La spiritualité est-elle une stratégie de (sur)vie ?

Article paru en 2006 dans le journal romand Le Protestant.

Un souci primordial : Survivre dans un milieu hostile

L’originalité de la théorie de Darwin ne tient pas à l’idée d’une évolution du vivant, cette idée avait déjà été émise avant lui, mais à l’explication des causes de cette évolution, que Darwin situe dans un principe semblable à ceux qui régissent l’économie humaine : La lutte pour la survie dans un milieu hostile élimine les faibles et ne laisse subsister que les individus les mieux adaptés à leur environnement. D’autre part, si on admet que l’homme vivait à l’origine dans la nature à côté des autres êtres vivants, à la merci des prédateurs, il faut supposer qu’il fut lui aussi soumis à la sélection naturelle et amené à user de son intelligence pour développer des stratégies de survie et de confort de plus en plus sophistiquées qui aboutirent aux premières civilisations humaines. Dans ce cadre, l’étude des religions primitives semble montrer que la religion figure elle aussi parmi les stratégies les plus subtiles développées par l’espèce humaine pour assurer sa survie. Il s’agissait d’abord de calmer les peurs, de chasser les maladies et les malheurs, de se rassurer au combat, de favoriser les récoltes et le chasse, de se renseigner sur l’avenir, de symboliser l’aspect grandiose et inquiétant de la nature au moyen de puissances avec lesquelles on pensait pouvoir négocier par des gestes, des offrandes et des sacrifices. On peut dès lors se demander si cette fonction de survie des religions primitives peut être considérée comme valable aussi pour les grandes religions actuelles, et en particulier pour les monothéismes et le christianisme, ou s’il faut au contraire imaginer que les religions d’aujourd’hui remplissent de tout autres fonctions ?

S’en remettre à plus grand que soi

Contrairement aux stratégies de survie qui supposent l’affirmation de compétences humaines, comme par exemple les techniques et l’organisation des groupes humains, la religion comporte plutôt une part d’aveu de faiblesse ou d’impuissance face à un danger. Avec la conscience toujours plus aigue de l’insécurité de la vie terrestre est sans doute née dans la conscience de l’homme l’intention de s’en remettre à plus grand que soi. Par ailleurs, la certitude de la mort amenait à supposer que l’ultime survie, ce qu’on appelle aujourd’hui le salut, ne pouvait avoir lieu que sur un autre plan que celui de la réalité terrestre. La religion est ainsi apparue progressivement comme une stratégie permettant de surmonter les limitations de la vie terrestre. À un stade ultérieur de l’évolution religieuse, que l’on trouve dans les grandes religions monothéistes, l’homme s’est complètement dessaisi du souci de sa survie personnelle en en confiant l’entière responsabilité à la divinité. Dans ces conditions, l’issue de la destinée terrestre a pu voir son importance relativisée, étant remplacée par la foi en un ordre de valeurs supérieures.

Une subtile négociation pour assurer sa survie

Dans le christianisme, une stratégie plus subtile encore est apparue avec l’anticipation symbolique de sa propre mort. Toute tentative d’assurer soi-même sa survie étant apparue désespérément hasardeuse, cette vie terrestre pouvait en quelque sorte être déclarée perdue d’avance et livrée à Dieu, en échange d’une sécurité éternelle. L’effet libérateur de ce deuil préventif est exprimé par la formule centrale que l’on retrouve dans chaque Évangile : « qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera ». Le geste par lequel l’homme se dessaisit de sa vie et la confie à Dieu afin que celui-ci s’en porte garant, est le même geste par lequel l’homme se consacre à Dieu. En termes politico-économiques, la demande de protection est assortie d’une offre de services. Nous pouvons donc établir une première constatation qui pourrait décevoir ceux qui se font une idée trop élevée de la religion : Pour une bonne part au moins, la spiritualité s’inscrit non seulement dans le prolongement des stratégies naturelles de survie, mais aussi dans celui des échanges économiques. La vision rationaliste de l’homme propre aux Lumières, qui a profondément marqué l’esprit protestant, a conduit à retenir de l’Évangile surtout la dimension morale, alors que le ressort qui pousse l’homme à se confier à Dieu et à le servir semble être d’abord la volonté de survivre aux forces de destruction qui partout menacent son existence.

La conversion progressive de la spiritualité

Ce n’est qu’une fois la vie libérée du poids d’elle-même, du souci de sa propre survie, ayant établi sa demeure en Dieu, qu’elle peut espérer se rendre disponible pour d’autres tâches, pour une ouverture à l’autre régie non plus uniquement par la concurrence mais par une éthique de l’amour du prochain. Nous arrivons donc au constat suivant : Si dans un premier temps la spiritualité était au service de la vie, cherchant à favoriser la survie individuelle face aux épreuves de l’existence, progressivement les rôles s’inversent et c’est maintenant la vie qui se met au service de la spiritualité. Ce n’est que lorsque la loi d’amour du prochain en vient à contredire les lois d’élimination et d’exploitation des plus faibles qu’émerge une véritable humanité de l’homme. La religion subvertit alors à un tel point les logiques biologiques et économiques, que tout en s’inscrivant encore dans leur prolongement, elle s’y oppose néanmoins radicalement. Au travers de ce retournement complet, la survie de l’âme ne passe plus par la conservation à tout prix de sa vie naturelle, qui mène à la lutte de tous contre tous, mais par une disposition de l’âme à se perdre et à se retrouver en Dieu. La plus haute forme du salut s’est maintenant convertie en une aspiration de l’âme à s’unir à la volonté divine, ce qui, indépendamment des péripéties de la vie terrestre, lui confère la plus profonde et la plus indestructible béatitude.

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