Abstract: Selon l’anthropologue Scott Atran, la religion est un phénomène naturel dérivé de l’hyperactivité de notre module cérébral de détection des esprits dans la nature, hérité de l’évolution biologique, qui nous conduit à interpréter certains événements rationnellement difficiles à expliquer, comme les éclairs, les coincidences ou les maladies, en les attribuant à l’action d’esprits invisibles (dieux, fées, démons, défunts, esprits animaux, etc.) dans la nature. Dans la perspective d’un dialogue entre les sciences naturelles et la théologie, tout en reconnaissant l’intérêt et la part de pertinence d’une telle théorie de la religion, je recherche son impact, et ses limites, pour une lecture théologique et chrétienne du monde, dans une contribution présentée le 28 novembre 2024, à l’Institut protestant de théologie à Paris, lors de la Journée d’étude 2024 de cette faculté académique.
Table des matières
- Prologue méthodologique
- Fondements théoriques des sciences cognitives de la religion
- La théorie du « cerveau mystique » de Theodor Landis
- L’explication cognitive de la religion selon Scott Atran
- L’explication cognitive de la religion selon Pascal Boyer
- La comparaison et la combinaison des théories cognitives d’Atran et de Boyer
- Position et effet des sciences cognitives vis-à-vis de la théologie et de la foi ?
- Les théories cognitives de la religion comme clefs herméneutiques en théologie
1. Prologue méthodologique
Le propos de ma présentation consiste à établir un dialogue entre les sciences cognitives de la religion et la théologie protestante, d’inspiration libérale au sens large du terme. On peut trouver à un tel dialogue un but apologétique, dans la mesure où ces sciences cherchent à expliquer les causes de la religion hors de toute révélation divine et de toute théologie. Mais je préfère y voir l’occasion de stimuler notre pensée théologique en la confrontant aux horizons théoriques des sciences du vivant. Si je choisis ce thème, c’est parce que j’estime qu’il y a au moins un certain intérêt théologique à dialoguer avec ces théories, quelle que soit par ailleurs leur compatibilité avec la foi chrétienne.
Le domaine des sciences cognitives en général, et celui des sciences cognitives de la religion en particulier, est peu connu du monde académique francophone d’Europe continentale. Les études en théologie y sont traditionnellement rattachées aux sciences humaines. Un certain cloisonnement subsiste, malgré d’importantes remises en question, entre les sciences naturelles et humaines. Or, les sciences cognitives se situent à l’intersection des deux domaines, car leurs théories à propos de la pensée humaine ont une base biologique évolutionniste. Dans les pays anglosaxons, en revanche, les sciences cognitives de la religion connaissent un réel foisonnement depuis plusieurs décennies, en lien à la prépondérance culturelle du dialogue, et souvent du conflit, entre les scientifiques et certains croyants, que l’on pense au tumultueux débat entre créationnisme et darwinisme.
La structure de mon propos s’échelonnera en quatre niveaux, en revenant parfois d’un niveau à l’autre : Après l’introduction générale, une présentation de deux théories cognitives de la religion, puis une réflexion sur ces théories, aboutira à une réflexion théologique à leur égard, avec en arrière fond la question de leur compatibilité avec la foi chrétienne.
Etablir une cartographie exhaustive des théories cognitives de la religion excède totalement le présent propos, raison pour laquelle je procéderai en pointant deux théories représentatives, celles des anthropologues cognitivistes Scott Atran et Pascal Boyer, tous deux franco-américains, en évoquant tout d’abord brièvement, en vue de les comparer, la théorie neuropsychologique de Theodor Landis. On le voit, le domaine qui nous concerne est d’emblée interdisciplinaire. Les sciences cognitives de la religion représentent une méthodologie d’étude particulière d’un domaine qui regroupe inévitablement la biologie évolutionniste, les neurosciences, la psychologie évolutionniste, l’anthropologie et bien entendu la philosophie des sciences, dont relève la problématique nodale du débat. Il s’agit en effet de se demander, en arrière-fond, jusqu’à quelle « profondeur » faut-il descendre pour expliquer les phénomènes religieux ? Sont-ils théologiques, culturels, sociaux, psychologiques, neurobiologiques, évolutionnaires ou même génétiques ? Toutes ces hypothèses ont été avancées et étudiées. La question de fond est celle de la réduction et de l’émergence. Est-il réducteur de parler de la foi chrétienne en termes d’évolution du cerveau humain ? Ou au contraire, le nier serait-ce un déni des bases biologiques de tout fait humain ? Selon nos habitudes de pensée, la foi chrétienne est le fruit d’une révélation, elle est l’œuvre du Saint-Esprit. Comment peut-on donc concilier ces différents aspects ?
2. Fondements théoriques des sciences cognitives de la religion
Je débute en clarifiant quelques fondements théoriques des sciences cognitives de la religion. Elles s’inscrivent en premier lieu dans le cadre de la psychologie évolutionniste, qui postule que les caractères biologiques et psychiques du cerveau humain actuel (coordination des sens et mouvements physiques, émotions, vie sociale, sexualité, états de conscience, pensée, langage, etc.) ont étés sélectionnées au cours du Pléistocène (entre il y a 1,8 millions d’années et 10’000 ans), et qu’ils n’ont plus eu le temps d’évoluer ensuite, lors du bref laps de temps qui nous sépare de la révolution néolithique, il y a dix millénaires, marquant le début des civilisations sédentarisées au travers de l’agriculture et de l’élevage. Nos cerveaux n’ayant pu s’adapter à nos conditions de vie modernes, nous conservons certains schémas comportementaux très anciens, comme l’agressivité ou la fuite, de rapides et puissants stimuli sensoriels et émotionnels, comme la douleur ou le plaisir, ainsi que de nombreux réflexes quasiment automatiques.
Ce présupposé évolutif des caractères psychiques a eu deux conséquences principales. Premièrement, il a conduit John Tooby et Leda Cosmides, deux promoteurs de la psychologie évolutionniste, à refuser ce qu’ils ont appelé le « Modèle Standard en Sciences Sociales (MSSS) » qu’ils résument de la manière suivante : « Les êtres humains naissent à l’état de page blanche : Les connaissances, les traits de personnalité, les valeurs sont acquises dans l’environnement culturel exclusivement ». Il s’ensuit à tort que « le comportement humain est totalement malléable, aucune contrainte biologique ne pesant sur ce que deviennent les individus » (Workman, p.10). Leur point de vue sur les sciences humaines est peut-être un peu caricatural, mais il en dit long sur le grand schisme entre les approches cognitivistes, de frappe néodarwinienne, qui considèrent avant tout la religion comme un phénomène mental, et les approches culturalistes des sciences humaines, qui l’envisagent avant tout comme un phénomène historique, social et culturel.
Secondement, ce refus de considérer le cerveau du nouveau-né comme une table rase où viennent s’inscrire l’expérience et la pensée, est lié au postulat que l’évolution naturelle du cerveau animal puis humain a conduit à la sélection de modules cérébraux interconnectés, et responsables des fonctions psychiques essentielles. Dans le contexte actuel des neurosciences, il s’agit d’une résurgence en partie semblable au débat des XVIIe et XVIIIe siècles entre rationalistes et empiristes, les premiers affirmant à l’encontre des seconds qu’une structuration minimale de la raison est de toute manière un préalable nécessaire à son entrée en fonction. Cependant, la modularité cérébrale postulée par la psychologie évolutionniste ne se limite pas à la raison. Les modules de neurones structurent les différents domaines nécessaires à la vie, comme le métabolisme et l’homéostasie, la gestion des organes du corps, la réception et le traitement des informations sensorielles, le sens de l’équilibre, des sensations, des émotions et enfin des réflexions conscientes, du langage, de la mémoire, de l’analyse des images et de la reconnaissance des visages, etc.
Sur le plan neuroscientifique (Purves, p.779), il convient de préciser que ces modules ne sont pas nécessairement localisés dans des aires particulières du cerveau. Certains peuvent assumer leur fonction dans l’ensemble du cortex. Nos connaissances de leur développement nous invitent à ne plus opposer radicalement l’inné et l’acquis. Il est très difficile de distinguer ce qui est génétiquement programmé de ce qui prend forme ensuite en fonction de l’expérience. D’une part, l’organisation de la modularité est un processus continu, qui perdure depuis les origines fœtales du système nerveux jusqu’à l’adolescence, voire toute la durée de la vie ; d’autre part, la théorie de la modularité cérébrale est compensée par celle de la plasticité neuronale, qui postule que les connexions synaptiques entre les neurones évoluent sans cesse et que certains modules endommagés peuvent se reconstruire ailleurs, avec plus ou moins de précision.
Ces bases étant posées, nous pouvons clarifier la distinction entre les neurosciences cognitives, qui étudient les mécanismes neuronaux de la pensée et font donc intégralement partie de la biologie, et les sciences cognitives, qui conçoivent les réflexions et les pensées également dans une perspective évolutionniste, mais en faisant abstraction de leur substrat neurologique. Leur méthode n’est pas avant tout expérimentale, mais schématique et logico-déductive. Toutes proportions gardées, il faut comprendre ici le terme cognition en son sens « computationnel », comme un ensemble de résultats produits par le cerveau sur la base d’un certain nombre de stimulus. Ni la manière dont ces opérations se produisent, ni la conscience qu’en a le sujet, ne sont ici prioritaires. Ce qui compte pour les sciences cognitives, c’est le fonctionnement logique et nécessaire à la survie du cerveau.
Dans le domaine religieux, cette épistémologie est critiquable dans la mesure où elle fait l’impasse sur la conscience et la responsabilité du sujet. La religion est considérée comme un produit naturel et spontané de l’esprit, sélectionné ou déduit de l’évolution au même titre que la vision, la réflexion, la parole, la mémoire, la volonté, la moralité, etc., et donc en partie indépendamment de l’idée que s’en fait le croyant lui-même. Cette distinction entre la cognition et la conscience n’est pas nouvelle. La psychanalyse admet l’existence de dispositifs inconscients qui déterminent la pensée consciente. En d’autres termes, ce qui arrive au sujet n’est, ni nécessairement ni seulement, ce qu’il croit et pense qu’il lui arrive.
3. La théorie du « cerveau mystique » de Theodor Landis
J’en viens à présent à mon premier exposé, celui de la théorie neuropsychologique du neurologue Theodor Landis, professeur honoraire de l’Université de Lausanne et ancien chef du service de neurologie clinique de l’Université de Genève. Sa théorie me permet de distinguer la neuropsychologie des sciences cognitives par un exemple. En effet, selon Landis, la religion n’a pas pour origine une cognition particulière. Dans son article « Das mystische Gehirn » (fr. « Le cerveau mystique ») de 2010 et dans un exposé écrit (non publié) du 24 mars 2013 dans le cadre de l’Eglise Réformée Vaudoise (EERV), Landis laisse entendre, de façon très évasive, que les croyances pourraient avoir un « substrat cérébral ». Il se pose la question médicale suivante : « Y a-t-il des conditions cliniques dans lesquelles une attirance envers des « croyances » se développe de façon aiguë ou subaigüe ? ». Le paradigme selon lequel les croyances sont influencées par des conditions qui échappent à la conscience du patient est ici commun à celui des sciences cognitives.
Landis décrit deux sortes de cas cliniques qui pourraient « peut-être être associés à des impressions religieuses » : D’une part, « les sensations d’une présence », qui donnent lieu à la « conviction intime d’une présence, toujours au même endroit », « généralement sur le côté de la tête, légèrement à l’arrière », et d’autre part, « les sensations de décorporation, durant lesquelles la conscience d’une personne se détache de son corps physique ». Ces impressions d’être « hors du corps » et de « se voir soi-même » pourraient donner lieu à des interprétations religieuses. Landis cite la phrase suivante d’un patient : « Dieu était sur le point de m’emmener et je ne devais plus rien craindre au monde ». Décrivant plusieurs cas cliniques, Landis constate qu’ils présentent souvent des lésions d’une région latérale de l’hémisphère gauche qui assure la jonction entre divers lobes cérébraux, ayant pour fonction d’associer les informations sensorielles et les influx nerveux d’autres aires, et donc d’assurer la sensation selon laquelle notre conscience humaine se situe à l’intérieur de notre tête.
Comment pouvons-nous recevoir une telle théorie neuropsychologique de la religion ? Il s’agit de ne pas évincer les données cliniques, mais ensuite, nous devons nous demander si toutes les convictions religieuses ont pour cause la sensation d’une présence invisible ou la conscience d’être hors de soi ? Je doute que cette hypothèse résiste à l’enquête pratique, et Landis ne dit d’ailleurs nulle part que ces types de pathologies (même s’il n’utilise jamais ce mot), peuvent expliquer toutes les expériences religieuses. Il laisse la question ouverte. Les théories neuropsychologiques n’associent d’ailleurs pas toujours la religion à des lésion cérébrales particulières générant des altérations des états de conscience, et certains neurologues soulignent que plusieurs zones et fonctions cérébrales sont « importantes et nécessaires pour nous permettre d’expliquer le vaste ensemble des expériences religieuses et spirituelles » (Newberg, p.201). D’un point de vue théologique, une théorie de la religion qui renvoie son origine entièrement dans le domaine pathologique ne me semble pas recevable. En revanche, la théorie de Landis pose à mon sens une bonne question : Devons-nous considérer la mystique, ou les expériences religieuses intérieures, comme l’origine évolutive et la manifestation la plus essentielle des phénomènes religieux ?
4. L’explication cognitive de la religion selon Scott Atran
J’ai brièvement présenté l’ébauche de théorie psychologique de la religion de Théodor Landis pour que nous puissions mesurer sa différence avec les théories cognitives de la religion de Scott Atran et Pascal Boyer, fondées sur de tout autres présupposés. Nous parvenons à présent au cœur de notre exposé. Résumée en une phrase, la thèse de Scott Atran, que l’on retrouve chez d’autres auteurs, considère la religion comme un effet secondaire de l’hyperactivité d’un module cérébral humain responsable de la détection des esprits dans la nature, ayant été sélectionné par l’évolution biologique. Par esprit, il ne faut rien entendre de métaphysique ou de surnaturel. Ce mot désigne ici les êtres biologiques dotés d’intentionnalité et d’agentivité, capables donc de produire des événements téliques, selon le vocabulaire d’Atran, c’est-à-dire orientés cognitivement vers des buts. Je vais expliquer en trois phases : 1) Le module de détection des esprits ; 2) Son hyperactivité ; 3) L’origine de la religion en tant que sous-produit (by-product) évolutif de ce module.
Première phase de l’explication. Le module de détection de l’agentivité est parfois appelé théorie de l’esprit dans les ouvrages de psychologie évolutionniste, une appellation à mon sens imprécise que je n’emploierai pas, car il ne s’agit justement pas d’une théorie, mais d’une fonction ou d’un appareil. Je me sers d’un bref exemple dans la nature pour clarifier ce concept : Supposons un lièvre immobile, venu se désaltérer au pied d’une chute d’eau imposante, bruyante et sans cesse en mouvement. Non loin de la chute, caché dans un buisson, se tient un renard dont ne sont perceptibles que les yeux et le museau, minuscule visage silencieux et totalement immobile. Dans le cerveau du lièvre, un système cognitif trop rudimentaire de détection des dangers surévaluerait le danger de l’imposante chute et sous-estimerait celui du renard dissimulé. Un tel dispositif rendrait quasiment nulle la probabilité de survie du lièvre face à ses prédateurs. Il n’a donc pas pu être sélectionné par l’évolution. Pour perdurer d’un point de vue évolutionnaire, le cerveau du lièvre a donc dû être doté d’un module sophistiqué, automatique et ultra rapide de détection des visages, capable d’attribuer un danger mortel à des agents biologiques volontairement dissimulés. Comme indiqué précédemment, dans le cadre des sciences cognitives, nous n’avons à nous soucier ni des soubassements neuronaux d’un tel module, domaine qui relève des neurosciences, ni de l’expérience subjective du lièvre, vécu qui relève de l’éthologie. Nous avons au minimum la cognition suivante : Input [yeux et museau de renard] -> Output [fuite], ce qui souligne la proximité des sciences cognitives avec les problématiques d’intelligence artificielle, par exemple concernant la détection d’obstacles sur véhicules.
Deuxième phase de l’explication. Le module de détection des esprits doit être relié à une mémoire classifiée des visages animés, et doté d’une capacité à discerner leurs intentions. Il apparaît dès lors qu’un tel système, aussi perfectionné soit-il, ne sera jamais infaillible et pourra donc être trompé. Le lièvre ne détectera pas toujours assez vite un prédateur, mais il fuira peut-être inutilement face à un renard mort, ou au bruit d’un craquement de branche interprété à tort comme la présence d’un ennemi. Il est donc logique que l’évolution ait eu tendance à sélectionner un forçage du module du côté de l’hyper-sensibilité et de l’hyper réactivité, car il vaut mieux que le lièvre détecte des agents et déclenche sa fuite un peu trop souvent, plutôt que trop rarement, d’où l’apparition de réflexes émotionnels rapides.
Troisième phase de l’explication. C’est sur cette question de l’incertitude de la détection des esprits dans la nature que se greffe l’origine de la religion. Je cite Atran : « Dans toutes les cultures, les agents surnaturels sont facilement invoqués car la sélection naturelle a doté les schèmes cognitifs d’un déclic permettant la détection d’agents face à l’incertitude. L’incertitude est, et sera probablement toujours, omniprésente. Et avec elle, la sorte de déclenchement instantané d’un mécanisme de détection des agents se prêtant aux interprétation surnaturelles » (Atran, p.96). Selon Atran, la religion ne joue donc aucun rôle évolutif, elle est un effet secondaire (by-product), de la détection hyperactive d’agents suprasensibles dans la nature, qui se produit lorsque le module neuronal détecte un événement télique sans parvenir à lui attribuer une cause repérable, ce qui le conduit à lui attribuer un esprit invisible. Si vous ne comprenez pas la cause naturelle d’un éclair ou du tonnerre, vous aurez naturellement tendance à leur attribuer une cause invisible, c’est-à-dire un esprit surnaturel. La théorisation classique de ce type d’événements créateurs de dieux a été développée par Stewart Guthrie, dans son livre Faces in the clouds. A New theory of religion, paru en 1993, puis reprise par Atran : « Ainsi, les formes nuageuses et les bruits inattendus provenant de sources inanimées (par exemple, le hurlement inattendu du vent) déclenchent facilement des inférences d’agentivité chez les gens partout » (Atran, p.83).
Selon cette perspective, la religion regroupe un ensemble disparate de phénomènes cognitifs inquiétants ou rassurants, universels dans toutes les cultures, qui n’ont aucune particularité dans la nature : « les serpents venimeux et autres bêtes féroces [sont] des candidats à la déification aussi naturels que des parents protecteurs » (Atran, p.71). Il s’ensuit que selon Atran, « les différences entre les religions animistes, panthéistes et monothéistes peuvent être imputées aux différences de contenu des croyances au surnaturel, non aux différences de structure cognitive de ces croyances » (Atran, p.20). Je souligne à nouveau ici que selon Atran, les idées associées aux croyances religieuses ne correspondent pas à leur structure cognitive, qui est un sous-produit de l’évolution. S’inspirant des biologistes Gould et Lewontin (Atran, p.61), Atran utilise l’image architecturale du tympan, qui est un espace à peu près triangulaire qui apparaît involontairement au-dessus d’une porte rectangulaire placée sous une voute gothique. Le tympan n’a originellement pas de fonction architecturale, mais on ne peut le supprimer ; on y place donc des ornements et des sculptures imagées. Il en serait de même pour la religion, ainsi que pour d’autres facultés humaines supérieures, qui n’auraient pas été sélectionnés par l’évolution biologique en raison de leur plus-value en fitness reproductive, mais seraient apparues comme des sous-produits des facultés cognitives nécessaires à la survie des humains.
A ce point, nous pouvons tracer un premier bilan critique. La conception de la religion de Scott Atran est plus hiérarchisée qu’elle ne paraît à premier abord. Au niveau le plus bas, il est question d’un module de détection des visages animés, sur lequel se greffe un système de détection des êtres dotés d’agentivité, les esprits dans la nature, représentés par les animaux supérieurs et les humains. Le saut le plus conséquent marque ensuite le passage à la détection d’événements téliques, beaucoup plus diversifiés que les visages, qui déclenchent des inférences (Atran, p.83,84,91), ou qui sont interprétés (Atran, p.89,96) comme étant produits soit par des esprits dissimulés, premièrement, soit par des esprits suprasensibles, ensuite. A ces stades, tant les inférences, que les interprétations et les attributions de propriétés surnaturelles reposent sur des facultés réflexives dont on peut se demander si elles relèvent encore des modules primitifs de détection spontanée d’agentivité. On retiendra que selon Atran, la religion relève d’une interprétation des événements observés.
5. L’explication cognitive de la religion selon Pascal Boyer
L’explication de la théorie de la religion de Pascal Boyer, dans le domaine qui nous concerne, est plus aisée que celle d’Atran, et elle a l’intérêt d’en présenter à la fois une diversion et une extension. Je me sers à nouveau d’un bref exemple afin d’en clarifier le concept, qui repose sur les propriétés linguistiques de la mémoire humaine. Supposons que je vous parle d’un pardeau (p-a-r-d-e-a-u). A ce stade, vous n’avez aucune idée de ce dont il s’agit. Ce pourrait être une procédure juridique, une pièce de réacteur d’avion, ou une période géologique. Supposons, à présent, que je vous informe que le pardeau est un oiseau. Instantanément, vous êtes en mesure d’attribuer au pardeau un nombre impressionnant de qualités : il s’agit d’un être vivant à sang chaud, doté d’un bec, d’ailes et de plumes, pondant des œufs et en principe capable de voler, même s’il y a quelques exceptions. Vous avez attribué le pardeau à une classe d’objets, ce qui vous évite de mémoriser chaque propriété de cette classe pour chacun de ses éléments, et représente un gain considérable d’espace mémoire dans le cerveau. Or Boyer, comme le fait Atran pour le module de détection des esprits, greffe directement un aspect de son explication de la religion sur ce mécanisme cognitif d’attribution de propriétés de classe aux objets, en définissant le principe suivant : Les concepts religieux répondent à presque toutes les propriétés d’une classe d’objet communs, mais modifient radicalement une ou l’autre de ces propriétés. En reprenant notre exemple, supposons que je vous informe à présent que le pardeau est un oiseau transparent. Cette propriété inattendue projette votre esprit dans la quête d’un objet religieux, du côté de la mythologie ou de l’angéologie populaire. Une seule propriété disruptive a suffi à créer l’objet religieux, et si je vous affirmais que le pardeau est un oiseau dépourvu de corps, il serait déplacé dans la catégorie des esprits invisibles, rejoignant ainsi par un autre chemin l’agentivité suprasensible de Scott Atran.
La vérification biblique de cette approche de la religion donne des résultats étonnement satisfaisants. Dans l’Ancien Testament, considérons le buisson qui attire l’attention de Moïse (« le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré » Ex 3,2). Il s’agit certes d’un buisson et d’un feu ordinaires, nous permettant de nous représenter l’événement, et leur seule propriété disruptive consiste à bruler sans se consumer, ce qui en fait un instrument de révélation. Dans le Nouveau Testament, ensuite, la figure de Jésus est certes pour nous protestants, une figure entièrement humaine. Jésus naît, vit et meurt, pense, ressent, éprouve du plaisir et souffre dans un corps biologique, mais je suppose que nous lui reconnaissons tout de même certaines propriétés disruptives, que nous nous employons prudemment à réduire au strict minimum théologiquement nécessaire, sans lesquelles son titre messianique serait sans contenu. Reste à déterminer lesquelles ? Autre exemple dans le Nouveau Testament : non sans humour, Boyer évoque que Marie est « un être humain comme vous et moi, mais elle ne se reproduit pas comme les autres membres de son espèce » (Boyer, p.97).
Dans ses conclusions, Boyer souligne que « l’imagination surnaturelle est bien plus structurée qu’on ne peut le penser » (Boyer, p.98). Parce que nous rencontrons une grande difficulté à penser des objets sans points communs avec notre réalité, les concepts religieux sont « des combinaisons particulières de représentations mentales qui respectent deux conditions. La première est qu’ils violent certaines prédictions des catégories ontologiques. La seconde est qu’ils en préservent d’autres » (Boyer, p.92). Selon Boyer, cette structure disruptive des objets religieux concerne aussi les religions monothéistes : « ni les chrétiens ni les musulmans ne sont surpris lorsqu’on mentionne devant eux l’idée qu’un être tout puissant les surveille en permanence. C’est une notion qui leur est familière. Mais ces concepts n’en sont pas moins contraires à l’intuition » (Boyer, p.95).
6. La comparaison et la combinaison des théories cognitives d’Atran et de Boyer
La comparaison des théories de la religion d’Atran et de Boyer est instructive tant en raison de leurs similarités que de leurs différences. Atran élabore une théorie psycho-cognitive, en décriant l’hyperactivité d’un module neuronal, tandis que Boyer élabore une théorie linguistico-cognitive de la genèse conceptuelle des objets religieux. Leurs plans de travail ne sont pas les mêmes, mais il se rejoignent. Tous deux considèrent la religion comme un phénomène cognitif qui apparaît en marge des principes cognitifs normaux et permanents de l’esprit humain, soit chez Atran, par l’attribution d’esprits surnaturels à des événements, soit chez Boyer, par l’attribution de propriétés disruptives à des objets.
A première vue, la classe des objets religieux de Boyer semble beaucoup plus étendue que celle d’Atran, car selon Boyer n’importe quel objet concret peut devenir religieux, comme la pierre philosophale, les constellations astrologiques, le mont Sinaï ou la croix des chrétiens, contrairement à Atran qui n’y voit que des esprits privés de corps. Mais à bien observer, ces divers objets religieux résultent d’attributions plus ou moins sophistiquées d’agentivité suprasensible à des éléments ou à des événements quelconques du monde. Une combinaison des théories d’Atran et de Boyer pourrait donc s’énoncer ainsi : Lorsque les êtres humains attribuent à un aspect particulier de la réalité une tonalité religieuse, ils lui confèrent aussi inévitablement une ou plusieurs propriétés disruptives. L’aspect psychologiquement opérationnel de la religion s’inscrit ainsi dans un cadre linguistique de structuration des pensées humaines. Nous avons là, somme toute, une théorie assez classique de la religion, qui a l’avantage de rendre compte à la fois de son enracinement évolutionnaire dans la nature, et de son enracinement discursif dans la variété des cultures. La religion est ainsi un phénomène cognitif quasi-universel modulable selon les cultures.
7. Position et effet des sciences cognitives vis-à-vis de la théologie et de la foi ?
Après cette présentation des deux théories cognitives de la religion d’Atran et de Boyer, nous pouvons à présent nous interroger à propos de leur position et de leur effet sur la foi et la théologie chrétiennes. Signalons tout d’abord que certains philosophes des sciences et théologiens portent un regard très critique vis-à-vis de ces anthropologues, qui à leurs yeux ne croient pas au fait religieux et le résolvent de manière positiviste, athée, rationaliste et psychologique, déformant ainsi ce qu’il y a d’irremplaçable dans la foi en la révélation. Un argument pertinent face à cette critique radicale de ces théories consiste à affirmer que toutes les analyses scientifiques sont réductionnistes (McCauley, p.4.5). Leur valeur ne relève pas d’une exhaustivité inatteignable, mais de leur rigoureuse analyse d’un nombre si possible important mais toujours limité de faits ou de relations.
Plus modéré, Aldo Natale Terrin, professeur émérite de l’Istituto di Liturgia Pastorale de S. Gustina a Padova (Institut de Liturgie Pastorale Ste Justine à Padoue), dans son ouvrage Introduzione alle scienze cognitive della religione (Introduction aux sciences cognitives de la religion), représente un position théologique critique mais respectueuse vis-à-vis de ces explications naturelles de la religion : Il s’agit de « passer en revue les nouveaux modèles offerts par les sciences cognitives et les sciences humaines pour une nouvelle recomposition de la réalité du fait religieux, en tentant toutefois de maintenir une réserve, un petit espace libre de toute invasion, une enceinte sainte, où tout ne soit pas encore déterminé et prédéterminé de manière naturelle, où se trouve une résistance à la naturalisation et un respect de ce qui peut encore être configuré comme une expérience nouvelle au-delà de toutes les expériences possibles » (Terrin, p.6, trad. par mes soins). Selon cette approche, typique de la résistance catholique, la science accéderait à presque tout, si ce n’est au dernier pré carré de Dieu. A cette position théologique certes équilibrée, mais tout de même défensive, je préfère celle du recouvrement des domaines de la science et de la théologie, lesquelles, selon leurs épistémologies propres, accèdent chacune à l’ensemble du domaine de la religion, sans enceinte réservée à l’une ou l’autre. D’une part, nous n’avons pas besoin de justifier notre foi, d’autre part, les sciences cognitives de la religion peuvent stimuler notre réflexion théologique au travers du débat qu’elles engendrent en confrontant nos compréhensions de la foi. Intuitivement, aucun de nous ne niera que notre cerveau soit à l’œuvre quand nous prions, croyons ou réfléchissons théologiquement.
Engageons donc un premier débat avec la théorie de Atran. Nous pouvons imaginer qu’un présupposé implicite de sa théorie, que Atran se garde bien d’affirmer, consiste à penser que lorsque notre module de détection des esprits naturels attribue à un événement télique une cause surnaturelle, il est trompé par les faits et commet une erreur, la religion étant un by-product, au sens d’un résultat déviant de l’incertitude. Non sans une certaine hardiesse, et non sans un certain risque, nous pourrions rétorquer que nous sommes effectivement dotés d’un système mental de détection des esprits, comme Atran l’enseigne, mais que ce système est également compétent, sous certaines conditions, pour le discernement des esprits surnaturels. Il nous serait en effet difficile de maintenir la foi chrétienne sans valider notre attribution théologique de l’Esprit de Dieu à l’homme Jésus.
Cela dit, force est de constater que si la théologie des Eglises dites évangéliques abonde en de tels repérages de l’action de l’Esprit divin dans l’histoire individuelle et mondiale – que l’on pense aux récentes élections américaines – nous luthéro-réformés, nous nous gardons le plus souvent d’affirmer de telles prétentions, justement parce que nous sommes porteurs d’une théologie critique envers les croyances aux fréquentes théophanies quotidiennes, et que nous évitons de porter le flanc à une critique scientifique facile de telles croyances naïves. Ainsi, la théorie d’Atran s’invite dans le débat entre les confessions protestantes.
Il existe certes un décalage, comme déjà signalé, entre de tels discernements des esprits (selon l’expression de 1 Cor 12,10) et le module de détection des visages dans la nature, mais Atran en thématise la progression vers une détection des esprits, puis des événements téliques, aboutissant à leur interprétation. Nous pourrions certes argumenter que sa théorie rend compte des religions animistes, mythologiques, ésotériques et polythéistes, mais non des monothéismes qui ne se fondent plus uniquement sur des manifestations ponctuelles du divin, mais sur des lois et des coutumes traditionnelles, des enseignements doctrinaux, des vécus communautaires, des réflexions théologiques et des engagements dans le monde. Ainsi, dans le livre de l’Exode, le buisson ardent se double-il d’un envoi en mission, qui déplace l’intérêt théologique de la manifestation miraculeuse vers l’engagement éthique (Ex 3,10). Plus généralement, nous pourrions éventuellement considérer, non sans risques, que la foi chrétienne n’accorde plus une importance primordiale aux événements révélateurs une fois que leur signification universelle a été mise en évidence dans l’édifice ecclésial et doctrinal. Il apparaît ainsi que la question de fond de ce débat est de nature systématique : La théologie chrétienne peut-elle se passer d’un repérage de la révélation et de l’œuvre de Dieu en tant qu’événements spécifiques et localisés dans le cadre de l’histoire humaine universelle ?
8. Les théories cognitives de la religion comme clefs herméneutiques en théologie
En conclusion, deux constats. Premièrement, la question de l’historicité de la révélation et de l’œuvre de Dieu revêt une importance tout-à-fait fondamentale pour la théologie luthéro-réformée, et chrétienne en général. A ce titre, l’introduction par Wolfhart Pannenberg de sa Théologie systématique est sans appel : « La doctrine chrétienne est de part en part historique. Son contenu repose sur la révélation historique de Dieu, dans la figure historique du Christ, et sur les témoignages de la prédication missionnaire du christianisme primitif à son sujet,… » (Pannenberg, p.7). Cette historicité foncière empêche d’extraire complètement le christianisme du giron de l’histoire des religions, en le situant par exemple dans le domaine de la philosophie, non fondée sur une révélation historique et donc à l’abri des explications scientifiques de la religion. Dès lors, la question de cet exposé demeure : L’attribution à Jésus du titre de Christ, en tant que manifestation du divin dans l’histoire, peut-elle être considérée comme un héritage culturel du module de détection des esprits dans la nature ? J’ai répondu avec pondération à cette question. Les théories d’Atran et de Boyer me semblent offrir des exemples pertinents de passerelles entre le domaine de la nature et le domaine culturel des religions, christianisme compris.
Deuxièmement, comme le signalait déjà Ernst Troeltsch en l’an 1900 dans son article La situation scientifique et les exigences qu’elle adresse à la théologie, « La science moderne est aussi en dernière analyse la cause de la crise religieuse » (Troeltsch, p.7), et plus loin : « La cause de [cette crise se] trouve essentiellement dans l’ébranlement par la pensée scientifique des idées fondamentales du christianisme tel qu’il existe jusqu’à aujourd’hui », et Troeltsch mentionne entre autres « l’histoire merveilleuse de la Révélation, les miracles, l’incarnation, le ciel et l’enfer, etc. » (Troeltsch, p.8). De fait, depuis le XIXe siècle, les avancées scientifiques ont exercé un impact profond sur la pensée théologique luthéro-réformée, au point que son histoire peut être considérée comme un ensemble d’adaptations du message chrétien aux découvertes scientifiques. Dans cette perspective, les théories cognitives de la religion d’Atran et de Boyer peuvent être considérées comme des instruments extérieurs à la théologie pouvant servir de clefs herméneutiques à l’analyse de ses divers courants.
Tout d’abord, l’expulsion de la divinité hors du cosmos par les monothéismes, couplée à l’interdiction de s’en faire une « idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (le 2e des 10 commandements en Ex 20,4) peut être interprété comme un court-circuitage en bonne et due forme du système cognitif de détection des esprits dans la nature : Dieu est perçu ici en tant qu’Esprit transcendant échappant par définition à toute expérience et à toute détermination possible. En est issue l’antique théologie apophatique, puis l’idée moderne d’un Dieu Tout-Autre, notamment chez Barth et Bultmann. Cela dit, la thèse de Boyer, selon laquelle les concepts religieux partagent toujours un certain nombre de qualités avec certaines classes d’objets ordinaires, fournit une critique à mon sens pertinente de la radicalité du Dieu Tout-Autre, qui d’une part ne peut pas être pensé, et d’autre part ne correspond plus vraiment, dans son indétermination, au Dieu Père et Fils du christianisme. De fait, dans sa théologie systématique, Karl Barth adjoint à son principe dialectique un certain nombre de correctifs analogiques qui réhumanisent sa conception du divin.
Enfin, je termine par une brève allusion à la théologie de la croix qui, depuis ses origines bibliques, offre un autre horizon théologique qui peut être considéré comme une critique indirecte envers le système de détection des esprits dans la nature de Atran. Précisément, la théologie de la croix ne nie pas qu’une détection des esprits soit à l’œuvre dans les religions historiques mondiales – au contraire – mais elle en souligne l’incapacité à repérer correctement l’Esprit de Dieu là où il se manifeste selon la libre volonté divine. Depuis sa forme primitive dans le Nouveau Testament, relatée au début du livre des Actes : « Ce Jésus que vous, vous avez crucifié, Dieu l’a fait Seigneur et Christ » (Ac 2,36), jusqu’à sa formulation paulinienne : « Les juifs demandent des signes, et les Grecs cherchent la sagesse, mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Cor 1,22-23), l’enjeu de cette théologie de la croix se laisse correctement décrire, à mon sens, comme un débat au sujet de la correcte identification de la manifestation de l’Esprit de Dieu dans l’histoire mondiale, débat qui relève d’une forme religieusement évoluée du système de détection des esprits.
Selon cette perspective, je mentionne ici, sans en fournir l’étude précise qui serait trop longue dans ce cadre, que la théologie de Luther, selon laquelle « Dieu se cache pour se révéler » (Gisel-Tétaz, p.130-131), peut être analysée comme un brouillage théologique du système de détection des esprits, lequel se trouve ainsi confronté à un paradoxe ou une incertitude qui perturbe son fonctionnement habituel. Dans cette ligne également, l’entreprise de Rudolf Bultmann d’une démythologisation du message du Nouveau Testament, me semble à bien des égards avoir pour objectif de déconnecter la religion chrétienne du mécanisme mythologique d’attribution d’esprits surnaturels aux phénomènes exceptionnels ou inexplicables, attribution que Bultmann estime ne plus correspondre à notre conception moderne et scientifique du monde. Il s’agit donc, selon son programme théologique, de revenir à l’idée centrale de la foi chrétienne, que Bultmann définit ainsi à la fin de ses conférences de 1955, recueillies dans l’ouvrage Histoire et eschatologie : « Jésus-Christ est l’événement eschatologique, l’action par laquelle Dieu a mis fin à l’ancien monde », de sorte que « le croyant est ‘une nouvelle créature en Christ’ » (Bultmann, p.201). Je ne suis pas certain, selon cette affirmation, que Rudolf Bultmann soit ainsi parvenu au complet achèvement de sa démythologisation de la foi chrétienne, dans la mesure où, selon l’explication cognitive de la religion de Scott Atran, Bultmann ne renonce pas, dans cet énoncé décisif, à attribuer une action de Dieu à l’événement historique de Jésus-Christ.
C’est d’ailleurs à mon sens l’intérêt principal de ces théories de la religion : Elles ont tendance à pousser le théologien dans ses derniers retranchements, en agissant comme un aiguillon stimulant la réflexion théologique.
Je vous remercie pour votre écoute.
Bibliographie réduite par ordre chronologique
Ernst Troeltsch, La situation scientifique et les exigences qu’elle adresse à la théologie, 1900, p. 7-37, in : Ernst Troeltsch, Histoire des religions et destin de la théologie, Paris & Genève, Cerf & Labor et Fides, 1996
Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé S.A., 19551, 1959
Stewart Elliott Guthrie, Faces in the clouds. A New theory of religion, Oxford University Press, 1993
Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Gallimard, Editions Robert Laffont, 2001
Andrew Newberg & Eugene d’Aquili, Pourquoi « Dieu » ne disparaîtra pas. Quand la science explique la religion, Sully, 2001, 2002, 2015
Lance Workman, Will Reader, Psychologie évolutionniste. Une introduction, Bruxelles, de boeck, 20041, 2007
Wolfhart Pannenberg, Théologie systématique *, Paris, Cerf, 2008
Scott Atran, Au nom du Seigneur. La religion au crible de l’évolution, Paris, Odile Jacob, 2009
Theodor Landis, Das mystische Gehirn, 2012 : Malheureusement introuvable sur internet ou en librairie.
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