somme d’une mine, afin qu’ils fassent des affaires jusqu’à son retour (v.13), il demande à chacun d’eux, une fois rentré, de lui rendre sa mine et ce qu’elle a rapporté (v.16). C’est alors qu’une forte différence de gain se manifeste entre trois serviteurs en particulier. Le premier a gagné dix mines, le deuxième cinq, tandis que le troisième n’a rien gagné. Il a simplement caché sa mine dans un linge. A vrai dire, presque la moitié du texte concerne la dispute avec ce serviteur problématique, avec lequel le maître a une forte altercation. Le serviteur reproche au maître d’être sévère et injuste, tandis que le maître reproche au serviteur sa complète passivité. L’histoire se termine par la dépossession et le rejet du serviteur infidèle.

Les différents sens donnés aux mines

L’interprétation de cette parabole dépend avant tout du sens que l’on donne aux mines. Que représentent-elles au juste ? D’un commentateur à l’autre, leur signification est plus ou moins symbolique. Si les mines représentent effectivement de l’argent, l’histoire est vraie et son thème est économique. La parabole appelle les employés au travail, afin de faire fructifier l’argent qu’ils ont reçu de leur patron ; mais dans ce cas, il est difficilement compréhensible qu’un chef d’entreprise parte pour être intronisé dans un pays lointain.

Des interprétations plus symboliques s’avèrent donc nécessaires, pour lesquelles les mines sont par exemple des talents, des compétences, des qualités personnelles, notamment d’initiative volontaire, que les serviteurs du futur roi doivent faire valoir en son absence.

Un pas de plus est franchi par les interprétations spirituelles et théologiques, qui reflètent plus spécifiquement le sens de l’Evangile. On postule alors que le maître qui part se faire introniser est Jésus lui-même, qui aurait donc parlé indirectement de lui dans ce récit. Son retour, une fois intronisé en tant que Christ, correspond à la fin des temps, une époque encore future, lorsqu’il reviendra en Seigneur universel pour juger les vivants et les morts.

Son départ vers un pays lointain correspond alors à sa mort, qui laisse ses disciples seuls dépositaires du règne de Dieu. Les mines qu’ils reçoivent correspondent aux dons du Saint-Esprit lors de la Pentecôte, c’est-à-dire aux charismes qui leur permettent de prêcher la Parole de Dieu, de guérir les malades et d’accomplir toutes les tâches de l’Eglise.

Cette interprétation de la parabole permet d’aborder la question du deuil, qui nous occupe aujourd’hui. Le Christ appelle ses disciples, une fois séparés de lui par son martyr, à poursuivre son œuvre sans se laisser décourager par le vide laissé par son absence.

Une lecture de la parabole inspirée d’Irénée de Lyon

Dans son commentaire de l’Evangile de Luc de 2001, François Bovon indique que, je le cite : « Irénée de Lyon (qui a vécu entre 140 et 200 après J.-C.) donne une interprétation particulièrement profonde et originale. L’argent confié correspond à la vie dont chaque être humain dispose. La récompense survient comme un don de la grâce » (p.264).

Cette interprétation, la plus large de toutes, permet de parler à la fois de la question du deuil et de la vie humaine, perçue tout entière comme un deuil de Dieu. En créant le monde, puis en nous créant sur cette Terre pour cette vie pénible, Dieu s’est retiré du monde, comme le fait le maître de la parabole, parti se faire roi dans un pays lointain.

Le deuil qu’il nous faut vivre tout au long de notre vie n’est donc pas seulement celui de nos défunts bien aimés, dont l’absence nous fait souffrir chaque jour, mais plus en profondeur, nos vies souffrent du deuil de Dieu, de l’absence constante de sa Plénitude. Dit autrement, nous besoins ne sont jamais entièrement satisfaits dans cette vie. Il nous faut par conséquent apprendre à vivre avec nos manques, nos blessures, inévitables ici-bas.

La parabole des mines prend alors un sens existentiel : « Faire des affaires avec sa mine jusqu’au retour du maître », consiste à accorder de la valeur à sa propre vie, à la rendre productive malgré les deuils à subir, en refusant de sombrer dans le désespoir et la paresse.

Nous n’avons pas le choix, nous dit François Bovon en conclusion de son commentaire de cette parabole, je le cite : « Il n’y a qu’une alternative, […] : ou vous vous construisez un Dieu, juge impitoyable, et vous vous cloîtrez dans une inactivité suicidaire, ou vous vous laissez porter par la bonté confiante de Dieu qui se réjouit du dialogue avec les humains et, conscients du risque, vous prenez des initiatives personnelles au service de la Parole de Dieu » (p.266). L’alternative se situe donc entre le désespoir et l’acceptation de l’épreuve.

l’attitude des trois serviteurs

La parabole des mines, au travers des exemples des trois serviteurs qui ont reçu chacun une mine – le premier a gagné dix mines, le second en a gagné cinq et le troisième aucune – décrit à mon sens trois attitudes psychiques et spirituelles fortement typées face à la vie.

Le premier serviteur est un travailleur invétéré, un acharné du devoir. Il parvient à gagner dix fois ce qu’il a reçu, c’est un millionnaire, un infatigable combattant, un homme à succès, une star, un surdoué à qui tout réussit, qui n’a jamais de temps à perdre, qui vit plusieurs vies à la fois, entre Pékin et New York, un fou de la vie ; mais un tel homme n’est pas forcément un exemple à suivre. Son activisme peut cacher un mal-être. Peut-être est-il incapable, dans sa quête incessante de gloire, de regarder en lui-même le vide qui le désécurise, ou le deuil insupportable de sa mère, de son amie, de sa femme peut-être, et enfin le deuil de lui-même, de sa propre vie, lui qui n’a pas le temps de la voir passer.

A l’opposé, quoique plus semblable au premier qu’on ne le croit, le troisième serviteur est un dépressif. Il voit la vie trop grise pour vouloir gagner une seule mine. L’existence qu’il a reçue, il la brûle dans le malheur qu’il cultive au fond de lui, sans jamais parvenir à regarder autour de lui les appels positifs que le monde lui lance. Il se croit trop mauvais, trop seul, et juge les autres trop infidèles pour leur faire confiance, à commencer par ce maître ingrat, disparu en le laissant seul avec sa mine, une vie de trop, et qu’il déteste.

Le deuxième serviteur, enfin, ne brille certes pas autant que le premier aux yeux du monde, mais il parvient à produire cinq mines tout en conférant à sa vie un cheminement appréciable, savourant les bonheurs, traitant les deuils et les autres malheurs avec soin. Il a trouvé le juste rythme, il fait confiance au maître absent, le secret de sa vie est en Dieu et la mort ne le traumatise pas trop. Il sait que le Seigneur reviendra, en son temps. Amen.

Ouvrages de référence

François Bovon, L’évangile selon saint Luc 15,1-19,27. Commentaire du Nouveau Testament. Deuxième série IIIc, Genève, Labor et Fides, 2001, p. 245-266.

Consulté également: L. Bonnet, docteur en théologie, Le Nouveau Testament de notre Seigneur J.-C. expliqué au moyen d’introductions, d’analyses et de notes exégétiques. Seconde édition, revue et augmentée par Alfred Schroeder, pasteur à Lausanne, Lausanne, Editions Georges Bridel & Cie, 1899, Tome I/IV, p. 550-552.

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