Les mutations contemporaines de la théologie et leur impact pour la vision de l’Église : Théologie de la Parole et théologie de l’expérience

La théologie aujourd’hui

La formulation de mon titre est lourde de conséquences : Elle suppose en effet que les mutations de la théologie ont un impact sur l’Eglise. Pour le dire courtement, je m’inscrits là dans la perspective de Schleiermacher : On a une discipline théorique, universitaire, la théologie, et cette discipline, tout en étant théorique, vise un but pratique : le gouvernement, la conduite de l’Eglise. Schleiermacher s’inscrit lui-même dans une perspective kantienne, héritée des Lumières : la raison théorique précède la raison pratique, mais c’est cette dernière qui est la plus importante. L’ordre social qui est ici sous-entendu postule que la théologie enseignée, comprise et acquise à l’Université, aura un impact sur la vision théologique ainsi que sur la pratique religieuse que les ministres communiqueront à l’Eglise. En tant que fondement théorique d’une action pratique, la théologie précède et détermine ainsi le vécu de l’Eglise.

On sait aujourd’hui que ce modèle intellectualiste, ou cognitiviste, selon lequel la structuration des convictions influe le comportement de l’individu, est fréquemment remis en question par des modèles plus pragmatistes, selon lesquels l’influence ne va pas dans un seul sens, les expériences pratiques devant rejaillir sur les croyances. Certains soulignent ainsi l’importance des écoles pastorales et des stages pastoraux, ou demandent que l’engagement pratique de la foi soit mieux pris en compte dans la formation universitaire. Une telle approche expérientielle et comportementaliste de la théologie n’est pas étrangère aux mutations qui touchent aujourd’hui le monde universitaire dans son rapport au religieux en général. On y trouve en effet un trend général qui va vers une plus large prise en compte de l’expérience religieuse, mais par contre, cette approche empirique du religieux se veut de plus en plus détachée de toute dimension confessionnelle.

Il y a quelques décennies, la théologie était encore reconnue sans trop de problèmes comme une branche universitaire à part, nettement distincte des sciences religieuses par son aspect confessionnel, lequel se justifiait de fait par la tradition majoritaire, catholique ou protestante, des cantons abritant les universités concernées. Le statut de la discipline théologique était ainsi défini par un certain nombre de présupposés établis : D’un point de vue herméneutique, la théologie optait pour l’étude de textes spécifiques, ceux des Ecritures canoniques judéo-chrétiennes, et pour l’étude de la tradition qui s’ensuit, celle de l’Eglise chrétienne. D’un point de vue systématique, la théologie s’encrait dans un pré requis épistémique plus déterminant encore, celui de la foi, elle-même portée par la confession. Enfin, la majeure partie des étudiants se destinait de fait à une vocation pastorale ou diaconale. Les principales disciplines de la théologie étaient par conséquent, selon un ordre établi par Schleiermacher : l’exégèse biblique, l’histoire de l’Eglise et la théologie pratique, toutes trois régentées par la théologie systématique. Aux côtés de ces disciplines dominantes ont trouvait des branches annexes, qui rappelaient à l’étudiant en théologie qu’il ne vivait pas dans un monde pétri uniquement de théologie chrétienne, mais aussi d’histoire des religions, de psychologie et de philosophie. Or, ces dernières décennies, ce sont ces branches marginales à la théologie qui ont littéralement explosé, au point qu’aujourd’hui, c’est la théologie qui leur paraît marginale.

L’enseignement des religions et du religieux est devenu un domaine multidisciplinaire et foisonnant dans les Universités, au point que la théologie se trouve de fait immergée dans un domaine plus large et confrontée à d’autres sources d’idées qui lui font perdre son monopole et son indépendance. J’en prend pour signe un bref survol de quelques tendances actuelles, au sein même de la théologie : On assiste tout d’abord au grand retour des questions éthiques, l’éthique théologique étant de plus en plus pensée dans le cadre d’autres éthiques spécifiques, comme le fait par exemple Denis Müller dans ses approches du domaine biomédical, du sport ou des questions d’écologie liées au statut de l’animal. Je pense ensuite au succès de l’enseignement de Lytta Basset, lié à sa lecture psychologique du donné évangélique. En sciences bibliques, l’intérêt s’est décentré vers la littérature apocryphe, dans le but de mieux situer le christianisme naissant à partir d’un champ scripturaire émargeant aux Ecritures canoniques. Les théologiens de Genève, quant à eux, se penchent sur la mystique, dans une perspective franchement trans-religieuse.

Parmi les théologiens romands des dernières décennies, c’est sans doute Pierre Gisel qui a le plus insisté sur la nécessité d’ancrer à nouveau la théologie dans une réflexion plus large touchant aux sciences religieuses et plus généralement aux grandes mutations culturelles de notre temps. Signalons qu’une même tendance, certes moins accentuée et plus lente, se fait sentir en terreau catholique et dans le monde universitaire germanophone.

S’il convient donc de parler d’un désenclavement de la théologie, qui ne peut plus être pensée en vase clos, quelles en sont les causes ? Dans mon vocabulaire, il s’agit de la transition d’un régime de modernité à un régime de postmodernité. Là où la modernité repoussait la religion en marge de l’espace public, dans la sphère privée, la postmodernité diffuse à nouveau une religiosité dans l’espace social. La laïcité stricte n’existe plus, elle est réenchantée, comme le dit Marcel Gauchet, de sorte que la théologie est confrontée de plein fouet à cet intérêt multiforme et non confessionnel pour l’expérience religieuse. En conclusion de cette première partie, je tiens à souligner que ce n’est pas le désintérêt pour la religion qui donne aujourd’hui du fil à retordre à la théologie, mais au contraire le fort intérêt pour des approches non directement confessionnelles de la religion. On assiste aujourd’hui à un conflit des discours scientifiques, philosophiques et théologiques sur le fait religieux, revendiquant chacun leur autorité propre, souvent avec la prétention plus ou moins explicite de contester à d’autres discours leur pertinence universitaire.

Théologie dialectique et théologie libérale

Ce débat n’est pas nouveau. Ce dont discutent (ou disputent) Karl Barth et Emile Brunner à la parution de Natur und Gnade (Nature et grâce) de Brunner, en 1934, renvoie déjà à ce rapport entre l’anthropologie de la religion et la théologie, ou, sous un autre angle, à ce rapport entre l’analyse externe et l’analyse interne à la foi, l’intellectus fidei. Mais à l’époque, le débat est encore intra-théologique, il éclate entre théologiens tous acquis à la cause de la foi chrétienne ; alors qu’aujourd’hui, le débat entre approches anthropologiques et théologiques du fait religieux s’est extériorisé au point de remettre en cause la pertinence scientifique et universitaire de la perspective propre de la théologie.

A mon sens, le décalage de contexte culturel est tel par rapport à la période de la théologie dialectique qui a marqué le cœur du XXème siècle, qu’un véritable changement de paradigme est nécessaire en théologie. Il ne s’agit pas de discréditer la théologie dialectique, ni de renier la pertinence de son impact historique, mais il s’agit de penser une théologie adaptée à un nouveau Zeitgeist, celui de ce début de XXIème siècle, qui voit émerger une nouvelle multi-culturalité religieuse au sein même de l’espace social laïque. Le déplacement à opérer, à mon sens, consiste à passer d’une théologie qui oppose, qui démarque, qui dialectise en radicalisant la distance entre le monde humain et Dieu, défini comme Tout Autre, à une théologie plus incarnée, qui à côté des distinctions souligne aussi les analogies, les corrélations possibles entre l’intention divine et la vie humaine.

La théologie dialectique, telle qu’elle apparaît notamment par la figure de Barth, privilégie l’opposition entre foi et religion. Or, cette manière de faire de la théologie remonte à un Zeitgeist qui n’a plus du tout court aujourd’hui, en lequel dominait l’idée selon laquelle la modernité allait de pair avec la disparition progressive de la religion. En effet, on se situait en plein mythe scientifique, renvoyant la dimension religieuse de l’être humain à un obscurantisme que la culture moderne prétendait surmonter par son entreprise de rationalisation du monde. Ainsi, en opposant foi et religion, les théologiens dialectiques tentaient de sauver la pertinence moderne de la foi, en montrant qu’elle n’avait rien à voir avec la religion, qu’eux aussi étaient disposés à condamner en tant que vestige archaïque d’une pulsion humaine idolâtre opposée à leurs yeux à la foi véritable.

On retrouve cette même logique de distinction nette entre foi et religion dans l’entreprise de Bultmann, qui afin de retrouver le vrai message existential, à savoir non religieux, de l’Evangile, organise une vaste entreprise de démythologisation des textes scripturaires, visant à en dégager une compréhension actualisée, débarrassée de son ancienne enveloppe religieuse désormais inadaptée à la nouvelle vision laïque et scientifique du monde. Opposer foi et religion, c’était donc, pour la théologie dialectique, s’inscrire dans le Zeitgeist de son temps et ratifier l’attitude scientifique qui évacuait la dimension religieuse de la vie, tout en sauvegardant un espace existentiel de pertinence pour la foi.

Or aujourd’hui, dans le nouveau Zeitgeist de la postmodernité (je sais que tous ne partagent pas cette désignation de notre époque, lui préférant parfois les termes d’ultramodernité ou de modernité tardive), cette posture propre à la théologie dialectique génère un malentendu, étant donné que la dimension religieuse de la vie a retrouvé une place mieux reconnue au sein même de l’espace laïc. Il devient moins évident de comprendre pourquoi un théologien cherche à opposer avec tant de radicalité la foi et la religion, alors même qu’aujourd’hui, dans la représentation collective, il va pour ainsi dire de soi que la foi est une composante subjective de la religion, et qu’elle ne s’y oppose pas. L’incompatibilité entre la religion subjective, la foi, et la religion objective, l’Eglise, n’est plus aussi affirmée qu’au milieu du XXème siècle, lorsque sous l’impulsion de l’individualisme existentialiste, seule la religion subjective trouvait droit de cité.

Le religieux objectif, le monde des religions historiques, nous l’avons dit, fait à nouveau partie des grandes données anthropologiques reconnues implicitement par les médias et les écoles en tant que véhicules de socialisation. Et du coup, la foi personnelle n’est plus perçue, comme elle l’était dans la perspective de la théologie existentialiste, comme un pur élan subjectif d’individualité propre. Cette foi personnelle est désormais perçue comme l’intériorisation par un individu d’une culture religieuse qui lui est transmise implicitement ou explicitement par son contexte familial et social. Autrement dit, l’individualisme religieux du XXème siècle, véhiculé par une théologie existentielle de type dialectique, a été remplacé par une approche du religieux plus culturaliste et communautariste, réinscrivant l’identité religieuse individuelle dans la sphère d’appartenance à des groupes humains, sans pour autant renier les acquis de la modernité en matière de liberté individuelle. C’est pour cela que la postmodernité ne remplace pas la modernité mais la problématise.

Religion et spiritualité

Un symptôme important du dépassement de l’opposition entre foi et religion est l’apparition, dans le contexte religieux contemporain, de l’emploi massif du terme de spiritualité, qui remplace et élargit celui de foi pour décrire la dimension subjective de la religion. Alors que, dans le christianisme, la foi désigne l’orientation spécifique de l’esprit vers Dieu, on se sert aujourd’hui du terme de spiritualité pour décrire un vécu religieux inscrit dans une transcendance, certes, mais orienté vers l’ensemble de la vie humaine. Plus que la foi, geste spécifiquement théocentré, la spiritualité désigne le mouvement de la vie entière perçue dans sa dimension religieuse, c’est-à-dire dans son lien à une dimension ou à une réalité transcendant le monde sensible. Néanmoins, dans son emploi actuel, le terme spiritualité a perdu son sens philosophique originaire opposé à matérialité : la spiritualité est une détermination particulière de la vie humaine qui implique à la fois la vie spirituelle et la vie corporelle, les réunissant toutes deux en un seul mouvement vital.

Il est très net que la culture de notre temps n’oppose plus la spiritualité et la religion objective (c’est-à-dire les faits religieux palpables : temples, prières, écrits religieux, pèlerinages, forums interreligieux, etc.) de la même manière que la théologie dialectique opposait la foi et la religion. Au contraire, la spiritualité subjective et la religion objective apparaissent intimement tressées l’une dans l’autre, au point qu’on ne saurait les distinguer complètement. Prenons le cas d’une paroissienne qui se rend à une séance de danse sacrée (l’exemple n’est pas fictif) : son activité relève-t-elle de la spiritualité subjective ou de la religion objective ? Manifestement, il s’agit là d’une expérience religieuse, c’est-à-dire d’un vécu recherché au sein d’un cadre religieux formellement établi, avec des bougies, des gestes, de la musique et des temps de silence codifiés.Religionet spiritualité font système. De la même manière, dans le culte réformé s’articulent l’expérience subjective du croyant, qui participe en étant présent, en priant, en chantant et en écoutant, et la forme religieuse objective définie par le cadre spatial, la liturgie et le contenu du message.

Ainsi pensée, même d’un point de vue théologique, la religion ne peut plus être considérée de façon entièrement négative, comme le faisait la théologie dialectique en l’opposant à la foi. C’est ici que la théologie contemporaine, volontairement ou non, est amenée à se rapprocher par certains accents de la théologie libérale, ou mieux dit de la théologie historiciste du XIXème siècle, qui cherchait à inscrire l’expression de l’Evangile dans le champ culturel de la modernité. Si l’Evangile véhicule un message divin, irréductible à la culture humaine, ce dernier doit bien, au minimum, trouver une forme qui lui soit analogue dans la culture humaine, afin de pouvoir être perçu et reçu. Karl Barth lui-même s’en est rendu compte, notamment lorsqu’en contrepoint à son concept dialectique central, il dût reconnaître au moins une analogie de la foi (analogia fidei), c’est-à-dire un langage, une Parole susceptible de nous permettre de comprendre le contenu de la Révélation, car si Dieu ne se montre en aucun point semblable à nous, il nous reste entièrement étranger.

Ainsi Karl Barth, et à vrai dire la théologie dialectique dans son ensemble, s’inscrit encore dans le cadre d’une théologie de la Parole, en laquelle le message écouté et compris prime sur l’expérience vécue et partagée. Il s’agit là du dernier point, et peut-être du principal, qu’une théologie adaptée à notre Zeitgeist est à mon sens appelée à élargir. Une théologie contemporaine ne peut plus être seulement une théologie de la Parole, il lui faut aussi être une théologie de l’Esprit et de l’expérience, c’est-à-dire une théologie de la spiritualité. C’est un présupposé typiquement protestant de penser que Dieu agit dans le monde principalement, voire exclusivement, par sa Parole. On sait que ce présupposé rationalisant et intellectualisant détermine toute la théologie protestante, en contraste notamment avec la théologie orthodoxe, qui est une théologie mystique, et avec la théologie catholique, qui articule davantage le vécu communautaire, le rite, la parole et l’action éthique.

Pour une théologie de la spiritualité, la Parole, Verbe extérieur transmit par l’Eglise, doit être pensée en articulation avec l’œuvre de l’Esprit, Verbe intérieur, véhiculant l’impact de la Parole extérieure dans l’ensemble des aspects de la vie humaine. Ainsi, la Révélation divine ne se réduit pas à un discours, mais consiste en un processus incarné dans la vie de chaque croyant, processus dont la Parole n’est pas l’aboutissement, mais seulement un des véhicules de médiation. Pour une théologie de la spiritualité, Dieu ne communique pas seulement sa Parole à l’homme, mais il se communique lui-même, il communique sa Vie grâce à son Esprit. C’est ainsi que pour une telle théologie, l’objectif à atteindre n’est pas avant tout une qualité de Parole, un discours théologiquement juste et vrai, mais bien une qualité de vie, à savoir une vie vécue en conformité avec l’intention créatrice de Dieu, intention qui se traduit par la vocation, l’appel à vivre selon Dieu. Une théologie de la spiritualité se veut ainsi concernée par toute l’épaisseur de l’être, somatique, psychique, spirituel et relationnel, et non seulement par son aspect rationnel discursif.

Nous parvenons au constat suivant : Si la Parole divine véhiculée par l’Eglise est appelée à manifester ses effets dans tous les aspects de la vie de chaque croyant, cela signifie qu’elle ne concerne pas seulement le domaine religieux. Cette Parole dit aussi quelque chose dans le domaine psychologique, dans celui des relations interpersonnelles, sur le plan sexuel, familial, ainsi que dans les rapports professionnels, économiques et politiques, etc. Aussi vrai que le Royaume de Dieu ne se réduit pas à l’aspect religieux de la vie, mais concerne toutes ses dimensions, la religion perd son sens si elle se trouve isolée du reste de la vie et n’en innerve plus les divers aspects. La dimension religieuse de la vie apparaît ainsi comme un canal au travers duquel se récapitule la vie toute entière. Au travers de la spiritualité, les effets de la religion sont appelés à se manifester dans l’ensemble de la vie.

Selon ce point de vue, ce qui fait le succès social d’une tradition religieuse donnée (qu’il s’agisse du protestantisme réformé, de l’évangélisme, de l’islam ou du bouddhisme) c’est sa capacité à fournir des prestations susceptibles de concerner la vie des gens. Si au contraire la population ne se sent plus concernée par la pratique religieuse proposée, soit parce que celle-ci n’est plus compréhensible, soit parce qu’elle ne répond plus à une attente dans la culture religieuse de son temps, cette tradition religieuse est marginalisée et perd son impact social. C’est donc bien sa capacité à nourrir la vie des gens sous la forme d’une spiritualité incarnée qui détermine le succès d’une tradition religieuse donnée.

Reprise théologique : Discours doctrinal et expérience vécue

A partir de là, j’aimerais maintenant, au travers de deux exemples spécifiques, l’un emprunté à la théologie biblique et l’autre à l’histoire de l’Eglise, montrer comment une théologie de la spiritualité me paraît requise afin de rendre le message de l’Eglise davantage susceptible de concerner nos contemporains, en étant mieux en phase avec leurs attentes, leurs besoins et leurs façon d’envisager le religieux.

J’aimerais tout d’abord réfléchir, ce sera mon premier point, à cette centration typique de la théologie protestante, à la suite de Luther, sur l’antithèse croix et résurrection, interprétées dans une perspective paulienne. L’intérêt porté à la vie de Jésus, d’emblée, s’en trouve réduit aux seuls événements de sa fin terrestre. Plus que cela, la croix et la résurrection ne sont plus considérées en tant qu’événements historiques, mais en tant que concepts spirituels directeurs organisant la vie du croyant, tendue entre une crucifixion de la chair du péché, d’une part, et une résurrection par l’Esprit, d’autre part. C’est ainsi que notamment chez Calvin, se construit la mystique de la mortification et de la vivification.

Dans cette perspective, l’exemplarité du ministère de Jésus en tant que maître de sagesse, guide spirituel, interprète de la Thora, contestataire religieux et thaumaturge, est passée au second plan, lorsqu’elle n’est pas escamotée, au profit de ce qui dès Luther, s’est appelé une théologie de la croix, ancêtre de l’actuelle théologie dialectique. Selon cette théologie sotériologique, la messianité de Jésus se trouve dissociée de son exemplarité spirituelle. Or, à mon sens, la crucifixion et la résurrection ne prennent sens qu’en lien au style de vie de Jésus qui les a précédées. C’est le ministère de Jésus qui fonde la valeur particulière de sa passion, et non l’inverse : C’est l’ami des pauvres que l’on crucifie, le défenseur des opprimés, le libérateur des coutumes religieuses stériles et le guérisseur de l’âme. Ainsi, la crucifixion et la résurrection ne s’inscrivent pas dans un ciel dogmatique, mais dans une effectivité vécue qui seule permet de leur restituer leur portée première. Il convient donc de rappeler que la théologie paulienne, qui réduit l’histoire de Jésus à ses derniers faits, est une théologie de la deuxième génération de chrétiens, laquelle suppose déjà connue, par la tradition orale, l’exemplarité de Jésus en tant que maître spirituel.

Le décentrement protestant du ministère de Jésus en faveur de sa passion va de pair avec une conception du salut essentiellement eschatologique, déclinée dans le registre juridique de la grâce. En substance, la théologie de la croix dit que la grâce est octroyée par pur décret divin, indépendamment des œuvres et de la spiritualité vécue. Or, on comprend dès lors que recentrer l’intérêt théologique sur la vie de Jésus, et pas seulement sur sa mort, c’est déplacer la conception du salut d’une perspective eschatologique à une perspective plus historique et concrète. Si l’on s’intéresse au ministère de Jésus, on va également comprendre le salut comme un processus temporel qui se trame au cœur de la vie humaine, sur les registres anthropologiques somatique, psychique, spirituel et relationnel. Or, un tel salut incarné risque de concerner davantage nos contemporains que la seule justification. Dans cette perspective qui est, vous l’avez compris, celle d’une théologie de la spiritualité plus que celle d’une théologie de la croix, la grâce s’incarne, elle cherche à rejoindre l’expérience quotidienne de la vie des gens et à changer cette expérience dans la perspective de l’Evangile. L’Evangile n’est plus seulement une justification passive du pécheur, mais aussi une expérience pratique de la vie. Il y a là, me semble-t-il, un enjeu déterminant pour nos Eglises réformées confrontées à une offre diversifiée de spiritualités.

J’aimerais maintenant, dans un deuxième exemple plus bref, comparer le statut du discours théologique chez Luther et chez Thérèse d’Avila. Nous avons là en effet deux discours religieux datant à peu près de la même époque (Thérèse naît en 1515) et pourtant formatés de façon très différente. Si je lis Luther, je suis face à un discours de type dogmatique, auquel je peux adhérer ou non, et qu’il me faut donc discuter sur un plan intellectuel, alors même que je reconnais que son contenu est d’ordre spirituel. Même lorsque Luther traite d’une pratique ou d’une expérience religieuse, comme il le fait par exemple de la pénitence dans ses 95 thèses, il en parle comme d’une vérité anthropologique générale, y voyant un principe de spiritualité à valider et à interpréter théoriquement. Si je lis Thérèse, je retrouve des concepts théologiques semblables, mais ils sont au service d’un récit qui se place d’emblée sur le terrain de sa propre expérience religieuse. Dans sa petitesse, Thérèse se fait témoin de réalités qui la dépassent. Par son statut de témoignage impliqué, le texte de Thérèse résiste à sa réduction dogmatique, il ne s’y prête pas forcément, alors que d’aussi nombreux concepts dogmatiques sont employés que chez Luther. La question qui se cache derrière cette comparaison, c’est la possibilité et la pertinence de réduire l’expérience religieuse personnelle à un discours dogmatique universalisant.

En soulignant ces différentes modalités d’approche, il ne s’agit pas, à mes yeux, de valider le catholicisme de Thérèse contre le protestantisme de Luther, d’autant plus que malgré sa soumission à la hiérarchie, le geste mystique de Thérèse comporte de fait une dynamique d’émancipation annonciatrice de la modernité. Il ne s’agit pas non plus, à mes yeux, de prétendre qu’en s’inspirant des maîtres de spiritualité mystique, le protestantisme devrait renoncer aujourd’hui à toute forme de discours dogmatique. Mon propos consiste plutôt, après avoir souligné les différences, à chercher à les articuler. Tant chez Thérèse que chez Luther, posture dogmatique et attitude spirituelle sont profondément interdépendantes. Même si leurs poids respectifs sont inversés, l’une ne va pas sans l’autre. Si justement le discours conceptuel, dogmatique, ne doit pas être abandonné à mon sens, c’est qu’il dit quelque chose de spirituel, le discours religieux étant toujours la mise en forme d’un vécu.

En christianisme, selon une disposition qui s’ancre en profondeur dans le Nouveau Testament et se prolonge jusque dans le protestantisme, la doctrine de la grâce créatrice, office du Père, dit le don d’une existence humaine à assumer ; la doctrine de la grâce justifiante, office du Christ, dit le don d’une adoption, geste central à valider ; alors que la doctrine de la grâce sanctifiante, office de l’Esprit, dit la Présence et l’opération divines au cœur de la vie humaine, le secret d’une impulsion spirituelle à ne pas éteindre, mais à recevoir comme Présence de Dieu au quotidien. Enfin, le fait que ces trois offices, créateur, rédempteur et consolateur, soient assumés par une seule et même instance divine, cela me semble constituer une architecture typique du christianisme, dont on ne perçoit le sens qu’en considérant ses implications pour la spiritualité. Si donc ma posture théologique se démarque d’un certain libéralisme que j’estime trop facilement antidogmatique, c’est qu’à mon sens, la modernité n’a pas vidé les dogmes et les doctrines de leur sens, ceux-ci conservant une signification qu’il nous faut retrouver à partir de la spiritualité qui leur correspond, à l’encontre de tout dogmatisme.

Une théologie de la spiritualité, telle que je la conçois, n’est donc pas une théologie qui récuse toute forme d’expression dogmatique, mais une théologie qui articule constamment l’expression théologique au vécu spirituel. C’est ainsi que ma façon de faire de la théologie articule les deux héritages de la théologie libérale et de la théologie dialectique. Pour donner un dernier exemple, le dogme de l’incarnation, central et quasiment incontournable pour la pensée chrétienne, exprime à la fois la différence irréductible et la proximité infinie de Dieu avec l’humain, ce principe théologique fondant une spiritualité selon laquelle l’humain ne demeure pas le disciple servile de la divinité, mais se trouve lui-même habité d’une aspiration à s’unir à Dieu dans son être et sa volonté. La foi ne peut donc se réduire à une obéissance externe, dès lors aliénante, mais elle s’intériorise en un processus spirituel qui allie renoncement à soi et réalisation de soi.

Théologie et Eglise

Ce lien étroit entre la théologie et le vécu religieux nous renvoie enfin à nos considérations initiales. Si les mutations contemporaines de la théologie ont un impact sur la vision de l’Eglise, c’est bien parce que la manière conceptuelle de concevoir le religieux qu’est la pensée théologique correspond toujours à un vécu religieux particulier. J’établis ainsi le parallèle suivant : De même que la théologie, dans le champ universitaire, est aujourd’hui appelée à orienter ses discours vers un public large, en diminuant ses pré requis confessionnels et se positionnant comme un discours pertinent sur la foi chrétienne adapté à un public étendu, composé d’étudiants aux trajectoires spirituelles fort diverses, plus souvent en recherche que volontairement destinés au pastorat, de même l’Eglise doit adapter ses activités à un public spirituel moins acquis d’emblée aux présupposés du protestantisme et de la vie paroissiale, aux parcours spirituels bigarrés et souvent indécis, en manque d’engagement clair mais ouvert à découvrir le fait religieux. A mon sens, le public cible de l’action pastorale ne devrait donc pas se limiter aux paroissiens acquis à la cause ecclésiale, mais trouver des activités destinées à un public plus diversifié, sans pré requis protestant, dans le but de nourrir la quête religieuse des gens avec des éléments de foi chrétienne leur permettant de structurer par eux-mêmes leur spiritualité.

On peut imaginer deux séquences possibles : Soit l’Eglise commence par s’interroger sur le sens de l’Evangile, son message propre, et se préoccupe dans un second temps de savoir comment le transmettre. Selon cette séquence traditionnelle, on va de la théorie à la pratique, de l’enseignement au ministère, du donné théologique à son application anthropologique. Dans ce mouvement, l’Eglise part de son propre centre et cherche à répandre son message autour d’elle. Soit il est possible d’envisager la séquence inverse, évoquée par Jésus dans sa formule « le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,27). Dans ce second cas, le point de départ n’est pas l’Evangile mais l’homme. Le champ anthropologique large précède le donné théologique appelé à s’y ancrer. En d’autres mots, la spiritualité fonde la religion, et non l’inverse. Selon cette perspective, l’Eglise doit d’abord se préoccuper de déterminer les besoins humains, en se décentrant de ses propres réalités, pour ensuite puiser dans l’Evangile afin de trouver la réponse appropriée aux besoins identifiés. Selon cette séquence inversée, la forme que doit prendre la pratique ecclésiale n’est pas prédéterminée, mais elle s’adapte en fonction des formes, des besoins et des attentes de chaque période historique. Le risque, bien entendu, dans cette inversion de la précession entre l’anthropologique et le théologique, consisterait à perdre la spécificité de l’Evangile, son irréductibilité à toute attente humaine. En effet, il ne s’agit pas d’infléchir le contenu de l’Evangile, la réalité de la foi, mais d’exprimer ce contenu dans des formes accessibles à la culture religieuse de notre temps. Nous nous situons à l’endroit où Paul affirme qu’il « s’est fait tout à tous » (1 Cor 9,22).

En cette période de disette à bien des égards, pénurie ministérielle, crise financière, baisse de la fréquentation des cultes, il serait tentant d’entrer dans une logique de carence, en s’inquiétant pour l’avenir dans un repli sur des problématiques internes à l’Eglise. Je préfère observer pour ma part que cette période contient aussi un atout, celui d’une disposition bienveillante, dans nos sociétés, envers la spiritualité.

Conférence donnée le 17 février 2010 à la SPMN (Société des Pasteurs et Ministres Neuchâtelois) et le 25 février 2010 à la Société Vaudoise de Théologie.

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