Face aux croyances cosmiques, le défi chrétien

De nombreux chrétiens occidentaux nourrissent une conception fataliste du progrès, selon laquelle l’avènement définitif de l’homme moderne suppose la disparition de la foi en toute forme d’incarnation de la transcendance. Ils ne perçoivent plus que l’incroyance au christianisme et les diverses formes d’athéisme qui s’y conjuguent parfois ne sont ni inexplicables, ni irréversibles. En effet, le discrédit actuel du christianisme est lié au fait que les doctrines chrétiennes ne donnent plus lieu à un vécu spirituel intime de la foi, seul susceptible de leur donner sens dans l’esprit des gens[1].

Le christianisme apparaît aujourd’hui en Occident comme une armoire fermée, certes respectable, rustique et cossue, mais son contenu est devenu inaccessible, incompréhensible pour la plupart de nos contemporains. Contrairement aux religions orientales, popularisées sous certaines formes séculières comme la pleine conscience et la méditation, les monothéismes abrahamiques n’ont plus d’impact majeur dans la littérature spirituelle populaire européenne. Le discours chrétien apparaît comme une langue morte, ou tout au moins quasiment éteinte.

Or, l’impact socioculturel des Eglises dépend de leur capacité à diffuser un message spirituellement efficient, capable d’influencer la qualité de vie intime et relationnelle des gens. Contrairement aux idées reçues en Occident, rien ne permet d’affirmer que les Eglises ne retrouveront pas un jour cette capacité à marquer l’existence des gens. La déchristianisation, l’incroyance et l’athéisme ne sont pas des phénomènes irréversibles, prédestinés par une quelconque logique de l’histoire.

La question du Néant

Si la foi, du moins dans sa version chrétienne, semble avoir perdu l’essentiel de sa popularité dans le monde moderne, il convient de noter que la non-foi, en tant que foi en Rien, est tout aussi rare. L’incroyance religieuse absolue ou l’athéisme radical sont quasiment inexistants. Très peu de personnes affirment que le Ciel, en tant que sphère spirituelle supérieure englobant le monde tangible, est tout-à-fait vide.

L’incertitude de l’avenir et la certitude de la mort confrontent tout être humain à la question du Néant et l’interrogent à propos de l’existence d’un Invisible dont il ne sait rien. La vie présente suppose un espace Ouvert, un Possible toujours plus étendu de ce qui advient réellement. Dès lors, la question de la croyance ne peut être évitée : Si nous ne décidons pas tout, si une part de notre avenir résiste à notre prévoyance, quelle instance oriente à notre place cet avenir : le hasard, le destin, la providence, le divin ?

La trajectoire de la vie humaine est un segment délimité par un début et une fin au-delà desquels s’étend un domaine Inconnu. Pour ces raisons, la non-foi certaine, la certitude qu’il n’y a Rien au-delà de la vie présente, est tout aussi malaisée que la preuve certaine de l’existence d’un Être transcendant capable d’intervenir dans la vie présente. De nos jours, les croyances religieuses semblent s’amenuiser jusqu’à s’effacer quasiment de la vie moderne, mais elles affleurent à la surface sociale sans jamais disparaître complètement.

La science s’auréole de religiosité

Rien n’est plus erroné que la conviction selon laquelle les sciences modernes parviennent à remplacer progressivement la religion. Personne, parmi les scientifiques les plus avertis, mathématiciens, astrophysiciens ou biologistes, ne peut répondre à de simples questions essentielles telles que : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Comment passe-t-on de la nullité à l’unité ? puis de la finitude à l’infinité ? Quelles sont l’origine et la finalité de toutes choses ? L’univers a-t-il un sens ? Ces questions à la fois philosophiques et religieuses ne trouvent aucune réponse univoque tirée des sciences expérimentales.

Malgré le désaveu des religions traditionnelles et à la désertion bien réelle des messes et des cultes, l’esprit scientifique n’épuise pas la pensée religieuse. Il peut en revanche en devenir un nouveau ferment. C’est une caractéristique de la postmodernité : la science s’entoure d’une auréole de croyances pseudoscientifiques. Pour acquérir plus de légitimité, certaines idées religieuses se donnent aujourd’hui une allure de scientificité. Différencier les notions véritablement scientifiques de ces croyances devient de plus en plus délicat.

Dominant l’esprit de notre temps, l’idéologie écologique tend à sacraliser la nature. Elle prétend s’enraciner dans l’écologie scientifique, qui décrit les interactions entre les êtres biologiques d’un écosystème. L’écart entre les deux approches est cependant manifeste : L’analyse scientifique des écosystèmes, fondée sur la biologie darwinienne, décrit leur évolution permanente en raison de la concurrence et de l’adaptation des êtres biologiques aux variations de l’environnement. Pour sa part, délaissant la notion de conflit pour la survie à l’origine de l’évolution, l’écospiritualité actuelle réenchante la nature et la décrit comme une harmonie cosmique à laquelle nous devrions communier pour trouver la paix.

Un autre domaine à la frontière de la scientificité et de la religiosité est porté par les ambitions de l’homme augmenté au moyen de prothèses douées d’intelligence artificielle. Entre les questions techniques, les réflexions portant sur la nature humaine et ses limites, les idéaux et les illusions parascientifiques, se glissent des questions éthiques, philosophiques et religieuses qui relèvent en partie de l’ordre de la croyance.

La transition des croyances

En conséquence, plutôt que d’incroyance et d’athéisme, il semble plus approprié de parler d’une transition des croyances à partir de modèles fondés sur les révélations monothéistes vers des modèles calqués sur les sciences naturelles et techniques. Il n’est pas question de nier le recul de la foi religieuse proprement dite, ni le développement de l’athéisme en tant que refus de la croyance en un Dieu personnel transcendant. Mais ce recul est compensé par de nouvelles croyances à tendance cosmologique et holistique, qui combinent les principes des sciences occidentales à ceux des sagesses orientales, laissant paraître leurs lointaines origines communes dans la culture indoeuropéenne.

Le divin est vidé de sa transcendance et de sa personnalité distinctes du cosmos. Il ne représente plus un vis-à-vis capable d’enseigner et de juger les humains. La divinité est réintégrée à la nature impersonnelle de l’Univers dont les humains font partie au même titre que les autres êtres vivants, et aux lois duquel ils doivent donc se soumettre. L’homme postmoderne ne veut plus être confronté à la Parole d’un Dieu personnel l’invitant à fuir les tentations de la vie présente pour s’attacher à l’espérance d’un salut éternel. Un tel détachement est perçu comme une trahison de la cohérence cosmique dont il faut épouser les rythmes afin de s’inscrire dans l’harmonie universelle de la Vie.

Tentations holistiques et syncrétistes

Les croyances cosmologiques peuvent en général être ramenées à la conviction d’un principe essentiel réunissant les divers éléments de l’Univers. Ce principe ne surplombe pas l’Univers mais constitue l’Univers lui-même. Il ne peut donc pas s’agir d’un Dieu personnel créateur et distinct du monde.

Ce type d’approche cosmologique est perceptible dans l’engouement actuel pour les notions d’écosystème et de biodiversité, qui soulignent que les espèces biologiques dans leur très grande variété constituent ensemble la richesse de l’écosystème Terre. A nouveau, il convient de distinguer soigneusement les approches scientifiques de ces notions et les croyances holistiques qui peuvent s’y cristalliser.

Selon la religiosité naturaliste, le monde biologique est perçu comme un Tout intimement solidaire au sein duquel chaque type d’êtres occupe une place indispensable et mérite le même respect, qu’il s’agisse des virus, des bactéries, des végétaux, des animaux ou des humains. L’évolution biologique, qui entraine l’extinction et l’apparition continuelles de nouvelles espèces et de nouveaux écosystèmes, n’est plus un principe central, car il suppose que la biodiversité est déjà compromise au sein de la nature. Au contraire, les croyances écologiques actuelles supposent une harmonie universelle de la Nature.

Renforçant cette position, l’antispécisme refuse d’attribuer aux humains tout caractère qui les singulariserait du reste du vivant. Selon cette conception du monde, les humains ne peuvent pas refléter de manière particulière « l’image de Dieu » au sein de la création. Une inversion s’opère : C’est plutôt la nature qui est sacrée et menacée par les humains.

Sur le plan spécifiquement religieux, le principe d’unité dans la diversité se manifeste au travers des doctrines syncrétistes qui ramènent les croyances religieuses à une seule Vérité ineffable qui les coiffe toutes et amenuise leurs contradictions. Confucius, Bouddha, Moïse, Jésus ou Mohammed divulguent en fin de compte un même message de sagesse et d’amour en lutte contre le chaos qui menace sans cesse l’harmonie de l’Univers. Ainsi, la vérité ultime semble se situer dans la fusion et le dépassement des religions. Considérées isolément, ces dernières ne font que renforcer les dissentions entre les hommes.

Le défi chrétien

Rien n’est moins aisé, dans un tel contexte culturel, de faire valoir la pertinence du principe évangélique de la Croix, qui se situe au centre du christianisme. Un tel message représente inévitablement une certaine rupture avec les croyances cosmiques et syncrétistes, dans la mesure où ce n’est pas la cohérence de l’Univers qui est soulignée, mais plutôt le fait que l’Univers livré à lui-même, avec la vie qu’il contient, n’évolue pas naturellement vers une Unité pacifiée, mais demeure le théâtre de permanents conflits physiques et biologiques, puis économiques, politiques et culturels sur le plan humain.

Selon l’espérance chrétienne, il s’agit de recevoir une paix originaire d’au-delà du cosmos, au travers de la révélation d’un Dieu inconnu, qui subit le rejet lors de son immersion dans le monde. Le christianisme effectue ainsi un mouvement de décentrement radical vis-à-vis de l’espérance cosmique. Le don de la paix du Christ se substitue à la croyance en une harmonie universelle. Le cosmos n’est pas pour autant relégué à une fin tragique, ni dévalué, mais plutôt réhabilité en tant que Création divine.

De façon semblable aux autres religions, le christianisme invite à vivre selon la sagesse et l’amour, afin de lutter contre les maux et les injustices dans le monde. Cependant, la doctrine chrétienne ne peut être réduite à sa seule dimension éthique. L’Evangile annonce un Règne de Dieu déjà présent et actif dans le monde, mais perceptible uniquement au travers de la foi en Christ. En tant que relation intime à Dieu, la foi outrepasse les logiques de ce monde. Selon la mystique chrétienne, les conflits inhérents à la nature physique, biologique et humaine sont résolus par la création d’une Vie radicalement nouvelle, œuvre de Dieu seul. Dans la perspective chrétienne, cette Nouvelle création n’est pas limitée à la dimension individuelle, elle contient la promesse de la régénération de l’Univers entier. En effet, selon la foi chrétienne, à la différence des croyances holistiques, la paix ultime n’est pas un caractère inhérent à la Nature mais un don que l’on peut recevoir de Dieu seul.

Ce texte a été publié dans la revue des cèdres de décembre 2018, numéro 48, aux pages 75 à 82, consacrée au thème Ce qu’il reste à croire.


[1] J’ai développé cet argument dans ma thèse de doctorat : Théologie de la spiritualité. Une approche protestante de la culture religieuse en post-modernité, Genève, Labor et Fidès, 2011.

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