L’anthropologie essentialiste de Paul Tillich confrontée aux nouvelles approches empiriques de l’humain

Renvoyant dos à dos le dualisme et le monisme anthropologique, Paul Tillich défend la thèse de l’unité multidimensionnelle de la vie. Dans cet article, nous interrogeons la portée théorique des interactions de la dimension de l’esprit avec les autres dimensions qui la précèdent dans l’ontogénèse. Ces dernières sont-elles reliées par des rapports de causalité ou d’interactivité, ou sont-elles simplement juxtaposées ? Je soutiens que Paul Tillich, dans la « Théologie systématique », organise bien un cadre formel permettant de penser les interactions entre la théologie et les sciences empiriques, mais qu’il se garde d’entamer un véritable dialogue avec les disciplines scientifiques qui renvoient les phénomènes de l’esprit à des explications de nature biologique ou psychique. Or la dimension de l’esprit apparaît aujourd’hui de moins en moins cloisonnée et distincte du reste de l’espace anthropologique.

Traiter des relations de l’anthropologie que Paul Tillich développe dans le tome IV de sa Théologie systématique avec les nouvelles approches empiriques de l’humain est particulièrement délicat. En effet, dans cette partie consacrée comme l’indique son titre à «La vie et l’Esprit», Tillich associe deux théorisations très différentes de l’humain : une approche essentialiste, de facture philosophico-théologique, et une approche émergentiste et évolutionniste, de facture scientifique. Par sa grande habileté, Tillich parvient à réduire leurs tensions en les assumant à l’intérieur de son système, donnant ainsi l’impression d’une théorisation unifiée. Dans quelle mesure cette anthropologie théologique à la fois essentialiste, émergentiste et évolutionniste est-elle satisfaisante pour les sciences empiriques ? Tel est l’objet de notre questionnement. Nous y apporterons quelques réponses partielles tout au long de l’article, lesquelles seront reprises dans la conclusion finale.

Après une brève présentation introductive des deux principaux problèmes théoriques liés à l’essentialisme tillichien qui sous-tendent l’ensemble de nos considérations, nous suivrons premièrement une approche synchronique, considérant les interactions entre les dimensions de l’être humain telles que le système théologique de Tillich et les disciplines empiriques les envisagent. Puis, en second lieu, nous aborderons une approche diachronique en réfléchissant aux conceptions différentes du dynamisme évolutif de la vie que l’on rencontre dans le système théologique de Tillich et dans la biologie évolutionniste.

1. Les difficultés de la notion tillichienne d’essence multidimensionnelle de la vie

La pensée dominante de l’anthropologie de Tillich semble être sa composante essentialiste, qui structure l’ensemble de la Théologie systématique. L’existence réelle est l’émanation d’un fond métaphysique dont elle constitue l’actualisation partielle, progressive, ambiguë et inachevée, mais aussi déterminée, au moins dans les grandes lignes, en direction de l’avènement de l’homme. Donnée à priori, par-delà toute caractérisation spatiale ou temporelle, l’unité multidimensionnelle de la vie dit son essence non ambiguë. Elle n’en définit pas seulement la qualité indépendamment de l’existence, mais aussi l’idéal, l’être tel qu’il devrait être et tel qu’il aspire à être. La vie réelle se distingue de son essence par les ambiguïtés de ses processus existentiels. L’essentialisme de Tillich soulève deux types de problématiques nous concernant, selon qu’on le considère du point de vue de sa logique interne, d’abord, puis dans ses rapports avec les paradigmes épistémiques des sciences empiriques.

En premier lieu, nous pouvons nous demander s’il est pertinent d’avoir désigné cette essence non ambiguë de la vie au moyen du concept le plus ambigu qui soit, l’«unité multidimensionnelle», qui suppose l’identité de l’un et du multiple, la coïncidence des contraires. L’essence risque ainsi d’apparaître tout autant ambigüe que l’existence. Manifestement, cette essence non ambiguë se trouve décrite à partir du point de vue de notre existence[1]. En partant de la considération de l’être humain réel, en lutte avec ses tensions entre les besoins du corps, les pulsions de l’âme et les intentions de l’esprit, Tillich se représente un être humain accompli qui serait parvenu à réconcilier les diverses tensions qui menacent la cohésion de son être, et forge ainsi le concept d’unité non-ambiguë des diverses dimensions de la vie. Il s’agit d’une sorte de modèle jamais atteint et pourtant contraignant pour la réalité. Cette représentation de l’essence, sur le plan logique, demeure cependant paradoxale dans la mesure où la parfaite union des dimensions coïnciderait avec leur fusion en une seule réalité humaine départie de toute compartimentation en structures ontologiquement différenciées.

En second lieu, quelle que soit sa structure logique interne, les sciences empiriques, à commencer par la biologie et la psychologie, sont très critiques envers un tel concept d’essence de frappe aristotélicienne. Elles lui reprochent une détermination fixiste de type normatif paralysant le réel dans un canevas métaphysique qui ne s’adapte pas aux résultats falsifiables de l’expérimentation. Par exemple, l’essence de l’arbre, l’«arborité» que Tillich évoque dès les premières lignes du Tome IV[2], est tout-à-fait exclue en biologie[3]. Les espèces évoluant à chaque génération et les individus étant de surcroit tous génétiquement et corporellement différents, il n’y a pas d’essence à priori à laquelle les êtres réels puisse être identifiés. Leur existence réelle est purement contingente. Ce refus de l’essence est d’une certaine façon lié au paradigme même des sciences empiriques, lequel consiste à ne reconnaître à l’existence des êtres que des causes immanentes au monde, résultant des interactions fortuites entre les éléments cosmiques, et non des déterminations essentielles, c’est-à-dire indépendantes de la contingence des événements et émanant par conséquent d’un ordre transcendant ou supranaturaliste.

Cette incompatibilité foncière entre l’essentialisme de l’anthropologie de Tillich et les paradigmes épistémiques des sciences empiriques est sans conteste l’obstacle le plus profond à leur complète harmonisation. Dans l’un ou l’autre de ces univers de pensée, la notion de dimension de l’humain ne revêt pas la même signification. Ontologiquement constitutive selon Tillich, elle relève davantage, selon les sciences empiriques, d’une compartimentation sans connotation essentialiste des perspectives d’analyse du vivant. Plus qu’une «vérité» sur l’homme, elle révèle la partialité foncière des observations scientifiques.

2. Approche synchronique : La dimension de l’esprit face aux autres dimensions de l’humain

L’enjeu décisif du concept d’unité multidimensionnelle de Tillich est sa fonction de structure formelle sous-jacente permettant la gestion des relations entre la dimension de l’esprit et les autres dimensions physiques, biologiques et psychiques de l’humain. Il ressort du titre et de la structure du Tome IV de la Théologie systématique que l’ensemble de son dispositif théorique vise à clarifier les liens et les distinctions entre «la vie et l’Esprit»[4]. L’existence d’une dimension essentielle de l’esprit clairement distincte et non reconductible aux autres dimensions de l’humain constitue la thèse décisive de cette partie de la systématique. Elle s’oppose aux diverses formes de réductionnisme matérialiste, vitaliste ou psychologiste.

Pour justifier sa thèse métaphysique de la dimension essentielle de l’esprit, Tillich déploie plusieurs types d’argumentations. Après une présentation de la genèse du concept de dimension dans la pensée de Tillich, nous analysons dans cette partie la pertinence relative de ces argumentations en les confrontant à certaines théorisations propres aux sciences empiriques.

2.1 La genèse du concept de «dimension» chez Tillich

Le tome IV de la Théologie systématique, après une brève introduction, s’ouvre avec la critique de la métaphore de «niveau» (level), que Tillich remplace par celle de «dimension» (dimension). Il reproche à la notion de «niveau» de constituer des «strates» ontologiques qui «n’incluent pas le niveau inférieur»[5]. Cette superposition de «couches» a pour conséquence une «interférence des activités mentales dans les processus biologiques et psychiques, une thèse qui suscite la réaction passionnée et justifiée des biologistes et des psychologues contre l’instauration d’une « âme » conçue comme une substance distincte exerçant une causalité particulière»[6]. Tillich souhaite éviter ces interférences.

En substituant à la métaphore de «niveau» celle de «dimension», sa tentative consiste donc à décrire «la différence entre les domaines de l’être de telle façon qu’il ne peut plus y avoir d’interférence mutuelle, la profondeur n’intervient pas dans la largeur puisque toutes les dimensions se coupent en un même point»[7]. Par cette affirmation, qui est une des clefs de la théorisation du tome IV, Tillich nous renseigne sur son intention de justifier théoriquement un stricte cloisonnement entre l’étude des diverses dimensions, tout en garantissant leur recoupement dans la structure ontique de l’être vivant. A l’hermétisme qu’il reproche aux niveaux, Tillich substitue donc une thèse relativement semblable : celle de l’absence d’interférence entre les dimensions de la vie[8].

L’origine intellectuelle de cette substitution est double. D’une part, comme le montre un passage de son ouvrage antérieur Dynamique de la foi, Tillich essaye, à l’instar d’autres penseurs de son temps, d’établir une séparation nette entre la science et la foi : «La science n’a ni le droit ni le pouvoir de s’ingérer dans les affaires de la foi, pas plus que la foi dans celles de la science. Une dimension de sens n’a pas la capacité d’interférer avec une autre»[9]. D’autre part, Tillich semble résolument hostile à toute notion de hiérarchie. Plusieurs de ses arguments à l’encontre de la métaphore de «niveau» sont tirés des domaines politique et théologique : «Le principe protestant et le principe démocratique nient l’un et l’autre la stratification du pouvoir d’être en une hiérarchie de niveaux mutuellement indépendants»[10].

Mais ce qui est pertinent sur le plan politique l’est-il forcément sur le plan ontologique ? Dans son œuvre la plus achevée, Tillich est amené à réintroduire certaines interactions entre les dimensions de la vie, au point que son usage de la métaphore «dimension» finit par ressembler à celle de «niveau». Non seulement il reconnaît que la métaphore «niveau» se justifie partiellement[11], mais en admettant que les dimensions se greffent dans un ordre précis à la structure sous-jacente de la précédente dimension, Tillich en vient à postuler que «le rejet de la métaphore « niveau » n’entraine pas un refus des jugements de valeur fondés sur des degrés de pouvoir d’être»[12]. L’homme a ainsi plus de valeur que l’animal ou que l’élément matériel car il actualise plus de dimensions.

Personnellement, je pense que Tillich a été conduit à réintroduire progressivement deux correctifs à sa théorie de l’indépendance des dimensions de la vie. Premièrement, les interférences entre les dimensions de la vie sont une des causes de ce qu’il a appelé à juste titre «les ambiguïtés des fonctions fondamentales de la vie»[13], précisément celles qui intéressent les sciences empiriques. Secondement, Tillich reconnait que les dimensions représentent moins des coordonnées indépendantes que des échelons de complexité imbriqués[14]. Il semble donc être parvenu à la conclusion que la dimension de l’esprit ne peut être jugée radicalement indépendante des dimensions qui la précèdent dans la genèse biologique et psychique de l’être humain. Sa théorisation suppose une indépendance et une interaction relatives des dimensions. Leur interdépendance ne compromet pas leur existence distincte. Ce recoupement des dimensions sur le plan ontologique se traduisant par une interaction des disciplines sur le plan épistémique, l’absence d’interférence souhaitée entre la science et la foi s’en trouve à nouveau compromise. Or, la part de pertinence d’une explication biologique ou psychique des phénomènes de l’esprit est précisément la question critique que les sciences empiriques posent à la thèse d’une forte indépendance de la dimension de l’esprit avancée par Tillich.

2.2 La théorie scientifique de l’émergence de la complexité

La théorie tillichienne des dimensions de la vie trouve une certaine correspondance dans la théorie scientifique de l’émergence, qui suscite des problématiques semblables. On appelle propriétés émergentes des caractères d’un système complexe que ne possède aucun des composants du système pris isolément. Par exemple, les propriétés géométriques du triangle sont émergentes par rapport à celles de trois points. Autre exemple, la propriété désaltérante de la molécule d’eau est dite émergente car elle n’est pas vérifiée pour les atomes d’hydrogène et d’oxygène qui la composent[15]. Il semble dès lors pertinent d’affirmer que les propriétés chimiques sont émergentes par rapport aux propriétés physiques, ainsi que les propriétés biologiques le sont par rapport aux chimiques[16].

Les propriétés émergentes suscitent un débat d’ordre métaphysique en sciences du vivant[17]. Sont-elles dépendantes des propriétés des éléments de base, ou sont-elles réellement émergentes, c’est-à-dire nouvelles, non corrélables aux propriétés des composants de base du système[18]. Il en va de l’intelligibilité du réel. Soit l’émergence est une illusion liée à notre manque de connaissance exhaustive des propriétés des composants d’un système, soit les propriétés systémiques sont réellement nouvelles et non compréhensibles à partir des niveaux inférieurs. Certains scientifiques critiquent d’ailleurs cette dernière interprétation ontologique de l’émergence en y voyant une forme secrète d’essentialisme contraire à l’esprit scientifique[19].

Que faut-il en conclure ? À l’intérieur des sciences empiriques, le débat au sujet de la nature épistémologique ou ontologique de l’émergence rejoint d’une certaine manière le débat au sujet de la thèse essentialiste de Tillich, lequel serait sans doute partisan d’une lecture ontologique de l’émergence. Il faut toutefois remarquer que le concept d’émergence n’est pas équivalent à celui d’essence multidimensionnelle de Tillich. La théorie de l’émergence ne concerne que des propriétés et non de nouvelles réalités ontologiques. Elle se prête mal à expliquer l’apparition de la conscience et ne parvient plus du tout à rendre compte de la dimension de l’esprit. Je serais donc porté à supposer que la métaphore de «dimension» telle que Tillich la conçoit est plus appropriée pour décrire l’irruption du psychisme et de l’esprit, tandis que la métaphore émergentiste de «niveau» systémique rend compte plus adéquatement de la complexité à l’intérieur de la dimension physique, chimique et biologique. On peut ainsi définir que l’objectif des sciences empiriques consiste à repérer des interactions causales au sein de l’imbrication dynamique des niveaux subatomique, atomique, moléculaire, cellulaire, histologique, anatomique, et au sein des dimensions physique-chimique-biologique, psychique, spirituelle et historique qui échelonnent la complexité de l’être humain.

2.3 Les interactions causales entre les dimensions de la vie selon Tillich

Comment Tillich envisage-t-il ces interactions entre les dimensions essentielles de l’être humain ? Commençons par observer que plus une théorisation accentue les relations inter-dimensionnelles, plus la notion même de «dimension» s’en trouve fragilisée. Avec son concept d’«unité multidimensionnelle de la vie», Tillich tente d’établir un équilibre entre les poids respectifs qu’il attribue à l’unité de la vie et à la multiplicité de ses dimensions.

De mon point de vue, dans l’ensemble du tome IV de la Théologie systématique, Tillich décrit davantage une juxtaposition qu’une interaction des dimensions de l’être humain. Si sa théorisation établit bien un cadre formel permettant de penser les interactions causales entre les dimensions, Tillich ne leur accorde pas une grande importance et les développe relativement peu. Il explicite peu d’interactions ou de véritables dépendances causales entre des phénomènes appartenant à des dimensions différentes[20]. Il dit peu de choses de la manière dont les processus neurochimiques sont corrélés aux expériences psychiques et de la façon dont la psychologie influence la religiosité. Une fois atteinte la dimension de l’esprit[21], Tillich n’opère plus que des retours anecdotiques aux dimensions précédentes. Cette évaluation, qui décrit une tendance générale, est pourtant excessive et souffre de plusieurs exceptions. Nous mentionnons ci-après les deux exemples des conceptions de l’«amour» et de la «maladie» où Tillich fait intervenir de fortes corrélations entre les dimensions.

Il est ambigu de déterminer si l’«amour» appartient à la seule dimension de l’esprit. Tillich le définit à la fois comme le contenu de l’impératif kantien et comme une manifestation de la Présence Spirituelle, tout en ajoutant que l’amour «s’enracine au plus profond du cœur de la vie elle-même», au point que «l’amour est le « sang » de la vie»[22]. Son approche n’est donc pas entièrement incompatible avec les explications biologiques de la morale. Cependant, il s’agit ici davantage d’une imprégnation conjointe des diverses dimensions juxtaposées par la catégorie de l’«amour» que d’une véritable causalité inter-dimensionnelle.

La thématique qui offre la plus grande proximité avec une causalité entre les dimensions est celle de la maladie, que Tillich décrit à la fin du tome IV comme «une désintégration de la centricité sous toutes les dimensions de la vie»[23]. Il souligne dans ce passage que «l’unité multidimensionnelle de la vie est très remarquable dans le domaine de la santé, de la maladie et de la guérison»[24]. Cette conception très large de la maladie, qui en vient quasiment à identifier guérison et salut[25], pourrait prendre des accents holistiques si Tillich n’en limitait pas la portée : «Les différentes dimensions qui constituent l’être humain ne sont pas seulement unies, elles sont aussi distinctes et susceptibles d’être affectées ou de réagir dans une relative indépendance. Certes, il n’existe pas d’indépendance absolue dans la dynamique des différentes dimensions, mais il n’existe pas non plus de dépendance absolue»[26]. Cette notion de «dépendance» s’approchant de celle de causalité des sciences empiriques, ce passage a le mérite de clarifier la conception que Tillich se fait de l’interactivité des dimensions.

D’autres passages permettent de préciser la nature des rapports de causalité que Tillich envisage entre les différentes dimensions de l’être. Au concept de causalité, dont il juge l’emploi trop mécaniste au-delà des dimensions matérielles, Tillich préfère les notions plus systémiques d’«enracinement», comme dans le passage précité au sujet de l’«amour», et de «pénétration», comme dans le passage suivant : «Le centre psychologique, le sujet de la conscience de soi, pénètre dans le domaine de la vie animale supérieure comme un ensemble équilibré, dépendant organiquement ou spontanément (mais jamais mécaniquement) de la situation globale»[27]. L’«enracinement» et la «pénétration» sont des conceptions des relations de «dépendance» plus floues que celle de causalité[28]. Elles garantissent un degré de liberté plus élevé aux éléments sur lesquels agissent les causes que n’en possèdent de simples effets entièrement déterminés. Du coup, leur imprécision risque de ne pas convenir aux sciences empiriques, qui cherchent à établir des rapports de causalité plus nets entre les divers niveaux d’émergence.

Dans le tome IV de la Théologie systématique, Tillich amorce d’ailleurs une théorie de la variation des propriétés des catégories (temps, espace, causalité, substance, etc.) en fonction des dimensions au sein desquelles elles s’appliquent : «Ces catégories changent de caractéristiques sous la prédominance de chaque dimension»[29]. Afin d’y inclure la dimension historique[30], il ne développe complètement cette théorie que dans le tome V, où il montre que «la causalité organique s’effectue à travers un tout centré» [31] et non entre des éléments singuliers du système considérés isolément. La stricte causalité physique ne peut donc pas s’appliquer dans les dimensions psychiques, spirituels et historiques[32], ce qui constitue un des arguments les plus solides en faveur de l’existence des dimensions anthropologiques, à l’encontre de «toutes les formes d’ontologie réductionniste, qu’elles soient naturalistes ou idéalistes»[33].

2.4 Le repérage empirique des traits distinctifs de l’esprit

Malgré leur pertinence, les critères d’ordre théorique que nous venons d’évoquer ne sont pas suffisants pour justifier l’existence d’une dimension de l’esprit distincte des dimensions qui la précèdent «dans l’ordre des conditionnements»[34]. La dimension de l’esprit n’étant pas repérable en tant que telle, il est nécessaire d’en rechercher les marques tangibles[35]. Tillich est donc amené à définir les domaines empiriques qui distinguent irrémédiablement son actualisation. À ce titre, il mentionne notamment le langage symbolique, la morale, la culture, la religion, la technique et l’esthétique. Ces thématiques occupent la majeure partie du tome IV de la Théologie systématique. Tillich cherche conjointement à rendre ces domaines spirituels représentatifs de ce qui distingue l’humain de l’animal : «Cette même lutte des dimensions provoqua à la fin une séparation nette entre les êtres doués de langage et ceux qui ne le sont pas»[36]. À plusieurs reprises, il précise que la dimension de l’esprit est le propre de l’homme[37].

Or, la possibilité d’isoler sans ambiguïté ces marqueurs de l’esprit est fortement compromise aujourd’hui. Dans son livre «Les origines animales de la culture», l’éthologue Dominique Lestel s’emploie à monter que non seulement le langage[38], mais bon nombre de propriétés apparentes réservées habituellement à l’esprit humain, comme la technicité, l’apprentissage, la transmission culturelle, la réflexion, le sens esthétique, l’amitié, l’individualité, etc. sont présentes de façon inchoative dans le monde animal[39]. Quel que soit le caractère excessif de ces tentatives d’humanisation de l’animal ou de naturalisation de l’homme, elles rendent la définition des caractères distinctifs de l’esprit de plus en plus subtile et spéculative[40].

Tout un courant intellectuel de naturalisation de l’esprit va actuellement dans ce sens[41]. Sur le plan politique, la mouvance écologique, en soulignant l’impact du milieu naturel sur le bien-être de l’homme, dénonce l’anthropocentrisme des philosophies de l’esprit. Les neurosciences, en postulant que tout phénomène mental a son pendant neurologique, interrogent d’une autre manière les revendications d’autonomie de l’esprit.

En définitive, si nous posons la question suivante, décisive pour notre propos – Les caractères observables propres à la dimension de l’esprit, telle que Tillich les définit, sont-ils, et dans quelle mesure, déterminés ou influencés par des processus relevant de dimensions précédentes, ou interactifs avec ces dimensions ? – il nous faut indéniablement accorder au moins une part de réponse positive à cette question. Il s’ensuit que les incursions des sciences empiriques dans l’explication de phénomènes de l’esprit que sont le langage, la morale et la religion revêtent une part de pertinence et ne sont donc pas dénuées d’intérêt, malgré leur caractère souvent perçu comme antithéologique et excessivement réductionniste.

2.5 L’irréductibilité de la dimension de l’esprit à ses contenus psychiques

Etant donné que les phénomènes de l’esprit s’immiscent en profondeur dans les strates subalternes de la réalité humaine, peut-on encore raisonnablement parler d’une dimension de l’esprit ? L’affirmation de l’existence de cette dimension n’est-elle pas un simple postulat métaphysique permettant de garantir l’humanité de l’homme ? Il faut reconnaître que les arguments les plus convaincants de Tillich en faveur de la dimension de l’esprit ne sont pas de nature empirique, mais de nature existentielle, philosophique et théologique.

En vue de garantir l’humanité de l’homme, l’empirisme ne peut pas être exhaustif. La thèse tillichienne de la dimension essentielle de l’esprit demeure nécessaire pour garantir la liberté de la conscience vis-à-vis de l’ensemble des contenus de pensée et des influences psychiques qui investissent son univers. Son noyau kantien, la transcendance du soi-centré par rapport à l’ensemble des contenus psychiques, demeure l’argument le plus solide en sa faveur : «La transcendance du centre sur les contenus psychiques rend possible l’acte cognitif, et cet acte est une manifestation de l’esprit»[42]. Liberté signifie indétermination causale et donc découplage de l’esprit par rapport aux dimensions précédentes. Dans un système théologique, cette thèse a toute sa pertinence mais il convient de noter qu’elle n’a rien d’empirique. Elle signifie que l’homme n’est pas une machine biopsychique, mais un être libre. Si elle permet, selon Tillich, de fonder des phénomènes de l’esprit comme le langage, la morale ou la religion, son principe est purement formel. Tillich reconnait que les contenus sur lesquels opère l’esprit demeurent matériels ou psychiques[43]. Il s’agit, selon les sciences expérimentales, d’un postulat normatif et structurant qui demeure indémontrable. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la dimension de l’esprit ne puisse être démontrée. Il est toujours possible de rechercher une cause antécédente à des phénomènes qui prétendent s’autodéterminer. Le débat entre les sciences empiriques et la philosophie de l’esprit est donc sans fin, car il ne s’épuise qu’asymptotiquement dans le partage infiniment subtil entre l’influence biopsychique et la liberté au sein de la conscience humaine.

3. Approche diachronique : Finalisme essentialiste ou contingence évolutionniste de la vie

Nous l’avons souligné au début de cet article, l’indéniable génie de Tillich consiste à avoir saturé sa philosophie essentialiste de la vie de considérations relevant des sciences empiriques. L’actualisation de l’essence correspond au développement cosmique, géologique, biologique, psychique, spirituel et historique de l’univers et de la vie. Tillich entend réaliser ainsi une synthèse des principales données des sciences empiriques modernes et de la théologie. Notre questionnement consiste à déterminer dans quelle mesure cette synthèse satisfait aux principes épistémiques des sciences empiriques.

3.1 Hasard et providence

Tillich précise que les principales dimensions apparaissent dans la réalité lorsqu’une «constellation de facteurs» nécessaires à leur actualisation est réunie de façon contingente dans la dimension précédente : «Il est vraisemblable que la lutte des dimensions s’est longtemps prolongée […], jusqu’à ce que les conditions soient réunies du saut (leap) qui a provoqué la prédominance de la dimension de l’esprit»[44]. La théorisation est donc double, essentialiste d’une part, évolutionniste et émergentiste d’autre part. Des causes contingentes et une rupture ontologique («un saut») sont à la fois nécessaires pour actualiser une nouvelle dimension de la vie, laquelle émerge progressivement et conflictuellement de son contexte antécédent. L’ensemble des dimensions de la vie n’est actualisé qu’en l’être humain.

Théoriquement, il faut reconnaître qu’il est problématique d’articuler le concept métaphysique d’actualisation de l’essence avec les principes épistémiques entièrement immanents des sciences empiriques que sont l’enchaînement causal et la contingence des événements. Tillich explicite lui-même cette difficulté dans le passage suivant : «La question n’est pas de savoir comment ces conditions sont fournies ; c’est une affaire d’interaction entre la liberté et le destin sous la conduite créatrice de Dieu, autrement dit, une affaire relevant de la providence divine. La question consiste à comprendre comment l’actualisation de potentiel découle d’une constellation de conditions»[45].

Cette tension entre le conditionnement naturel et la providence divine est simplement posée et assumée dans le système de Tillich, mais elle demeure rationnellement irrésolue. Du côté théologique, un finalisme providentiel entraine les processus cosmiques par lesquels une essence préétablie actualise progressivement ses diverses dimensions dans l’existence ambigüe. Le concept d’essence multidimensionnelle de la vie est pour Tillich une manière indirecte, moins conflictuelle, de dire l’orientation providentielle de l’évolution biologique vers l’esprit humain. Du côté des sciences empiriques, aucune essence prédéfinie ne s’actualise, mais des constellations purement contingentes d’événements créent les conditions d’émergence de nouvelles dimensions de l’être. Comment l’indéterminisme scientifique et le finalisme théologique se combinent-ils ? Dans la théorisation de Tillich, le hasard évolutionniste et la contingence de l’histoire semblent conduire nécessairement à l’actualisation successive des différentes dimensions de la vie, comme si au travers d’une infinité d’options possibles de détail, un plan d’ensemble devait de toute manière s’accomplir.

3.2 Définitions physique, biologique et théologique de la vie

Nous pouvons résumer l’ensemble de notre propos en observant que la différence profonde et simple, qui distingue le système tillichien des sciences empiriques réside dans la définition même de la vie. L’essentialisme de Tillich confère à la vie une orientation intrinsèque vers l’esprit et le divin que la physique et la biologie évolutionniste ne lui reconnaissent pas : «La vie graduellement se libère d’elle-même de l’esclavage total de sa propre finitude. Elle tend dans la direction verticale vers l’être ultime et infini»[46]. Cette orientation de la vie vers ce qui excède la matérialité est liée au fait que «les critères de la vie dans la dimension de l’esprit sont implicitement présents dans la vie elle-même»[47]. Une telle conception philosophique est typique du vitalisme du début du XXe siècle et se trouve également chez Georg Simmel[48]. La vie y est définie au moyen du principe dynamique d’auto-transcendance. Elle est un concept abstrait désignant un objet métaphysique capable d’évoluer du matériel vers le psychique puis le spirituel tout en demeurant lui-même. Une telle définition diffère considérablement de la définition biologique, qui est organique et non métaphysique : La vie se manifeste empiriquement par un dynamisme moléculaire complexe organisé en cellules susceptibles de manifester des fonctions actives de conservation et de reproduction[49].

La définition scientifique de la vie ne nécessite aucune spécification spiritualiste ou finaliste. Selon le paradigme darwinien, l’évolution n’est pas du tout une orientation de la vie vers l’esprit ou vers le divin. À vrai dire, la vie n’aspire à rien ou si elle aspire à quelque chose, ce n’est pas cette aspiration qui dicte son évolution. L’évolution est suscitée par le contexte. Une sélection exogène s’opère sur les gènes, les individus et les groupes en favorisant les plus compétitifs entre eux et les mieux adaptés au milieu. Pour expliquer l’apparition du mental, le néo-darwinisme ne recourt pas à une tendance intrinsèque de type spiritualiste, mais à l’avantage reproductif des êtres dont le système nerveux permet l’adaptation la plus efficace à leur environnement. Les phénomènes de l’esprit s’expliquent par des déterminismes sélectifs, ils répondent à des besoins remontant des dimensions antérieures. Les théories évolutionnistes cherchent à montrer comment les dispositions culturelles, morales ou religieuses ont été sélectionnées génétiquement parce qu’elles favorisent ou défavorisent la survie des individus et le développement des groupes et des civilisations[50].

Selon cette perspective, la lignée évolutive aboutissant à l’être humain ne doit pas être considérée comme biologiquement plus décisive ou centrale que les autres. Ce qui, d’un point de vue théologique, relève d’une élection, à savoir de la reconnaissance d’une spécificité foncière conférée par décret, ne peut, d’un point de vue biologique, relever que d’une sélection, à savoir d’un processus arbitraire d’élimination ou de préservation d’individus, de groupes ou d’espèces en fonction de critères de viabilité. D’un point de vue biologique, la lignée des hominidés n’est qu’une branche parmi d’autres s’étant spécialisée différemment[51].

Un constat semblable peut être établi à propos de la définition physique de la vie. Cette dernière ne constitue en aucune manière une entorse aux lois de la nature. Le dynamisme vital apparent a longtemps semblé contredire le troisième principe de la thermodynamique, qui postule l’augmentation de l’entropie dans un système autonome. Certains chercheurs avançaient la nécessité de recourir à un principe essentialiste, de type vitaliste, pour expliquer la vie, jusqu’à ce qu’au milieu du XXe siècle, Ilya Prigogine résolve la question en décrivant la vie comme une forme particulière de système dissipatif d’énergie[52]. Comme un cyclone dissipant la chaleur de l’océan, la vie parvient à se structurer en augmentant l’entropie globale du système. Les processus vivants ne contreviennent donc en rien aux lois générales de la physique.

Or, que sont les structures dissipatives d’énergie et la sélection évolutionniste des mutations génétiques, sinon des cas particuliers d’une théorie plus générale de l’apparition spontanée de l’ordre à partir du chaos. Nous retrouvons donc au final la théorie de l’émergence et sa difficulté, que nous avons déjà signalée, à rendre compte des dimensions de la vie au sein desquelles apparaissent des propriétés comme la pensée, le langage, la morale et la religion. Ces dernières sont en effet difficilement explicables par la seule augmentation de la complexité et nécessitent le recours à des principes centrés comme la conscience, l’esprit et le divin.

3.3 Angoisse du néant et finalité théologique

Il convient au final de relever que les sciences empiriques, en recourant à ce type d’explication «bottom-up» de la complexité, se montrent incapables de surmonter la radicale contingence de la vie. Tant les ruptures de symétrie à l’origine des systèmes dissipatifs que les mutations génétiques sont des phénomènes aléatoires dénués de toute intentionnalité.

Leur vision de la vie ne peut être que désespérante du point de vue de la théologie. Quelle que soit leur part de pertinence dans l’explication des phénomènes de l’esprit, ces herméneutiques matérialistes confrontent l’existence humaine à l’angoisse du néant et ne sont pas en mesure de lui apporter d’autre solution que la reconnaissance de notre insurpassable finitude. Le postulat essentialiste d’une dimension de l’esprit trouve ici une de ses justifications les plus profondes. Lui seul permet de vaincre le non-sens de la contingence, soit au moyen d’une «essence», soit au moyen d’une «Présence» spirituelle, soit des deux à la fois comme le suppose Tillich.

Conclusions

Les propos de cet article appellent une triple conclusion. Premièrement, le canevas épistémique de la dimension de l’esprit, irréductible sous certains aspects comme nous l’avons vu, n’est pas éclairant à tous égards. L’essentialisme tillichien peut aussi masquer la pertinence d’autres explications plus empiriques des phénomènes de l’esprit, soulignant leurs liens avec leurs substrats biologique et psychique. Jamais l’empirisme ou l’essentialisme ne pourront l’emporter définitivement l’un sur l’autre. Leur prédominance prend la forme de variables flottantes à mesurer de cas en cas. Tillich le suggère lui-même au travers de sa théorisation conciliant les deux herméneutiques. Il est indéniable que les sciences empiriques exercent une forte influence sur les représentations contemporaines de l’homme et sur les rapports entre la vie biologique et spirituelle. Elles tendent à en fluidifier les frontières, ce qui indispose parfois les théologiens. Les accusations de réductionnisme que ces derniers profèrent envers les sciences empiriques ne les privent pas à mon sens de toute leur pertinence. Les explications évolutionnistes ou psychologiques des phénomènes de l’esprit sont instructives malgré leur tendance antithéologique. Elles permettent de filtrer ce qu’il y a d’excessivement spiritualiste dans les interprétations théologiques de la réalité humaine.

Deuxièmement, il convient de relever que malgré le caractère inclusif du système de Tillich et sa grande ouverture aux sciences empiriques, d’importantes tensions subsistent entre ce système et la Weltanschauung des sciences expérimentales. Tillich offre même une vision du monde qui leur est étonnamment opposée. Son système théologique présente une anthropologie où prédomine la liberté de l’esprit, néanmoins inscrite dans une cosmologie finaliste selon laquelle le monde, la vie, et l’histoire de l’humanité préfigurent la réalisation du Règne de Dieu. Chez Tillich, le déterminisme du monde englobe la liberté de l’individu, alors que les sciences empiriques présentent une configuration inverse. Dans la mesure où elles recherchent les causes naturelles des phénomènes spirituels, leur anthropologie est plutôt déterministe, alors que par opposition à toute forme de finalisme théologique, leur cosmologie est plutôt indéterministe. Le développement de la vie, selon leurs paradigmes épistémiques, ne poursuit aucun but préétabli. Il n’est pas exclu, cependant, que ces sciences empiriques ne soient à leur tour tentées de développer spéculativement des visions déterministes de l’univers. Nous constatons donc que tout en intégrant certaines données fournies par les sciences empiriques dans son système, Tillich n’en réoriente pas moins en profondeur les paradigmes épistémiques, conférant de la sorte une autre signification à ces données.

Troisièmement, la constatation de ces tensions fécondes entre diverses compréhensions du réel me conduit à proposer une lecture herméneutique du système ontologique de Tillich. Les différentes dimensions de la vie qu’il articule correspondent à des représentations complémentaires de l’existence, et les ambiguïtés qu’il repère entre les dimensions ne sont autres que les tensions épistémiques entre les divers paradigmes de la recherche physique, biologique, psychologique, philosophique, théologique et historique. L’unification des savoirs en une «ontologie multidimensionnelle» demeure l’horizon structurant, jamais atteint – mais aussi à ne jamais atteindre – de la connaissance humaine.

[1] L’étude des rapports des concepts tillichiens d’essence non ambigüe et d’existence ambiguë avec les concepts chrétiens de «création» et de «chute» trouverait ici sa place mais dépasse le cadre de cet article.

[2] Paul Tillich, Théologie systématique IV. La vie et l’Esprit, Genève, Labor et Fides, 1991, 14.

[3] À titre d’exemple : Douglas J. Futuyma, Evolution. Das Original mit Übersetzungshilfen, München, Elsevier GmbH, Spektrum Akademischer Verlag, 20051, 2007, 4 : «Plato’s philosophy of essentialism became incorporated into Western philosophy largely through Aristotle, who developed Plato’s concept of immutable essences into the notion that species have fixed properties.»

[4] Tillich souligne par ailleurs l’étroite dépendance du concept théologique d’«Esprit» par rapport au concept anthropologique d’«esprit» : « On ne peut savoir ce qu’ »Esprit » signifie sans savoir ce que signifie esprit avec un « e » minuscule.» Paul Tillich, Théologie systématique IV, 26.

[5] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 16.

[6] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 17.

[7] Ibid., 18.

[8] Encore faut-il préciser qu’en français, une confusion est entretenue par le fait que «dimension» peut parfois signifier «niveau» au sens d’«échelle de grandeur» (dimension ou niveau atomique, cellulaire, planétaire, etc.).

[9] Paul Tillich, Dynamique de la foi, Québec-Genève, Les Presses de l’Université Laval-Labor et Fides, 2012, 84.

[10] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 16.

[11] Ibid., 18.

[12] Ibid., 20.

[13] Ibid., 35-37.

[14] Par exemple, si nous analysons au niveau psychique une situation de contrainte exigeant une réponse rapide de l’organisme, nous observons un état de stress. Si nous analysons la même situation au niveau biochimique, nous observons une production d’adrénaline. Les interférences entre ces niveaux ou dimensions psychique et biochimique soulignent leur étroite interdépendance.

[15] Exemple dans le domaine technique : Alors qu’un véhicule se déplace rapidement sur une route, aucun de ses composants considéré isolément n’en est capable.

[16] Dans l’exemple de la note 14, il semble par contre inapproprié d’affirmer que le stress est une propriété émergente de l’adrénaline et du cerveau, car le stress ne se situe pas à un niveau de complexité supérieur aux échelons biochimique et neurologique, mais plutôt dans une autre «dimension» au sens de Tillich.

[17] Voir par exemple Jean-Nicolas Tournier, Le vivant Décodé. Quelle nouvelle définition donner à la vie ?, Les Ulis, EDP Sciences, 2005, 109-135 (Chap. 7. L’origine de la vie: Quelle problématique pour l’émergence ?) ; Christian Sachse, Philosophie de la biologie. Enjeux et perspectives, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011, 129-139 (Chap. 11. Les propriétés biologiques et leurs bases physiques) ; Michael Esfeld, Philosophie des sciences. Une introduction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 20092, 207-241 (Partie III. La métaphysique de la nature et l’épistémologie des sciences : l’unité du monde et l’unité des sciences) ; et pour une approche introductive : Revue Sciences et Avenir, Hors-série No 143, L’énigme de l’émergence. Comment comprendre l’apparition spontanée de formes naturelles sans invoquer un ordre caché ou une force occulte ?, Paris, Juillet-Août 2005.

[18] L’enjeu peut être formulé ainsi : À supposer que l’on puisse connaître l’ensemble des propriétés des composants d’un système, peut-on en déduire l’ensemble des propriétés de ce système ? Ou au contraire, certaines de ces propriétés du système global, dites «émergentes», ne sont-elles pas déductibles de celles des composants du système ? En d’autres termes, l’ensemble des composants est-il plus que leur somme ? La thèse émergentiste, qui suppose la non-déductibilité de certaines propriétés du système, s’oppose à la thèse réductionniste.

[19] Michel Blay, Un bien mol oreiller, in : Revue Sciences et Avenir, Hors-série No 143, L’énigme de l’émergence, Paris, Juillet-Août 2005, 83 : «derrière l’idée d’émergence se cache une théologie.»

[20] Ce constat d’absence est par nature difficile à étayer à partir de citations des textes (elles font défaut).

[21] Aux environs de la page 65 de l’édition française.

[22] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 148.

[23] Ibid., 300.

[24] Ibid., 300.

[25] «La santé au sens ultime du mot – la santé identique au salut – est la vie dans la foi et dans l’amour» : Paul Tillich, Théologie systématique IV, 303.

[26] Ibid., 300. Le passage se prolonge par cet exemple : «Une blessure corporelle très localisée (par exemple, une coupure à un doigt) exerce toujours un effet sur la dynamique biologique et psychologique de la personne toute entière, même si elle ne la rend pas totalement malade et si son traitement est limité (par exemple, à une intervention de petite chirurgie). La notion d’«effet exercé» ici employée traduit précisément la causalité.

[27] Ibid., 31.

[28] La conception tillichienne du divin comme «profondeur de l’être» participe de cette même expression romantique de rapports de causalité souple entre éléments étroitement conjoints.

[29] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 21.

[30] Paul Tillich, Théologie systématique V, L’histoire et le Royaume de Dieu, Québec-Paris-Genève, Presses de l’Université Laval-Cerf-Labor et Fides, 2009, 35.

[31] Ibid., 48.

[32] «Il n’existe pas une relation quantitativement mesurable entre un stimulus et la réponse qu’il reçoit dans une conscience de soi centrée. Ici également, la cause externe agit à travers l’ensemble psychologique qui évolue d’un état à l’autre sous l’impact déclencheur, ce qui n’exclut pas la validité de l’élément calculable dans les processus d’association, de réaction et autres ; mais ces processus se produisent à l’intérieur d’un cercle où le centre individuel de conscience de soi limite cette calculabilité. La causalité organique et psychologique agit dans un soi centré qui est une substance individuelle avec une identité définie. […] Si dans la dimension de la conscience de soi la substance enferme à l’intérieur d’elle-même la causalité, dans la dimension de l’esprit la causalité brise cet enfermement. La causalité doit participer à la qualité de l’esprit pour être créative» : Paul Tillich, Théologie systématique V, 48-49. La calculabilité de la causalité est limitée par la centration organique, la conscience de soi et la créativité de l’esprit.

[33] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 21.

[34] Ibid., 29.

[35] Rappelons que la conscience de soi n’est pas chez Tillich la marque de la dimension de l’esprit mais celle de la dimension psychique : «Sous certaines conditions, la dimension de la conscience, ou le domaine du psychisme, actualise en son sein une autre dimension, celle de la personne-communauté, qu’on appelle encore la dimension de l’ »esprit »», Paul Tillich, Théologie systématique IV, 24.

[36] Ibid., 30.

[37] Ibid., 24, 25, 42, etc.

[38] Des exemples très frappants de langage symbolique apparaissent chez les hyménoptères sociaux. Les abeilles exécutent une danse complexe dont l’orientation indique la direction du pollen par rapport au soleil.

[39] Dominique Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001. Texte représentatif, en p. 294 : «Le phénomène culturel est intrinsèque au vivant, et les médiations de l’action, du jeu, de l’enfance, de l’expressivité corporelle et de l’individuation en sont les précurseurs essentiels».

[40] Par exemple, si on définit la culture comme une transmission intergénérationnelle extra-génétique d’information, il devient impossible de démontrer qu’elle n’existe pas dans le règne animal, plusieurs espèces transmettant à leur progéniture une série de gestes coutumiers ou techniques par imitation ou par éducation.

[41] Parmi ses représentants majeurs, l’anthropologue français Philippe Descola (notamment : Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005).

[42] Paul Tillich, Théologie systématique IV, 31.

[43] Ibid., 32 : «Une grande quantité de matériels est présente dans le centre psychologique : des instincts, des tendances, des désirs, […], des relations à autrui, des conditionnements sociaux. Mais l’acte moral n’est pas la diagonale sur laquelle tous ces vecteurs se délimitent réciproquement […] ; c’est le soi centré qui s’auto-actualise en tant que soi en distinguant, séparant, rejetant, sélectionnant, organisant ses éléments, et en faisant ainsi, il transcende ses éléments».

[44] Ibid., 30. Paul Tillich, Systematic Theology. Life and the Spirit. History and the Kingdom of God, London, XPRESS REPRINTS, 1997, 26.

[45] Ibid., 29.

[46] Ibid., 97.

[47] Ibid., 34.

[48] Georg Simmel, «Die Transzendenz des Lebens», in : Georg Simmel, «Lebensanschauung. Vier metaphysische Kapitel», Gesamtausgabe. Band 16 (Herausgegeben von Gregor Fitzi und Otthein Rammstedt), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999, 212-235. En l’absence de traduction française, traduction italienne : Georg Simmel, «La transcendenza della vita», in : Georg Simmel, Intuizione della vita. Quattro capitoli metafisici, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane (Filosofia e città, Sezione Testi 4), 1997, 1-21.

[49] On trouve une définition semblable dans Jean-Nicolas Tournier, Le vivant Décodé. Quelle nouvelle définition donner à la vie ?, Les Ulis, EDP Sciences, 2005, 58 : «La vie est un système cellulaire ou un ensemble de systèmes cellulaires auto-entretenus dans un état hors de l’équilibre thermodynamique.»

[50] La théorie de la «sélection de parentèle» développée par William Donald Hamilton et reprise par Richard Dawkins dans son bestseller (Richard Dawkins, Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 19761, 2003) montre comment les comportements altruistes (et notamment l’attitude sacrificielle des hyménoptères sociaux) s’expliquent génétiquement par l’avantage que de tels comportements procurent aux proches parents, favorisant l’expansion des gènes codant pour l’altruisme au détriment de certains de leurs porteurs.

[51] Il y a sur terre bien plus d’espèces et de spécimens d’invertébrés qu’il n’y en a de vertébrés et d’humains, d’où la citation provocatrice attribuée à John Haldane : «Dieu, s’il existe, a un penchant démesuré pour les coléoptères».

[52] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, 1979, notamment p. 201-237 : «Les trois stades de la thermodynamique».

Article publié dans Marc Dumas, Jean Richard, Bryan Wagoner (Eds.), Les ambiguïtés de la vie selon Paul Tillich. Travaux issus du XXIe colloque international de l’association Paul Tillich d’expression française. Berlin/Boston, Walter de Gruyter GmbH, 2017. Article issu d’une contribution au colloque français-anglais de l’APTEF (Association Paul Tillich d’expression française) à Sherbrooke (Québec), du 10 au 13 août 2015, sur le thème «Les ambiguïtés de la vie chez Paul Tillich».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.