Le bonheur selon Jésus et Bouddha

En Occident règne depuis plusieurs décennies un esprit de globalisation planétaire que l’on nomme «postmodernité». La culture moderne se mélange aux autres cultures. Le piédestal des Eglises est ébranlé. Les Occidentaux naviguent entre deux approches à la fois complémentaires et très différentes du bonheur: celle de l’héritage chrétien et celles des religions orientales, en particulier du bouddhisme.

Selon le christianisme, le bonheur trouve sa racine la plus profonde dans la relation de l’homme avec Dieu. «Vous me laisserez seul mais je ne suis pas seul, le Père est avec moi» s’exclame Jésus en annonçant le drame de sa mort à ses disciples (Jean 16,32). Il sait que l’amour de ses proches est limité. L’homme peut tout perdre sur terre, y compris ses amis, mais l’amour de Dieu demeure même dans la mort.

Par contre, selon l’hindouisme et le bouddhisme, le bonheur ne peut pas provenir d’une relation avec Dieu, car la divinité n’est pas considérée comme un vis-à-vis, une personne qui aime. Le divin est une unité impersonnelle, une énergie qui englobe tout. Le bonheur ne provient donc pas de l’intimité avec Dieu, mais de la manière dont un homme parvient à se détacher de son égo et à fusionner avec l’univers.

Deux stratégies que tout semble opposer

Le chrétien confie sa vie à son Créateur. Constatant qu’il n’est lui-même pas capable de garantir son bonheur, ni sur terre ni dans la vie future, il «délègue» en quelque sorte son bonheur à Dieu. Ses qualités psychiques sont limitées, il peut commettre des erreurs, il est pécheur. Le bonheur est donc une grâce qu’il reçoit de sa relation avec Dieu. Les événements de la vie peuvent bien l’attrister et le faire souffrir, le chrétien conserve l’amour de Dieu comme une ancre au fond de son âme: «Heureux ceux qui pleurent, dit Jésus, ils seront consolés» (Mt 5,5).

Partant du même constat, la voie du bouddhiste est pour ainsi dire inverse de celle du chrétien. Comme ce dernier, il observe que son bonheur est toujours incertain sur terre. Les désirs de l’homme sont généralement si éloignés de la réalité que le bouddhiste renonce à vouloir les réaliser. Il se détache de la réalité qui n’est à ses yeux qu’une illusion. C’est cela qui le libère. Nul besoin d’espérer en un Dieu, surtout pas! Cela ne pourrait que décevoir nos attentes. L’état du «nirvana» – ce mot signifie à la fois extinction et libération en sanscrit – s’atteint en éteignant tout désir. Être indifférent à ce qui arrive, en bien ou en mal, permet selon le bouddhisme d’obtenir une certaine tranquillité en soi, à défaut d’amener le bonheur. L’esprit «zen», très populaire en Occident, consiste justement en cette paix intérieure qui ne se laisse pas perturber par les agitations du monde.

Le bonheur est fait de relations et de renoncement

Que faut-il conclure de ces deux stratégies ? On peut d’abord énumérer leurs nombreux défauts. La foi en Dieu, si elle est trop naïve, peut effectivement conduire à la déception. On s’imagine qu’en priant Dieu, le bonheur coulera jusqu’à nous comme un ruisseau. Lorsque cette attente ne se réalise pas, c’est la désillusion. Le bouddhisme aussi a ses écueils. Personne ne parvient à renoncer à tout désir. Le «nirvana» n’est donc jamais atteint, même après des milliers de réincarnations! Une branche du bouddhisme (le Grand Véhicule) suppose même que pour aimer son prochain, il est nécessaire de renoncer temporairement au «nirvana». D’autre part, pour diminuer la solitude de ses adeptes, le bouddhisme populaire transforme parfois le Bouddha en un Dieu que l’on peut prier.

En conclusion, il appartient à chaque personne de choisir sa voie. Personnellement, je pense que la relation à Dieu est indispensable car l’être humain a besoin d’un vis-à-vis. Même en tentant de renoncer à tout désir, nous ne supportons pas la solitude face à notre destin. Cela dit, la voie bouddhiste a sa part de pertinence. Elle souligne une vérité que le christianisme affirme également: Sans modérer nos aspirations au bonheur, il nous est impossible de vivre. En voulant à tout prix réaliser tous nos désirs, nous causons du mal aux autres, à nous-mêmes et à l’écosystème planétaire dans son ensemble.

Selon le christianisme, les relations entre les hommes et avec Dieu forment la racine la plus profonde du bonheur. Dans les Ecritures, le récit de la Création culmine dans le mariage et le Règne de Dieu est décrit comme un banquet auquel femmes et hommes sont conviés dans la joie. L’entente mutuelle n’est cependant possible que lorsque nous acceptons d’adapter nos désirs à ceux des autres.

Article paru dans La vie protestante Neuchâtel-Berne-Jura No. 6, juillet-août 2016, dans le cadre du dossier « Le bonheur malgré tout ».

4 réflexions sur « Le bonheur selon Jésus et Bouddha »

  1. Bonjour Gilles,
    il me semble que votre lecture du bouddhisme et du « détachement » qu’il prônerait soit un peu trop influencée par la réception occidentale qui nous colle à la peau depuis le XIXème siècle. (On citera Nietzsche ou Schopenhauer qui n’y voyaient qu’éloge du néant et une autre manière de verser dans le nihilisme et le dégoût de soi charrié par la tradition chrétienne).
    Or, depuis, il y a eu des maîtres bouddhistes, comme Chögyam Trungpa ou Shunryu Suzuki (sans parler de DT Suzuki) qui ont fait un véritable effort de traduction de leur tradition dans nos langues et notre culture. A les lire, eux et des gens comme Fabrice Midal, par exemple, je trouve caricaturale et fausse cette réception qui interprète le bouddhisme comme un détachement de la réalité et sa lecture du monde comme une illusion, voire un nihilisme. C’est que nous faisons du bouddhisme un ensemble d’idées, de dogmes, que nous opposons terme à terme avec nos propres idées ou dogmes.
    Or, si j’ai bien compris ce que j’ai lu, il semble que ce qui est illusion, ce n’est pas le réel lui-même. Avec humour, le Dalaï-Lama le dit dans un de ses livres il me semble: si vous arrivez avec une voiture à toute vitesse dans un arbre, vous aurez du mal. L’arbre est réel.
    Par contre, ce qui est visé par « vacuité » ou « illusion », c’est l’idée que nous nous faisons des choses. Les choses sont ce qu’elles sont, mais notre rapport à elles est faussé par les conceptions que nous en avons, et qui nous empêchent d’en éprouver la réalité. Façon de dire que les mots mêmes mis sur les choses sont pris en tenaille: ils expriment quelque chose de notre rapport avec elles (ce n’est pas du nominalisme), mais ils enferment les choses dans les concepts que nous construisons en en parlant. Et ces concepts, ces abstractions, sont amalgamés entre eux par notre angoisse fondamentale devant la fragilité de l’existence (la souffrance): nous construisons nos attachements sur ces chimères. Et ce faisant, nous constituons une réalité à l’extérieur de nous. Et nous nous construisons nous-mêmes en face de ce qui est chimériques: nous devenons chimériques nous-mêmes !
    Le détachement consiste alors à se détacher des idées sur les choses, mais pas des choses elles-mêmes, car elles sont là, avec nous, d’emblée ! Nous arrivons dans un monde où il y a déjà des choses, des situations, des causes et des conditions qui nous échappent largement.

    Le bonheur, alors, ce n’est pas juste se détacher de tout: c’est goûter cette liberté par rapport aux idées, concepts, raisonnements et même, liberté par rapport à ce que nous nommons notre moi mais que nous construisons sur l’ignorance de ce qui est en vérité. D’où le non-ego, versant « existentiel » de la vacuité.
    Une chose encore: la voie bouddhiste ne se base pas sur ces idées-là que je viens de dire, mais sur la pratique de la méditation assise: c’est cette dernière qui fait voir les choses ainsi, car elle fait entre dans une épreuve de la réalité qui dépasse toute saisie conceptuelle. Le retour au souffle et à la posture est un ancrage dans la réalité et un refus de partir dans les idées. D’ailleurs, on raconte que Bouddha, lorsqu’on lui demandait de donner des preuves de la justesse de son enseignement, touchait le sol, la terre avec la main. Comment dire mieux l’enracinement dans la réalité la plus solide de sa voie ?

    Alors oui, c’est différent de ce que nous expérimentons et pensons comme chrétiens, mais, en retour, ça nous interroge: notre foi n’est pas d’abord une construction mentale, mais une expérience de rencontre de Dieu dans l’humain, Jésus Christ d’abord, et ensuite dans les plus petits de nos frères et soeurs. « Une perception de ce qui vient à se donner, non par effet de pensée ou par contact des choses, mais par une présence humaine » (Bellet, Le messie crucifié, p.74). D’un accueil de ce sans quoi nous ne sombrons dans le chaos.
    C’est donc un bonheur fait d’un accueil de l’autre concret, non d’une accumulation, même d’amour !
    Pour moi, ça ressemble fort à l’expérience de l’assise méditative: là aussi il y a abandon et accueil, il y a rapport à l’Absolu.
    Bon j’arrête ici. Mais c’est important de le dire, sinon on ne comprendra jamais le bouddhisme au niveau de son exigence. Et nous ne nous ferons jamais comprendre d’eux non plus si nous caricaturons leurs positions de cette façon.

  2. Cher Monsieur, merci pour votre intérêt pour cet article.
    Mes études sur le bouddhisme m’ont amené à penser que ce sont les maîtres bouddhistes qui ont fait un « effort de traduction de leur tradition » – comme vous le dites bien – qui ont transformé le bouddhisme originel, qui est plus radical, en le rendant plus conforme aux idées occidentales, c’est-à-dire en affirmant plus objectivement l’existence du monde, qui ne relèverait pas en tant que tel de l’illusion. Et c’est ce bouddhisme-là, occidentalisé, que vous décrivez.
    Deuxièmement, au sujet des dogmes, je pense que c’est une tendance tout-à-fait occidentale, et déformante également, que d’affirmer que le bouddhisme aurait moins de « dogmes » ou de « doctrines » que le christianisme. A mon sens, toute pensée religieuse revient d’une certaine manière à énoncer des « doctrines ». D’ailleurs, ce mot signifie simplement « enseignement ». Mais en Occident, un certain discours sympathisant du bouddhisme occidentalisé a tendance à considérer que le bouddhisme énoncerait un vécu, et le christianisme une doctrine, mais il n’est pas possible de départager ainsi les deux traditions. Je dirais plutôt que le bouddhisme est une des religions au monde (si c’est vraiment une religion ?), dont les doctrines philosophiques, religieuses et spirituelles sont les plus savamment développées.
    Lorsque vous affirmez que « le détachement consiste alors à se détacher des idées sur les choses, mais pas des choses elles-mêmes », vous énoncez une doctrine, même si, étant donné que cette affirmation correspond à votre conviction, vous n’avez peut-être pas l’impression d’énoncer une doctrine. Je ne suis par ailleurs pas certain que cette doctrine soit conforme à une des nombreuses écoles du bouddhisme, car à mon sens, le bouddhisme ne distingue pas les idées des choses si nettement que le fait le rationalisme occidental. Pour le bouddhisme, les choses sont des concrétions (ou agrégats) produites par les idées, et non des éléments entièrement indépendants du soi.
    Dans son introduction au livre « Canone buddhista. Discorsi Brevi » (Torino, UTET, 2004), Pio Filippanti-Ronconi dit ceci : « Le bouddhisme confère à la pensée rationnelle le pouvoir de guider l’homme vers le salut, et [reconnaît] sa validité pour la connaissance d’un monde en soi insubstantiel, mais non moins empiriquement réel ». Il y a peut-être là matière à nous départager, en soutenant que la doctrine bouddhiste du monde se situe quelque part entre nos deux compréhensions. Ce qui est réel pour l’expérience est sans consistance essentielle.
    Avec mes cordiaux messages et mon amitié. Gilles Bourquin.

  3. Bonjour Gilles,

    merci pour votre réponse. Elle pointe qu’en effet, il est difficile de recevoir une pensée autre sans l’exprimer dans son monde à soi et donc se la rendre un peu moins autre.
    A vous lire, je précise mon propos: la vacuité des choses, le non-ego, l’illusion de la réalité dont parlent les bouddhistes, il ne faudrait pas les tirer du côté du nihilisme que nous connaissons.
    Cela dit, je ne défends pas l’idée selon laquelle le bouddhisme n’aurait pas de dogmes et que le christianisme oui. Comme vous, je pense que toute pensée produit des doctrines, à savoir des choses qu’elle tient pour vraies, même si elle les révise selon les situations, les événements et les chocs avec d’autres pensées, ou la réalité.
    Pour finir, les efforts d’un Trungpa, Suzuki, Ricard, Tich Nath Han ou Midal pour « transmettre le Dharma » ne sont pas juste une occidentalisation qui diluerait la radicalité du bouddhisme (pour mieux le vendre, peut-être, pour les plus soupçonneux). Non. Ces gens connaissent les deux mondes et ont saisi avec finesse la différence entre « désir » et « avidité », « vacuité » et « nihilisme ». Leur effort de traduction est remarquable et contribue à une meilleure compréhension.
    Cela dit, les deux voies sont différentes, personne ne le nie.

    Je vous remercie encore de votre réponse. Elle m’aide à penser un peu contre moi-même aussi. Bien à vous et aux vôtres, bon chemin vers Pâques.

  4. Bonjour Jean-Patrice,
    merci à vous également pour cet échange, bonne réflexion en dialogue entre christianisme et bouddhisme, et bon chemin vers Pâques.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.