Nicolas de Cuse : Apôtre de la paix religieuse

Nicolas de Cuse (1401-1464), dit le Cusain en raison de son lieu de naissance, une ville allemande sur la Moselle, est le penseur le plus profond de son siècle. Il étudie aux Pays Bas chez les frères, puis en Italie, la philosophie, le droit, les mathématiques, et enfin la théologie, avant de devenir prêtre en 1430. Mêlé aux querelles du Concile de Bâle avec la papauté, il prend parti pour le pape qui l’envoie en mission diplomatique à Constantinople en 1437 et le nomme cardinal en 1448. Cinq ans plus tard, la capitale de l’Empire d’Orient tombe aux mains des Turcs, l’année même où le Cusain rédige un de ses ouvrages les plus connus, La paix de la foi, texte facile à lire mais malheureusement difficile à trouver. Sensibilisé aux luttes religieuses internes à l’Église et aux guerres de religion avec les Turcs, le Cusain initie par ce bref écrit une révolution idéologique qui annonce le tournant de la modernité : Au lieu de la Croisade, il en appelle à une paix religieuse qu’il justifie par l’existence d’un fond commun à toutes les religions, lequel correspond à ses yeux aux grandes lignes de la révélation chrétienne. Sous une diversité apparente de doctrines et de rites, il y aurait donc une unité de croyance fondamentale. Au lieu de convaincre les non chrétiens de leur erreur religieuse, l’évangélisation consiste à présent pour le Cusain à les convaincre qu’ils sont chrétiens sans le savoir.

Même s’il y a une part d’illusion à penser que le fond commun des religions s’apparente au christianisme, la mentalité théologique du Moyen Âge n’en fut pas moins profondément bouleversée par les idées novatrices du Cusain. Durant mille ans, inspirés par Aristote, les théologiens scolastiques avaient développé des systèmes logiques où tout s’expliquait, or la prise de conscience humaniste de la multiplicité des croyances religieuses rendait ces synthèses caduques. Il fallait changer de repère ! En s’inspirant de Platon, Nicolas de Cuse réfuta les sommes théologiques de ses prédécesseurs par un raisonnement simple : Les déductions logiques sont valables pour les réalités finies, palpables, mais pour les réalités spirituelles, la logique rationnelle explose, car elle n’est pas prévue pour traiter des infinies perfections divines. La conséquence de ce raisonnement, qu’il dénomma Docte ignorance, du nom de son ouvrage majeur, est une crise générale des convictions. Étant donné que l’infini n’est pas connaissable, toute connaissance aboutit à l’ignorance ! L’apôtre Paul, bien avant le Cusain, avait averti que la connaissance cesserait un jour (1 Cor 13,8).

Ainsi, la diversité des croyances religieuses s’expliquait facilement par l’imperfection de toute connaissance et donc aussi de toute doctrine religieuse. Restait à démontrer pourquoi le christianisme occupait tout de même une place centrale parmi les religions. Selon Nicolas de Cuse, et là aussi il n’est pas dit que nous puissions le suivre sans difficultés, alors que les contraires s’opposent dans le monde fini (chaud et froid, bien et mal, juste et faux, unique et multiple, etc.) ils coïncident dans le monde infini, selon le principe de la coincidentia oppositorum, de sorte qu’en Dieu ne subsiste aucune contradiction. Et c’est bien dans le christianisme qu’apparaît la manifestation suprême de cette fusion des opposés, le Christ étant à la fois le minimus homo, l’humble serviteur crucifié, et le maximus homo, le Verbe divin incarné. Très innovante et créatrice, la pensée libérale de Nicolas de Cuse a désenclavé la théologie, non sans le risque, qui lui fut souvent reproché, de transformer le christianisme en une nouvelle philosophie platonicienne.

Article paru en août-septembre 2012 dans Évangile et liberté.

4 réflexions sur « Nicolas de Cuse : Apôtre de la paix religieuse »

  1. Bonjour Gilles. Votre article est impeccable. Cela m’intéresserait de connaître votre idée de « l’imperfection de toute connaissance ». Il faudrait des centaines de pages pour épuiser le sujet, mais quelques lignes « de base » pourraient s’articuler avec mes prorpres recherches. Merci d’avance. Cordialement, J.P. Borel

  2. Merci Jean-Paul pour votre mot. Je tente une synthèse pour éviter une réponse trop longue. La connaissance humaine est un rapport entre un sujet humain et un objet. L’imperfection, l’inexactitude et donc la constante évolutivité et perfectibilité de la connaissance humaine tiennent aux deux termes de la relation et à leur intéraction. D’une part, le sujet humain, qui perçoit le monde par sa raison, ne perçoit jamais le monde « tel qu’il est », mais toujours au travers du prisme de son propre entendement. D’autres part, l’objet qui nous apparaît n’est jamais la totalité du réel, mais seulement une parcelle de cette totalité, de sorte que la connaissance se construit petit-à-petit en combinant nos découvertes, parfois difficilement compatibles entre elles. Cela ne signifie pas que la connaissance humaine soit totalement subjective et relative, et donc sans valeur, car l’esprit humain, en se servant de raisonnements logiques, parvient à poser un certain nombre de règles objectives de connaissance qui correspondent à la réalité. Le problème que pointe déjà Nicolas de Cuse, apparaît lorsque l’on veut prolonger ces éléments de connaissance objective jusqu’à une connaissance absolue, complète et parfaite. Plusieurs obstacles se dressent alors devant la connaissance : Celui des réalités intangibles d’une part, et notamment du monde spirituel auquel appartient le divin, qui se situe au-delà de l’observable et du vérifiable, et celui des réalités infinies d’autre part, dont l’analyse dépasse les limites de notre rationalité.
    Sur ce sujet, je vous renvoie à mon article sur les rapports de la théologie avec la mythologie et la science, ainsi qu’à mon prochain article sur Kant et à ma conférence prochaine sur un savoir unique.
    Amitiés, Gilles

  3. Merci Gilles pour ce très bel article,très intérressant et précis.Je ne suis pas courrageux pour écrire,alors je te quitte en demandant à Dieu de continuer à te bénir et à bénir ton apostolat.Georges.

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