Sébastien Castellion et Guillaume Farel

Parmi les réformateurs protestants du XVIe siècle, Guillaume Farel – disparu voici 450 ans – est un combattant de la première heure, indéfectible partisan de la nouvelle foi. Plus libéral, Sébastien Castellion, dont on célèbre les 500 ans, conteste les aspects doctrinaires de la Réforme et défend la liberté de conscience.

En 1557, Guillaume Farel est de passage à Bâle. Avec l’accord de Calvin, il essaye d’obtenir du Conseil de ville que Sébastien Castellion soit démis de ses fonctions de professeur à l’Université. En vain. C’est dire si les relations entre les deux hommes n’étaient pas au beau fixe ! Leur principal désaccord portait sur le droit de punir les hérétiques, que Castellion contestait, ce qui attentait aux convictions du fougueux Farel. Notre dossier (été 2015) explore la vie de ces protestants que tout semble opposer.

Linge sale entre réformateurs

Discourir au sujet des querelles parfois violentes entre les meneurs de la Réforme protestante du XVIe siècle relève d’un exercice d’équilibriste, tant les responsabilités d’attitudes qui paraissent aujourd’hui inacceptables sont difficiles à évaluer, émanant d’un siècle perturbé où l’on mourrait encore facilement pour ses idées.

Parmi les réformateurs influents, Jean Calvin fut sans doute le plus imposant et le plus intransigeant, égalé en autoritarisme par son collaborateur et sponsor Guillaume Farel, dont nous célébrons les 450 ans du décès. Ces bâtisseurs de civilisation avaient pour mission, malgré leurs rapports ambigus avec la classe politique, d’établir de nouveaux repères religieux et sociaux sur les décombres de l’ancien régime médiéval désormais déconnecté de la hiérarchie catholique. Il s’agissait avant tout de garantir la paix sociale.

Or, ces ténors de la nouvelle religion protestante étaient contestés à juste titre, mais précocement, par des avant-gardistes isolés dont les revendications sont aujourd’hui évidentes, mais qui passaient à l’époque pour outrancières. Sébastien Castellion, dont nous fêtons les 500 ans de la naissance, est de leur nombre. Contrairement à Michel Servet, trop imprudent dans ses avancées théologiques, Castellion eut de justesse la vie sauve pour s’être réfugié à Bâle et ne pas s’être attaqué trop directement aux piliers doctrinaux de la nouvelle foi, sur lesquels reposait encore, à l’époque, l’ordre social dans son ensemble.

L’exécution de Michel Servet, brulé vif à Genève le 27 octobre 1553 sur décision du Conseil de ville avec la légitimation de Calvin, marque d’une souillure indélébile l’héritage spirituel du réformateur français. Cet acte barbare suscita l’indignation de Sébastien Castellion qui se fit la voix courageuse, mais censurée, d’innombrables croyants que la peur tenait muets. Précurseur des fondements de la modernité que sont la liberté de conscience, la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la reconnaissance de la diversité religieuse, ce théologien libéral avant l’heure mourut dans la plus complète indifférence, n’ayant entrevu que les faibles prémices du succès posthume de ses idées.

Castellion, pierre d’achoppement de Calvin

A l’époque de la Renaissance, au XVIème siècle, deux grands courants innovateurs transforment les mentalités. Les intellectuels humanistes ouvrent les esprits sur le plan culturel, tandis que les réformateurs protestants renouvellent la foi en s’opposant à la hiérarchie de l’Eglise. Réformateurs et humanistes partagent certains points de vue et divergent sur d’autres. L’intérêt pour les textes de l’Antiquité et de la Bible leur est commun. La lecture doit permettre à chacun de forger librement ses idées. Par contre, leur vision de l’homme diffère: corrompu et incapable de choisir le bien ou le mal selon les réformateurs, l’homme est digne de confiance selon les humanistes.

Sébastien Castellion, comme beaucoup de lettrés de son temps, est marqué par les deux courants. Son destin est étroitement lié à celui de Jean Calvin. Leur première rencontre a lieu lorsque Calvin se montre si exigent qu’il est provisoirement banni de Genève. Dès 1538, il se réfugie à Strasbourg où il héberge quelque temps le jeune humaniste de Savoie acquis aux idées de la Réforme, Castellion, qui vient de terminer ses études à Lyon. De retour à Genève, Calvin fait appel au brillant médecin, avec lequel il s’est lié d’amitié, pour diriger le collège de Rives, destiné à devenir un pôle d’excellence d’enseignement. Castellion s’y distingue par des innovations pédagogiques très appréciées.

Pastorat refusé

Parallèlement à son enseignement, Castellion prêche à la paroisse de Vandoeuvres, proche de Genève, et se destine au pastorat. Lors des séances de préparation des prédicateurs organisées par Calvin, Castellion se permet de contester certaines interprétations bibliques du maître. Ce dernier supporte mal qu’on lui résiste. Le conflit s’amplifie et lorsqu’en 1544, âgé de 29 ans, Castellion demande à être reçu comme pasteur à Genève, le conseil de ville accepte mais Calvin refuse. Castellion démissionne alors du collège, quitte Genève et s’installe à Bâle avec sa famille, où il deviendra professeur de grec à l’Université après une période d’indigence. La rupture avec Calvin est consommée.

Des divergences de fond opposent Castellion à la doctrine de Calvin. En bon humaniste, il reconnaît que les textes bibliques posent des problèmes de compréhension et se prêtent à plusieurs interprétations. La sincérité de la foi suppose donc que nous ayons conscience que nos croyances sont relatives. Calvin juge au contraire que les Ecritures sont limpides pour qui les étudie avec soin. A ses yeux, il existe une vraie doctrine qu’il est nécessaire de professer, hors de laquelle la foi est défectueuse et malade. Par conséquent, selon Calvin, l’Eglise a la tâche de «paitre les brebis et d’exterminer les loups, de conduire les dociles et de corriger les rebelles, tout en la Parole de Dieu» (l’Institution chrétienne, IV, VIII, 9).

Servet supplicié

Dix ans plus tard, Castellion est informé d’une affaire plus grave que la sienne dans laquelle Calvin a réagi avec violence. Il s’agit d’un médecin espagnol, Michel Servet, auteur d’un manifeste paru en 1531 dans lequel il prétend que la Trinité est une doctrine philosophique tardive qui ne figure pas comme telle dans le Nouveau Testament. A l’époque, l’ouvrage fait scandale et son auteur est considéré comme hérétique tant du côté catholique que par les réformateurs. Son propos compromet la solidité de tout l’édifice doctrinal de la chrétienté.

Dénoncé par un collaborateur de Calvin auquel il a envoyé un exemplaire de son second livre, Servet est livré à l’Inquisition. Il parvient à s’enfuir en 1553 et tente de gagner l’Italie par Genève où il est reconnu, ayant imprudemment participé à un culte. Arrêté immédiatement, il est jugé avec la complicité de Calvin et condamné au bûcher la même année. La population genevoise, tenant Servet pour un martyr, accuse Calvin qui répond par un texte au titre évocateur: «Défense de la vraie foi et de la sacrée Trinité, contre les erreurs détestables de Michel Servet, Espagnol, où il est démontré qu’il est licite de punir les hérétiques et qu’à bon droit ce méchant a été exécuté par justice en ville de Genève».

Le droit à l’erreur

La cruauté de la sentence genevoise, approuvée par les Eglises de Zürich, Berne, Bâle et Schaffouse, conduit Castellion à rédiger une série d’ouvrages dénonçant l’autoritarisme doctrinaire au nom de la liberté de conscience et du pluralisme religieux. En mars 1554, il fait paraître sous un pseudonyme le premier manifeste pour la tolérance dans l’histoire de la pensée européenne, le «Traité des Hérétiques», dans lequel on peut lire que «tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle».

Castellion n’approuve pas les idées de Servet, mais il défend le droit à l’erreur et au doute. Personne n’étant infaillible, l’hérésie fait d’une certaine façon partie de la quête de la vérité. Son combat concerne la liberté d’expression mais ses conséquences sont fondamentales pour la théologie: On ne peut contraindre à croire! Cette idée sera centrale pour la pensée moderne. Castellion part du principe que la conscience humaine est inviolable puisqu’elle appartient à Dieu. Il est donc illégitime de forcer les incroyants ou les mal croyants à adhérer à une quelconque doctrine d’Eglise, qu’elle soit juste ou fausse.

Farel l’inlassable prédicateur

L’évangéliste itinérant Guillaume Farel fut le véritable initiateur du protestantisme en Suisse romande. Il recruta notamment Antoine Marcourt à Neuchâtel (à l’origine de l’Affaire des Placards qui secoua la France en 1534), Pierre Viret à Orbe (l’unique réformateur d’origine romande) et Jean Calvin à Genève. Son zèle ardent fit de lui un infatigable pionnier de la Réforme. Dispensant une prédication radicale et parfois agressive, il n’hésitait pas à perturber l’ordre public pour faire passer ses idées en tous lieux, sur les places et à l’entrée des villes, dans les maisons de sympathisants, les églises, les gouvernements et même les tribunaux. Une fois la population et les notables d’une contrée acquis aux idées nouvelles, la messe abolie et les curés démis de leurs fonctions, Farel confiait à un successeur la charge d’organiser les nouvelles structures et reprenait son chemin. Homme d’action plus qu’écrivain, il est l’auteur de quelques ouvrages.

Né à Gap en Dauphiné en 1489, issu d’une famille de notables, c’est à l’occasion de ses études de lettres à la Sorbonne qu’il rencontre l’humaniste Lefèvre d’Etaples, auteur d’une traduction du Nouveau Testament. Sensibilisé aux idéaux humanistes, Farel participe un temps à la tentative de l’évêque de Meaux de rénover son diocèse en douceur, mais après la condamnation des idées de Luther par la Sorbonne, l’évêque en difficulté juge Farel trop violent et le renvoie.

Emissaire bernois

Notre intrépide propagandiste entame alors son grand périple, âgé de 33 ans, en tentant de réformer le Dauphiné, d’où il est chassé en 1522. Après un autre échec en Guyenne, il se réfugie à Bâle où l’humaniste Erasme, jugeant son langage trop simpliste, intervient contre lui. La prochaine étape à Montbéliard n’est pas plus fructueuse et après un temps d’errance Farel rencontre les réformateurs Martin Bucer à Strasbourg et Ulrich Zwingli à Zürich. Ce dernier va marquer ses convictions théologiques et son avenir. La ville de Berne, en effet, acquise à la réforme zwinglienne, cherche un réformateur de langue française afin d’évangéliser les terres occidentales sur lesquelles elle a des visées conquérantes. Notre homme est tout trouvé. En 1525, les autorités bernoises le chargent de propager la Réforme en Romandie. Farel ne pouvait espérer mieux.

Conquête neuchâteloise

Envoyé à Aigle, il y occupe un poste de maître d’école sous le nom d’Ursinus, couverture commode pour la prédication de l’Evangile. Aigle acquise à la Réforme, il se rend à Morat, Lausanne, Porrentruy (qui résiste), La Neuveville et enfin Neuchâtel. Malgré la lettre de recommandation bernoise, la ville lui refuse d’abord le droit de prêcher puis le lui octroie l’année suivante, en 1530. Le 23 octobre, alors qu’il officie à la Collégiale, l’assemblée échauffée par ses invectives contre les décorations «paiennes» s’en prend à quelques statues qui sont jetées dans le Seyon. L’armée achève le lendemain le «sac de la Collégiale» dont Farel se félicite.

Informés de ces déprédations, les bernois envoient une ambassade afin d’imposer plus de réserve aux deux camps. En fait, une votation est organisée et le 4 novembre, la messe est abolie à une très courte majorité. Les bourgeois qui ont défendu la Réforme contre une partie de la noblesse aspirent certes à une religion moins ritualiste, plus libre et plus égalitaire, mais ils trouvent aussi un intérêt à ce que soient restituées aux descendants des donateurs les divers legs faits à l’Eglise.

S’effacer devant Calvin

Neuchâtel gagnée à la nouvelle foi, Farel poursuit son épopée et réforme les Vaudois du Piémont, avant de s’établir à Genève en 1532. En compagnie de Pierre Viret et de Pierre Olivétan (auteur de la première traduction protestante francophone de la Bible), Farel réforme la ville à grand peine, faisant face à des menaces, émeutes et autres tentatives d’empoisonnement, jusqu’à ce que la messe soit suspendue par le Conseil.

Lorsqu’en 1536, il fait appel à Calvin pour enraciner les structures de la nouvelle Eglise dans la cité lémanique, Farel est conscient que cette tâche dépasse ses compétences. Brouillé momentanément avec Calvin au sujet de la Cène, il est banni de Genève en 1538 et retourne à Neuchâtel. Peu à peu, le pôle d’influence de la Réforme romande se déplace de Neuchâtel vers Genève. En 1553, Farel cautionne l’exécution de Michel Servet et y assiste. En 1558, âgé de 69 ans, il fait scandale en épousant une fille de 18 ans. Calvin refuse de bénir l’union. Sept ans plus tard, la fatigue d’un voyage à Metz lui est fatale.

Annexe : Jan Hus et l’Eglise hussite

Aux deux anniversaires de notre dossier s’ajoute celui du réformateur tchèque Jan Hus supplicié le 6 juillet 1415, il y a 600 ans, lors du Concile de Constance. Un siècle avant Luther, les principales idées de la Réforme protestante sont déjà énoncées par ce défenseur du peuple tchèque face à l’oppression catholique, impériale et allemande.

Issu d’une famille de paysans pauvres, Hus étudie à l’université de Prague où il est nommé professeur puis doyen de la faculté de philosophie et enfin recteur en 1409. Linguiste avisé, il invente un accent encore en usage dans les langues slaves, permettant d’économiser de l’espace sur les parchemins.

Ordonné prêtre, Hus est prédicateur à Prague. Influencé par les idées du théologien anglais John Wyclif, il prononce des sermons sur les «erreurs du catholicisme» et préconise le retour à une Eglise spirituelle, pauvre, laïque et non hiérarchique. Avant Luther, il s’attaque au «trafic» des indulgences servant à financer les guerres intestines de la papauté. Bientôt à la tête d’un mouvement national de réforme, il conteste le roi de Bohême qui autorise les indulgences. Hus perd alors ses soutiens à l’université de Prague et doit fuir la capitale.

Se croyant protégé par l’empereur Sigismond, il se rend au Concile de Constance pour y défendre sa réforme devant les princes de la Chrétienté. D’abord libre, il y est emprisonné puis jugé et déclaré hérétique. Dépouillé de ses vêtements sacerdotaux, il est conduit hors de la ville au milieu d’une foule en colère. Dans un cimetière à bestiaux, il est brulé vif lié à un poteau, le corps entouré de paille humide.

Après sa mort, la papauté romaine et l’empire germanique envisagent l’extermination des Tchèques «rebelles», mais la croisade contre les hussites rencontre une forte résistance religieuse, politique et sociale. Après des décennies de violence, le Saint-Empire est amené à accorder des concessions à l’«hérésie» hussite. Fidèle aux principes de Hus, l’Eglise tchèque délaisse le latin, communie sous les deux espèces et proclame qu’aucune autorité religieuse n’a le droit d’ôter la vie.

Articles parus dans La vie protestante Neuchâtel-Berne-Jura en septembre 2015 dans le cadre du dossier « Castellion et Farel ».

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