Œdipe l’inconscient et Abraham l’incrédule

Le récit biblique de la vie d’Abraham est une invitation à s’engager sur le chemin périlleux de la foi au Dieu unique. C’est une histoire qui nous met en mouvement. Le récit de la vie d’Œdipe, qui appartient à la mythologie grecque, n’a pas la même vocation. Son intrigue illustre la tragédie de la vie humaine sans lui apporter de réelle solution. Le mythe grec décrit tandis que le texte biblique appelle. Au-delà de cette différence de fond, de nombreux parallèles peuvent être établis entre les deux récits.

Généralement, dans la littérature antique, les dieux jouent un rôle considérable dans la vie des hommes. Nos deux récits ne font pas exception. L’histoire d’Abraham commence par l’appel et la promesse de Yahvé: «Quitte ton pays et ta famille, je ferai de toi une grande nation, en toi seront bénies toutes les familles de la terre» (Genèse 12,2). De même, avant la naissance d’Œdipe, ses parents, Laïos et Jocaste, consultent l’oracle de Delphes, qui leur prédit que s’ils ont un fils, celui-ci tuera son père et épousera sa mère. Les parents d’Œdipe n’écouteront pas l’avertissement d’Apollon et Abraham ne sera pas entièrement fidèle à la promesse de Yahvé. Le second aspect commun aux récits antiques est leur forte insistance sur la désobéissance humaine et ses conséquences désastreuses.

Des héros grecs rattrapés par leur destin

Après la naissance d’Œdipe, ses parents, souverains de Thèbes, sont effrayés à l’idée que leur destin annoncé par Apollon ne s’accomplisse. Pour tromper leur sort, ils tentent d’éliminer leur fils en lui faisant percer les chevilles pour l’accrocher à un arbre (Œdipe signifie « pieds enflés »). Sauvé par un serviteur, Œdipe est élevé à Corinthe où on lui cache sa véritable identité. Apprenant à son tour par l’oracle qu’il tuera son père et épousera sa mère, Œdipe fuit Corinthe croyant s’éloigner de ses parents. En chemin vers Thèbes, il se dispute avec un vieil homme qu’il tue sans savoir qu’il s’agit de son père Laïos. Arrivé à Thèbes, Œdipe vainc le Sphinx et obtient en récompense la main de Jocaste, la reine veuve, sa mère. Parti à la recherche du meurtrier de Laïos, Œdipe découvre qu’il s’est rendu coupable de parricide et d’inceste. Il se crève alors les yeux pour ne plus voir ses crimes et maudit ses fils avant de mourir.

Dans le mythe grec, le destin prédit par les dieux est inéluctable. Les humains qui tentent d’échapper aux conséquences de leurs actes finissent par y succomber. Cette fatalité de la vie caractérise la tragédie grecque. Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, a interprété cette fatalité comme une expression des désirs infantiles inavouables que l’enfant cherche à refouler dans son inconscient, à l’origine du «complexe d’Œdipe». Selon Freud, la psychanalyse, en révélant l’inconscient, permet de surmonter en partie cette fatalité.

La vie croyante entre promesses et malheurs

Dans l’ensemble de sa vie, Abraham a foi en Dieu, mais découragé par l’attente d’un fils, il finit par douter de la promesse divine et couche avec sa servante Hagar, solution désespérée que lui conseille aussi sa femme Sarah. A peine Hagar est-elle enceinte d’Ismaël, que Sarah, jalouse, la maltraite et la chasse. Ismaël naîtra au désert et l’on identifie sa descendance à l’Islam, une des trois religions abrahamiques. En dépit de l’impatience coupable d’Abraham et de Sarah, Dieu maintient sa promesse. Leur fils Isaac nait dans leur vieillesse. Isaac deviendra le père d’Israël, dont sont issus les deux autres religions abrahamiques, le judaïsme et le christianisme.

Dans le récit biblique, la désobéissance humaine a des conséquences presque aussi catastrophiques que dans le mythe grec, mais elle ne conduit pas à la fatalité. En effet, la foi donne à la vie un sens qui ne dépend pas de la faiblesse humaine, mais de la grâce éternelle de Dieu. La puissance du pardon l’emporte sur la condamnation du destin. Les infidélités d’Abraham et de Sarah n’éteignent pas la promesse de Dieu, qui subsiste jusqu’à aujourd’hui.

La promesse du salut renverse le destin tragique

Les récits grecs et bibliques ont tous deux un caractère mythologique, ce sont des récits fortement imaginaires. Ils revêtent cependant des fonctions différentes ! Alors que les récits grecs mettent en scène la tragédie et les souffrances de la vie, les récits bibliques sont des paraboles de la vie croyante actuelle.

Les uns et les autres soulignent les profondes perturbations de la vie humaine. Mais alors que les héros grecs luttent en vain contre les dieux pour échapper à leur destin, les croyants de la tradition biblique s’appuient sur la promesse divine pour échapper aux conséquences ultimes de leurs faiblesses. La promesse du salut, qui est l’annonce d’une bénédiction de l’avenir, renverse la fatalité du destin.

Article paru sous une forme légèrement différente dans La Vie Protestante Neuchâtel-Berne-Jura en décembre 2013, puis dans La Vie Protestante de Genève.

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