Juges, Jonas, Job, Jésus sérieusement drôles (et édito « Dieu est humour »)

S’esclaffer de rire n’est pas l’objectif des récits bibliques, qui ne sont pas au sens strict des textes comiques. Il existe pourtant des formes d’humour dans la Bible. Je rapprocherais volontiers leur sens de certains sketches de Fernand Raynaud. Dans «Le douanier», par exemple, l’humoriste campait l’attitude xénophobe de villageois par les paroles qu’ils adressent à un immigré: «Fous le camp! Tu viens manger le pain des français!». Lassé de ces invectives, l’étranger quitte le pays et le narrateur conclut: «Depuis ce jour-là, dans notre village, nous ne mangeons plus de pain, il était boulanger». Dans cette histoire, c’est le ridicule qui donne à rire. La méchanceté et la bêtise des gens se retournent contre eux. Le comique est mis ici au service d’une dénonciation du racisme.

Jonas contrarié

Un rapport comparable entre l’humour et l’éthique s’illustre dans le petit livre du prophète Jonas, une merveille littéraire et théologique de l’Ancien Testament. La subtilité du récit joue sur le parallélisme entre ce qui arrive à Ninive, la grande ville corrompue contre laquelle Jonas doit proférer une menace (Jon 1,2), et ce qui arrive au prophète, contrarié parce que Dieu n’applique pas sa menace. Les ninivites ont en effet reconnu leurs torts (Jon 3,10). Le texte dit expressément que Jonas est fâché parce que Dieu est bon et miséricordieux (Jon 4,1-2). Il est déprimé et souhaite la mort (Jon 4,3).

Dans la mise en scène finale, Dieu pousse son prophète dans ses derniers retranchements. Le Seigneur suscite d’abord une plante pour abriter Jonas, avant de la dessécher au moyen d’un ver (Jon 4,6-7). Lorsque Jonas, excédé, exprime sa colère, Dieu lui répond: «As-tu raison d’avoir pitié de cette plante, et moi je n’aurais pas pitié de Ninive ?» (Jon 4,9-11). Le récit prend fin sur cette confrontation psychologique. Comme dans le sketch de Fernand Raynaud, l’ingratitude du prophète se retourne contre lui.

Job accablé

Le scénario inverse occupe le livre de Job. Cette fois-ci, un homme moralement irréprochable se voit accablé des pires maux juste parce que les dieux du ciel ont parié au sujet de sa foi: «touche à tout ce qu’il possède. Je parie qu’il te maudira en face!», lance l’Adversaire au Seigneur (Jb 1,11). Le texte peut laisser entendre que les dieux jouent la vie des humains aux dés, mais Job tient bon. Après qu’il ait pesté contre son sort au long de quarante chapitres du livre, ses biens sont rétablis. Par cette harassante épreuve, Job reconnait avoir «vu» Dieu de façon plus approfondie (Jb 42,5). Libre à vous d’y voir de l’humour. J’y vois un clin d’œil à notre condition humaine.

Grandguignolesque biblique

Les précédents exemples font appel à de subtiles constructions théologiques, mais il est des cas où le récit biblique frise les loufoqueries d’un film burlesque. Je pense à cet épisode où les philistins sont parvenus à voler l’arche sacrée d’Israël. Le récit dit qu’ils sont alors frappés de boursouflures ou d’hémorroïdes (1 Samuel 5,6). Afin de détourner d’eux ce fléau divin, leurs prêtres leur conseillent de restituer l’arche aux hébreux en l’enrichissant de figurines de leurs tumeurs forgées en or (1 S 6,4-5). La religiosité populaire prend ici une tournure effarante. Le livre des Juges, hélas méconnu du grand public, atteint le sommet des histoires saugrenues. Pour vous en convaincre, lisez le récit de la vie de Samson (Jg 13-16). Séduction et violence s’y mêlent joyeusement.

L’humour en filigrane

Jésus, enfin, est-il drôle lui aussi ? Certains ont vu en lui un clown triste, miroir trop sincère de nos misères pour ne pas être naïf. L’Eglise ne le décrit-elle pas comme l’ami des pécheurs prenant sur lui le poids de l’humanité ? Dans le roman «L’Idiot», Dostoïevski confère au prince Mychkine certains traits christiques. Ils ne lui procurent aucun succès.

Un autre aspect rapproche à mon sens Jésus de l’humour, sans qu’il s’agisse d’hilarité: on ne peut aisément cerner ni son personnage ni son message. Comme le geste comique, Jésus se dérobe à toute lecture plate de la réalité. Son sens du revers est sans mesure. A ce disciple qui souhaite enterrer son père, il répond: «Laisse les morts enterrer leurs morts, et suis-moi !» (Mt 8,22). Un tel culot frise l’insolence. Prononcé en réelle situation de décès, le propos glacerait l’assistance ou ferait pouffer de rire. Sérieusement compris, il annonce aux enfants de Dieu leur liberté vis-à-vis de la mort. Dans l’Evangile, l’humour est toujours relié au sens d’une Parole.

Un humour pas seulement comique (Editorial du dossier « Dieu est humour »)

En affirmant que Dieu est humour, nous nous situons aux antipodes des convictions théologiques des moines du film «Le Nom de la rose», inspiré du roman d’Umberto Eco, qui estiment que le rire est satanique. Notre jeu de mots avec l’expression biblique «Dieu est amour» (1 Jn 4,8) est-il seulement une plaisanterie ? Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il a plus de sens que cela.

L’humour est lié à notre capacité de prendre distance face à la réalité. Rire d’un événement ou rire de soi-même, c’est acquérir le recul nécessaire au changement. Or, on remarquera que la sainteté, le caractère divin par excellence, se définit également par la distance qui sépare Dieu de la réalité. Selon la théologie de l’Exode, il peut être risqué d’approcher Dieu en raison de sa sainteté (Ex 19). L’humour et la sainteté ont donc un point commun: ils portent un regard critique sur le vécu humain.

Les trois expressions «Dieu est humour», «Dieu est saint» et «Dieu est amour» se complètent l’une l’autre, mais aucune ne suffit à décrire Dieu, qui se situe au-delà des mots. Ensemble, elles culminent dans le message de la Croix. Au centre de l’Evangile, nous trouvons cette critique radicale de l’homme, incapable de reconnaître Dieu là où il se manifeste et toujours prompt à se fabriquer de faux dieux. Ainsi, l’humour de l’Evangile met nos valeurs sens dessus dessous. Ce que nous estimons honorable (le succès, le salaire, le pouvoir, les titres, etc.) n’impressionne pas Dieu.

Cependant, l’humour peut parfois tourner au mépris, comme le montre l’histoire profane. De même, la sainteté peut parfois tourner au jugement, comme le montre l’histoire religieuse. Tous deux ont donc besoin d’être associés à l’amour, qui comprend le prochain, ne le juge pas et le soutient. En dénonçant le mal à la croix, le Christ ne veut pas condamner le monde, ni le mépriser, mais entrainer à sa suite l’ensemble de la création vers la résurrection.

L’expression «Dieu est humour» peut avoir plusieurs sens. On peut entendre par là que Dieu rit parfois de nous, ou au contraire, que nous pouvons rire de lui. Qui, d’entre Dieu et nous, est en fin de compte le plus comique ? Je vous propose de laisser la question ouverte.

Article et éditorial parus dans La vie protestante Neuchâtel-Berne-Jura en mars 2016 dans le cadre du dossier « Dieu est humour ».

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